Melissa Mollen Dupuis est Innue, originaire d’Ekuanitshit sur la Côte-Nord. Depuis maintenant plus de 10 ans, elle est impliquée dans de multiples initiatives communautaires et culturelles, dont le fameux Wapikoni Mobile, au point où son nom et son visage sont maintenant connus par des tas de gens. Avec Idle No More où Melissa est impliquée, c’est un tournant pour les résistances et les revendications autochtones. Comment cela s’est-il mis en place ? Quels ont été les résultats ? Quelles sont les perspectives ?
L’irruption
En 2012, face à la chape de plomb du gouvernement de Stephen Harper, on sent parmi les Autochtones un mélange d’impuissance et de colère. Le but de Harper est d’en finir avec la « question autochtone » et donc de mettre fin aux droits et aux « privilèges » qu’on leur a accordés. Un mégaprojet de loi (C-45) entend supprimer la protection des voies navigables et des terres situées en territoire autochtone dans le but de faciliter le transport du pétrole des sables bitumineux. Quatre femmes autochtones de la Saskatchewan, Nina Wilson, Sheelah McLean, Sylvia McAdam et Jessica Gordon organisent un teach-in pour dire que cela ne passera pas. « Passifs, nous ne le serons plus », d’où l’étiquette Idle No More. Ces femmes expliquent que la souveraineté autochtone est en jeu, car en fin de compte, cette question n’est pas seulement celle des Autochtones, puisque les sables bitumineux menacent la santé publique et la vie de milliers d’espèces vivantes. À la fin de l’année, des Autochtones manifestent en Ontario, en Saskatchewan, en Colombie-Britannique et ailleurs. Elles et ils emploient des moyens originaux qui frappent l’imagination dans les lieux publics. Au même moment, la chef Theresa Spence de la nation Attawapiskat (Ontario) amorce une grève de la faim réclamant une rencontre avec le premier ministre. Au Québec, la communauté algonquine de Lac-Barrière bloque la route 117. La voie de chemin de fer entre Montréal et Toronto est bloquée pour quelques heures, de même que des ponts entre le Canada et les États-Unis. Fait à noter, des manifestations de solidarité ont lieu aux États-Unis, en Europe et en Nouvelle-Zélande. Les médias et le gouvernement fédéral se déchaînent contre ces actions qu’ils qualifient d’illégales et dangereuses, pendant que des personnalités comme les anciens premiers ministres Paul Martin et Joe Clark se disent en accord avec les revendications. Au début de 2013, une manifestation de plusieurs milliers de personnes a lieu devant le Parlement fédéral.
P.B. – Comment expliquer ce coup de tonnerre dans le ciel « paisible » canadien ?
M.M.D. – Il faut d’abord dire que ce mouvement n’est pas tombé du ciel. Tout au long des années 1970, les Autochtones, et notamment les femmes, ont confronté la colonisation dans tous ses aspects, notamment par rapport au traitement inégal et patriarcal qui leur est imposé. Même si Idle No More a été beaucoup plus médiatisé, il a hérité de ces luttes. D’autres initiatives ont eu beaucoup d’impact, comme celle des Defenders of the Land, qui s’étaient démarqués en organisant des manifestations contre le Sommet du G-8 à Toronto en 2010. L’apparition d’Idle No More a pour autant fait résonner la voix des Autochtones qui a été mise de côté pendant des décennies.
P.B. – Comment le mouvement a-t-il réussi à secouer l’opinion publique ?
M.M.D. – Il y a eu une sorte d’alignement des astres, car dans un sens, le gouvernement Harper est devenu un ennemi trop évident. La convergence entre les Autochtones et d’autres secteurs de la population s’est faite presque naturellement ; pensons par exemple aux écologistes. Il faut donner également le crédit aux moyens utilisés : des actions de masse, de résistance civile, non violentes, un peu dans la tradition du mouvement pour les droits civiques aux États-Unis. Je signalerais enfin l’importance des médias sociaux qui nous ont permis de mobiliser et d’informer largement comme jamais auparavant.
