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Luttes autochtones : résilience, résistances et solidarités

Elaine Coburn[1],

 Nouveux Cahiers du socialisme, no. 18, AUTOMNE 2017

 

La décolonisation est forcément dérangeante, surtout à travers les lignes de solidarité.

Eve Tuck et K. Wayne Yang[2] 

Selon Eve Tuck (Unangax) et K. Wayne Yang[3], la solidarité avec les mouvements de décolonisation menés par et pour les peuples autochtones n’a rien d’évident. Les relations entre les mouvements socialistes, majoritairement non autochtones, et les mouvements de libération autochtones ne sont pas exemptes de contradictions et de tensions, dues au contexte d’inégalité radicale qui les distingue. Un débat, voire une recherche, se révèle donc nécessaire, afin d’établir de véritables liens entre les deux. C’est de cette exigence que le texte suivant traitera.

Résilience

La dévastation provoquée par le colonialisme est incontestable (comme le soulignent plusieurs articles dans ce numéro des NCS). De ce fait persistent des représentations fausses, même à gauche, d’un pouvoir colonial perçu comme totalisant. À cela est lié un mythe tenace voulant que les peuples autochtones soient voués à la disparition. Même sans aucune intention génocidaire, leur disparition serait inévitable, du fait d’une soi-disant « incompatibilité » entre les Autochtones et une modernité synonyme du colonialisme et du capitalisme occidentaux. En réalité, les mouvements progressistes, sans sous-estimer l’impact des rapports et idéologies racistes, doivent comprendre que la violence coloniale n’épuise pas les expériences des Autochtones ni leurs possibilités politiques, économiques, sociales, culturelles, et spirituelles.

D’emblée, la survie ou la résilience des peuples autochtones sur les terres revendiquées par le Canada et le Québec sont un fait. Selon Margaret Kovach (membre de la nation Pasqua et de l’héritage cri et saulteaux) qui analyse ce qui se passe dans sa propre communauté en Saskatchewan, les Autochtones ne sont pas en déclin :

Les peuples autochtones ne sont pas en train de disparaître, au contraire. Entre 1996 et 2006, la population autochtone a augmenté de 45 %, ce qui contraste avec le taux de croissance de 8 % pour les non-autochtones. D’ici 2045, 33 % de la population de la Saskatchewan sera autochtone[4].

Pour Kovach, cette résilience n’est pas seulement un phénomène démographique. Effectivement, les populations autochtones sont animées par le sens de l’engagement ainsi que par les multiples possibilités qui en découlent, et sont stimulées par leur présence croissante partout au Canada et au Québec. Il faut donc délaisser les mythes et les stéréotypes fréquemment relayés faisant de l’Autochtone un personnage tragique, voire anéanti.

Résistances

Entre-temps, de vibrantes résistances se multiplient un peu partout. Selon la chercheure Rima Wilkes, plus de 500 évènements se sont organisés seulement depuis les années 1980, notamment les nombreuses grèves de la faim, les blocages de routes et les occupations de lieux publics, de même que les rassemblements pour pêcher « illégalement » sur des territoires autochtones devenus des parcs nationaux ou provinciaux ou encore des propriétés privées. Certaines de ces luttes ont marqué le paysage politique, notamment les confrontations emblématiques à Kanehsatake (1990), Ipperwash (1995), Gustafen Lake (1995), Grassy Narrows (2002) et Elsipogtog (2012).