P.B. – Comment les structures institutionnelles des Autochtones ont-elles réagi ?
M.M.D. – Au début, on a senti les réticences des chefs de l’Assemblée des Premières Nations (APN). On se faisait dire qu’on était arrogants parce que le titre, Idle No More, suggérait que les Autochtones avaient été passifs, ce que nous ne voulions pas dire. Des personnes d’influence dans l’APN sont cependant rapidement intervenues en faveur de la résistance, notamment Ghislain Picard. Les frictions ont par la suite diminué, surtout lorsqu’il est devenu clair qu’Idle No More n’avait pas la prétention de contester l’autorité de l’APN ou d’être un mouvement concurrent.
P.B. – Qu’est-ce qui a motivé cette orientation ?
M.M.D. – Idle No More est né pour donner la parole aux sans voix, pour libérer la parole citoyenne qui était jusqu’alors enfermée dans un entonnoir. En réalité, nous avons refusé d’être un « mouvement » au sens traditionnel du terme. Nous n’avons pas de structure. Nous n’avons aucun employé, car tout le travail se fait par des bénévoles. Il n’y a même pas d’effectifs établis, même si des milliers de personnes sont inscrites sur notre page Facebook . Le fait d’avoir des co-porte-parole a créé quelques vagues (certains étant contre), mais nous sommes resté-e-s très loin d’une structure traditionnelle où les décisions sont prises par en haut.
P.B. – Quels sont les avantages de ce mode de fonctionnement ?
M.M.D. – Nous ne nous opposons pas aux structures établies qui ont des fonctions diverses, qui existent et qui résistent. Nous agissons au niveau des idées. Nous naviguons à travers les eaux, comme un canot d’écorce, ce qui est inspiré par l’histoire autochtone, où les communautés agissaient sous la gouverne de structures communautaires très ouvertes, peu institutionnalisées. Idle No More est une expression, un lieu de prise de parole, qui ne dépend d’aucune subvention, d’aucune vedette, qui n’attend personne pour prendre la parole.
P.B. – Quels ont été en fin de compte les impacts d’Idle No More ?
M.M.D. – L’initiative a contribué de manière substantielle à éveiller et à radicaliser les esprits, à briser le silence oppressif mis en place par le pouvoir colonial. Ce système avait, jusqu’à un certain point, pénétré nos consciences pour nous rendre impuissants et désespérés. En créant des messages répercutant nos espoirs et nos luttes, nous avons encouragé des tas de communautés à prendre place dans l’espace public. Il ne se passe pratiquement pas une semaine sans que la « question autochtone » ne rebondisse d’une manière ou d’une autre, dans l’opposition aux pipelines en passant par le scandale de la violence contre les femmes. Des actions se multiplient partout, comme celle de la communauté Saukgeeng au Manitoba, qui a réussi à bloquer un gros projet hydroélectrique au départ accepté par le Conseil de bande. Ce nouvel élan, comme on le constate depuis la bataille des Lakotas aux États-Unis, traverse les frontières.
P.B. – Harper n’est plus là et on a un gouvernement qui se prétend du côté des Autochtones. Qu’est-ce que cela a comme impact ?
M.M.D. – On ne peut nier que la Commission de vérité et réconciliation a été considérée comme une victoire parmi les Autochtones. Je reviens à cette réalité qui était notre invisibilité et notre silence. C’est ce qui a été rompu avec cette Commission, ce qui pourrait se poursuivre avec la Commission d’enquête sur la violence contre les femmes que Harper avait refusée en dépit de la disparition et de l’assassinat de centaines de femmes. Maintenant que le gouvernement du Québec s’est impliqué avec sa propre commission dans le sillon du scandale de Val-d’Or, on est convaincus qu’on peut aller plus loin, mais tout cela ne constitue qu’une partie de l’histoire. Le gouvernement Trudeau est encore déterminé à construire les pipelines qui menacent nos territoires. À côté de la carotte, il reste le gros bâton qui veut perpétuer les pratiques coloniales. Nous ne laisserons pas passer cela, y compris lors des commémorations du 150e anniversaire de la Constitution, qui a consolidé notre exclusion et notre dépossession comme peuples.