A Kanehsatake, les Kanien’kehaka (les « Mohawks ») ont bloqué la construction d’un terrain de golf sur les terres des Haudenosaunee à un endroit où, traditionnellement, ils enterraient leurs morts, menant à une confrontation violente entre les Kanien’kehaka, la police et l’armée canadienne pendant 78 jours[5]. À Ipperwash, après le refus du gouvernement canadien de rendre les terres de la réserve de Stony Point – occupées par les militaires canadiens depuis la Deuxième Guerre mondiale – les membres de la Première Nation de Stony Point sont entrés dans les bureaux administratifs et, ensuite, se sont installés sur leurs terres ainsi que dans leur territoire au sein du « parc provincial d’Ipperwash » revendiqué par le gouvernement canadien. Un homme autochtone, Dudley George, a été tué par un membre de la police provinciale de l’Ontario (PPO), menant à une enquête officielle entre 2003 et 2006[6]. À Gustafen Lake (Ts’Peten), sur les terres ancestrales non cédées des Secwepemec, une douzaine des participants à une danse du soleil ont été confrontés à plus de 400 membres de la Gendarmerie royale du Canada (GRC) après que le propriétaire du ranch situé sur les territoires autochtones ait porté plainte contre les danseurs pour « l’occupation » de ce qu’il considérait comme sa propriété privée[7]. À Grassy Narrows (Asubpeeschoseewagong), qui est tristement célèbre pour les cas d’empoisonnement au mercure dû aux Dryden Paper Mills, la communauté a bloqué l’accès à ses terres à des entreprises d’exploitation forestière depuis 2002, malgré l’intervention de la PPO en 2002 contre la communauté[8]. À Elsipogtog, les Mi’kmaq ont bloqué les entreprises de gaz de schiste sur leurs terres, menant à des confrontations violentes avec la police[9]. Comme le montrent Wilkes et ses collègues[10], dans les médias non autochtones, ces évènements sont souvent décrits comme des « problèmes » de non-respect de la loi et de l’ordre public et les personnes autochtones sont présentées comme des criminels violents. Or, il s’agit plutôt de luttes politiques qui découlent de centaines d’années de résistance au colonialisme, par des personnes autochtones qui prennent de grands risques afin de défendre la relation qu’elles entretiennent avec leurs terres. À partir de 2012, le mouvement Idle No More a galvanisé les peuples autochtones dans des luttes affirmant leur présence et leur droit à l’autodétermination[11]. Le symbole est clair, mais il faut souligner le fait que le terme de Idle No More suggère, à tort, qu’il y avait une absence de résistance autochtone – une apathie – dans un passé récent.

Loin d’être apathiques, les Autochtones ont toujours résisté, en pratique et sur le plan des valeurs politiques, économiques, culturelles et spirituelles. Une étude réalisée par le professeur nuu-chah-nulth Cliff (Kam’ayaam/ Chachim’multhnii) Atleo Jr. et moi-même, nous a permis de recenser toutes sortes d’actions de résistance, peut-être moins visibles que des blocages ou des occupations, mais tout aussi importantes[12]. En voici quelques exemples :

  • La mobilisation de nouvelles technologies, à la fois dans les institutions éducatives et ailleurs, afin de faciliter l’apprentissage des langues autochtones. Le site Web First Voices offre des applications gratuites pour les téléphones portables qui aident l’apprentissage des bases de plusieurs langues autochtones. Il y a également des exemples de « crowd funding» pour l’apprentissage de langue par immersion, comme ceux organisés par Khelsilem et l’Académie skwomesh de langues.
  • Le renouvellement des rapports entre Autochtones et le monde naturel dans la vie quotidienne, ce qui inclut des projets comme la récolte de cultures traditionnelles et le rétablissement de systèmes d’échange entre peuples autochtones. Tout cela prend également l’allure de cérémonies traditionnelles.
  • La combinaison inédite de savoirs autochtones traditionnels et nouveaux. Le Centre pour la recherche et l’apprentissage Dechinta[13], par exemple, est une institution qui propose un apprentissage ancré dans les rapports concrets avec la Terre. Des intellectuels autochtones, venant à la fois des universités et des communautés, sont impliqués dans cette école qui fonctionne avec l’appui de l’Université de l’Alberta.
  • L’actualisation de l’art de raconter les histoires. Le film Group of Seven Inches[14], par exemple, réalisé par l’artiste cri Kent Monkman et Gisèle Gordon, offre une dénonciation enjouée, mais sévère des mythes du « noble sauvage » et des relations coloniales hétéronormatives et cisgenres. Comme le décrivent Monkman et Gordon, le film raconte comment « Mademoiselle le Chef Aigle Testicule » (l’alter ego fabuleux de Monkman) oblige les hommes blancs innocents à devenir ses modèles. Ensuite, elle les séduit avec du whisky, puis les accoutre des vêtements « traditionnels » de l’homme blanc afin de les faire correspondre de façon « authentique » à l’image que nous avons de « l’homme européen ». Liant les mouvements « deux esprits » et les acteurs queers autochtones, cette œuvre crée une histoire nouvelle, à la fois politique et intime, par et pour les Autochtones marginalisés pour leur sexualité ou leur genre non normatif.
  • Les luttes pour faire entendre les voix des personnes handicapées autochtones, trop souvent marginalisées, y compris au sein de leurs propres communautés. Ainsi, Doreen Demas, activiste aveugle autochtone, participe dans le cadre de Idle No More à faire connaître cette cause, mais prend également part aux séminaires des Nations unies pour les personnes autochtones et handicapées. Elle décrit comment les Autochtones avec des corps non normatifs ne demandent pas de la pitié, ni de la charité, ni une quelconque réhabilitation, mais un soutien politique afin de transformer les institutions, relations et valeurs qui les excluent.