P.B. – Où s’en va Idle No More maintenant ?
M.M.D. – J’étais encore une jeune adolescente quand les Mohawks ont rouvert le chemin de la résistance en 1990. Ils ont planté les semences. On appelle parfois les jeunes militantes et militants d’aujourd’hui la « génération d’Oka », et donc aujourd’hui, on reprend le flambeau et on continue de semer. Les actions spectaculaires du début comme les blocages des routes continuent, mais en même temps, nous disposons maintenant d’une panoplie de moyens et, de plus en plus, nous sommes écoutés ! On s’est dans une large mesure décloisonnés, notamment avec les étudiantes et les étudiants du mouvement des Carrés rouges et les jeunes d’Occupy qui nous ont beaucoup appris. Nous pouvons travailler étroitement avec la Fédération des femmes du Québec et des tas d’autres mouvements communautaires et syndicaux qui œuvrent sur le logement, la santé et d’autres causes qui nous concernent de manière souvent déterminante. On a mis en place des centres d’initiatives dans plusieurs centres urbains, notamment à Montréal, Québec, Val-d’Or, Joliette, La Tuque, Saguenay , qui répondent aux besoins grandissants des Autochtones qui ont décidé de vivre en dehors des réserves et qui luttent pour développer et mettre de l’avant leur identité autochtone. En luttant avec les non-Autochtones, on prend de la force. On estime que le sentiment général de beaucoup de gens évolue vers une opposition au système colonial qui brime nos droits. Il y a comme l’émergence d’un consensus. Jusqu’où cela va-t-il aller ? Il est trop tôt pour le dire.
Manifeste d’Idle No More
Nous soutenons que :
Les traités sont des ententes d’une nation avec une autre nation, entre les Premières Nations et la Couronne, deux nations souveraines. Les traités sont des ententes qui ne peuvent être altérées ou rompues par une partie des deux nations. L’esprit et le dessein des traités signifiaient que les peuples des Premières Nations partageraient les terres, mais conserveraient leurs droits intrinsèques aux terres et aux ressources. Les Premières Nations ont plutôt vécu une histoire de colonisation ayant comme résultats des titres fonciers échus, une pénurie de ressources et un financement inégalitaire de services tels que l’éducation et l’hébergement.
Nous soutenons que :
Le Canada est devenu une des nations les plus riches du monde par l’exploitation des terres et des ressources. Les entreprises d’exploitation minière et pétrolière, de foresterie et de pêche sont des plus puissantes mondialement grâce au territoire et aux ressources. Quelques-unes des communautés les plus démunies des Premières Nations (telle celle d’Attawapiskat) ont des mines et d’autres développements sur leur territoire, mais n’obtiennent aucune part des profits. L’exploitation des ressources a aussi empoisonné beaucoup de terres et d’eaux – la faune et la flore meurent dans plusieurs régions au Canada. Nous ne pouvons vivre sans la terre et l’eau. Nous possédons des lois gouvernant comment vivre avec la terre qui précèdent ce gouvernement colonial.
Nous soutenons que :
Présentement, le gouvernement tente de passer de nombreuses lois qui faciliteraient l’achat et la vente des territoires réservés par de grandes entreprises qui profiteraient des ressources. Ils promettent de partager cette fois-ci… Pourquoi ces promesses seraient-elles différentes des promesses antérieures ? Nous ne nous en sortirons qu’avec des eaux, des terres et l’air empoisonnés. Il s’agit d’un effort d’enlever notre souveraineté et le droit intrinsèque à la terre et aux ressources des peuples des Premières Nations.
Nous soutenons que :
Il existe de nombreux exemples d’autres pays qui se dirigent vers la durabilité, et nous devons aussi exiger le développement durable. Nous croyons aux communautés saines, justes, équitables et durables, et nous avons une vision et un plan pour comment les bâtir. Joignez-vous à nous pour créer cette vision.
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