Le stéréotype d’une « indigénéité » figée persiste, mais comme ces exemples le suggèrent, la renaissance autochtone n’est pas une répétition de pratiques statiques et intemporelles[15]. Au contraire, les Autochtones s’adaptent aux contextes nouveaux et transforment les réalités coloniales par leur inspiration, leur innovation et leur solidarité humaine.

Solidarités

Comme nous l’avons vu, les Autochtones n’attendent pas d’être sauvés ; ils et elles survivent, résistent, se réinventent de manières diverses. Ceci dit, il y a également des dangers dans la figure de l’Autochtone comme un éternel résistant[16]. Ainsi, il y a des tendances tenaces à supposer que les Autochtones sont inévitablement ou « naturellement » des « guerriers » anticapitalistes et écologistes. En réalité, selon le chercheur maori Brendan Hokowhitu, les Autochtones n’ont pas de prédispositions à faire le mal ; ce sont des êtres à part entière, d’une personnalité propre et pouvant, à l’instar de tout humain, emprunter plusieurs directions.

Bien sûr, il y a des mouvements autochtones anticapitalistes et écologistes, ainsi que des Autochtones qui s’identifient, sans complexe, comme communistes, socialistes et anticapitalistes. C’est certainement le cas du déné Glen Coulthard (voir son texte dans ce numéro des NCS), qui appelle à une révolution anticoloniale et anticapitaliste. Il estime qu’il y a même un « communisme déné[17]», qui prend racine dans des traditions communautaires et qui se redéfinit au confluent des luttes actuelles. D’autres Autochtones fonctionnent dans le cadre des rapports capitalistes. Ces entrepreneurs contribuent à ce qu’Atleo Jr. appelle le néolibéralisme autochtone[18]. Malgré une tendance à imaginer les peuples autochtones comme des blocs monolithiques et homogènes, les opinions et actions politiques chez les peuples et les « communautés » autochtones sont aussi diverses et contradictoires qu’ailleurs.

Aussi, la solidarité entre les peuples autochtones et les mouvements socialistes n’a rien d’automatique. Même les rapprochements qui semblent les plus évidents, par exemple les alliances entre féministes autochtones et féministes socialistes, entre mouvements socialistes queer et acteurs autochtones queer et « deux-esprits », entre socialistes écologiques et mouvements autochtones qui veulent défendre leurs relations avec le monde naturel, ne peuvent être considérés comme acquis. Il faut noter que plusieurs acteurs autochtones commencent leur démarche par un engagement critique avec leurs traditions (multiples), qui pourraient être très éloignées des a priori entretenus dans certaines théories non autochtones, même les théories les plus « progressistes ». Selon Joyce Green, il s’agit d’une stratégie « afin de se réapproprier la primauté de son propre contexte dans le monde, contre l’imposition du colonialisme[19] ».

Même pour des chercheurs autochtones comme Coulthard qui s’inspirent directement (en partie) de Marx, une nouvelle perspective critique autochtone doit être distincte, partant de points de départ qui sont singuliers et propres au contexte autochtone. Ceci invalide des perspectives qui voudraient « appliquer » le modèle socialiste ou marxiste aux peuples autochtones.

En réalité, les compatibilités entre une philosophie politique autochtone et les traditions socialistes ne vont pas de soi. Autrement dit, beaucoup d’écoute et de réflexion sont nécessaires afin de rapprocher une praxis informée par la weltanschauung nuu-chah-nulth tsawalk, par exemple, élaborée par le professeur émérite et chef traditionnel Umeek (Richard Atleo)[20], et un socialisme contemporain ancré dans les traditions socialistes anti-impérialistes développées par les penseurs socialistes du XIXe siècle comme Rosa Luxemburg.

Les socialistes doivent comprendre que le colonialisme, y compris à travers les idéologies racistes, complexifie les alliances entre mouvements autochtones et mouvements socialistes. Est-il possible de surmonter cette distance par une réelle et patiente volonté d’écouter et d’apprendre ? Comme toujours, la solidarité n’est pas une inévitabilité, elle doit être construite.

 

[1] Professeure en études internationales au Collège Glendon de l’Université York (Toronto). Auteure du livre More Will Sing Their Way to Freedom. Indigenous Resistance and Resurgence, Halifax, Fernwood Press, 2015.

[2] Eve Tuck et K. Wayne Yang, « Decolonization is not a metaphor », Decolonization: Indigeneity, Education & Society, vol. 1, n° 1, 2012.

[3] Tuck est membre de la communauté Aleut de l’île Saint-Paul (Alaska) et professeure à l’Université de Toronto. Yang est professeur au Centre d’études ethniques à l’Université de Californie à San Diego.

[4] Margaret Kovach, « Moving forward, pushing back. Indigenous methodologies in the Academy », dans Norman K. Denzin et Michael D. Giardina (dir.), Qualitiative Inquiry Through a Critical Lens, Londres, Routledge, 2016.

[5] Voir également Leanne Simpson et Kiera L. Ladner (dir.), This is an Honour Song. Twenty Years Since the Blockades, Winnipeg, Arbeiter Ring Publisher, 2010, ainsi que l’entrevue de Clifton Nicholas par Pierre Trudel dans ce numéro des NCS.

[6] Sidney B. Linden, Rapport de la commission d’enquête sur Ipperwash, Toronto, ministère du Procureur général, 2007, <www.attorneygeneral.jus.gov.on.ca/inquiries/ipperwash/fr/report/index.html>. Il faut noter que, symptomatiquement du gouvernement colonial, l’enquête parle de « l’occupation » des casernes militaires et du parc provincial par les manifestants autochtones (voir chapitres 6, 7, 8 et 9). Or, il est plus exact de dire que les militaires occupent, illégalement, les terres autochtones.

[7] Ben Mahony et Tony Hall, « The unscrutinized legacy of Gustafsen Lake », The Windspeaker, vol. 18, n° 9, 2000, <www.ammsa.com/publications/windspeaker/unscrutinized-legacy-gustafsen-lake>.

[8] Judy Da Silva, Grassy Narrows Blockade : 2002-2016, 30 mai 2016, <www.mediacoop.ca/story/grassy-narrows-blockade-2002-2016/35237>.

[9] Windspeaker News, Elsipogtog and Fracking Protests, <www.ammsa.com/content/elsipogtog-and-fracking-protests>.

[10] Rima Wilkes, Catherine Corrigall-Brown et Daniel J. Myers, « Packaging protest: media coverage of indigenous people’s collective action », Canadian Review of Sociology/Revue canadienne de sociologie, vol. 47, n° 4, 2010.

[11] Le collectif Kino-nda-niimi, The Winter We Danced. Voices from the Past, the Future, and the Idle No More Movement, Winnipeg, Arbeiter Ring Publishing, 2014.

[12] Elaine Coburn et Clifford (Kam’ayaam Chachim’multhnii) Atleo Jr., « Not just another social movement: indigenous resistance and resurgence », dans William K. Carroll et Kanchan Sarker (dir.), A World to Win, Winnipeg, Arbeiter Ring Publishing, 2016.

[13] <http://dechinta.ca/>.

[14] Film super 8, produit par Urban Nation, 2005, <http://urbannation.com/films.php?film=group-of-seven-inches>.

[15] Sarah Hunt, « Ontologies of indigeneity. The politics of embodying a concept », Cultural geographies, vol. 21, n° 1, 2014.

[16] Brendan Hokowhitu, « Indigenous existentialism and the body », Cultural Studies Review, vol. 15, n° 2, 2009.

[17] Glen Coulthard, Red Skin, White Masks. Rejecting the Colonial Politics of Recognition, Minneapolis, University of Minnesota Press, 2014.

[18] Cliff Atleo Jr., From Indigenous Nationhood to Neoliberal Aboriginal Development. Charting the Evolution of Indigenous-Settler Relations in Canada, Victoria, University of Victoria, Canadian Social Economy Hub, 2009, <socialeconomyhub.ca/sites/socialeconomyhub.ca/files/ CAtleoCSEHubPaperoctober09.pdf>.

[19] Joyce Green, « Taking account of aboriginal feminism », dans Joyce Green (dir.), Making Space for Indigenous Feminism, Halifax, Fernwood Press, 2007.

[20] Richard Atleo, Tsawalk : A Nuu-chah-nulth Worldview, Vancouver, UBC Press, 2005.

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