Julie Vautour, Nouveaux Cahiers du socialisme, no. 18, automne 2017[1]
Au Canada, les femmes autochtones vivent une réalité très différente de celles des autres femmes : elles connaissent un taux disproportionnellement élevé d’infections transmissibles sexuellement (ITS), de grossesses à risques, d’accouchements prématurés, de mortalité maternelle, de grossesses dites précoces et de violence sexuelle. Ce texte fait le constat des principaux enjeux entourant leur santé et leurs droits reproductifs, et explore diverses stratégies de résistance mises en place par des féministes autochtones.
Les défis
La population autochtone, qui est âgée de 27 ans en moyenne, croît six fois plus rapidement que le reste de la population canadienne. Ce taux soulève de nombreuses questions à propos de la santé reproductive. Ces naissances ont-elles été désirées et planifiées ? Les jeunes femmes et jeunes hommes autochtones, sont-ils suffisamment informés et outillés en matière de santé sexuelle, qui est une partie non négligeable du casse-tête de la justice reproductive autochtone. Les situations divergent selon les milieux.
Avant 2016, l’éducation dispensée sur les réserves était de compétence fédérale[2]. Celle-ci s’adressait aux jeunes vivant sur les réserves en fonction des Lignes directrices canadiennes pour l’éducation en matière de santé sexuelle. En apparence, ce programme offrait de bonnes pistes en matière d’éducation sexuelle en prenant le soin d’inclure les notions de bispiritualité (two spirited people), les agressions sexuelles, la contraception, les infections transmissibles sexuellement (ITS) et bien plus. Cependant, de toute évidence, cela n’a pas fonctionné, puisque les communautés autochtones sont celles qui souffrent du plus haut taux d’agressions sexuelles, de grossesses dites précoces et d’ITS au Canada. Comment expliquer cela ?
Selon Jasmine Redfern, une éducatrice inuite pour YouthCO AIDS Society, le principal problème de ces programmes est qu’ils sont diffusés trop tardivement[3]. Car les jeunes autochtones ont des relations sexuelles beaucoup plus tôt que la population non autochtone. Par ailleurs, dans les communautés autochtones, la sexualité est un sujet tabou. Souvent, les jeunes ne se sentent pas à l’aise d’en discuter; elles et ils préfèrent garder le silence plutôt que de chercher à obtenir des conseils et des enseignements[4]. Il est probable que l’éducation offerte aux jeunes soit biaisée par le tabou de la sexualité qui touche aussi les éducateurs et les éducatrices.
Des services inadéquats
Si l’éducation sexuelle peut aider les jeunes autochtones, le problème dépasse la question de l’information. Il y a d’une part un manque flagrant d’accès à la contraception dans les régions éloignées où vit une grande proportion des peuples autochtones[5]. L’avortement reste aussi difficile d’accès pour les femmes qui vivent dans les réserves et les milieux éloignés. D’autre part, même si l’avortement est légal au Canada, l’accès varie d’une province et d’une région à l’autre. Les femmes autochtones, qui sont parmi les plus pauvres au Canada, se heurtent à des problèmes financiers, surtout lorsqu’il faut obtenir les soins nécessaires à l’extérieur de leur région.
Donner naissance devient un drame
Parallèlement, il est impossible pour la grande majorité des femmes vivant dans les réserves autochtones d’accoucher dans leur communauté. Pourtant, traditionnellement les femmes autochtones y accouchaient avec l’aide de sages-femmes. D’ailleurs, la coutume veut que la communauté fasse la promesse d’aider la nouvelle mère et le bébé dans ce processus. Cependant, dans les années 1970, les soins obstétriques ont été centralisés dans le but de diminuer la mortalité maternelle[6]. Ces changements ont eu un impact non négligeable sur la santé physique et sociale des femmes et de leurs enfants. En prévision de l’accouchement, les femmes autochtones vivant dans les réserves ou en milieu rural doivent se rendre dans le centre urbain le plus près dès qu’elles atteignent 36 semaines de grossesse. L’accouchement devient alors un évènement très stressant pour la mère et sa famille. Par ailleurs, lorsque l’accouchement est transféré hors de la communauté, cela entraîne d’autres problèmes. Ainsi, le coût économique et social est colossal pour les familles, puisqu’il faut offrir un soutien financier aux femmes pendant qu’elles vivent à l’extérieur de leur communauté et assurer la garde de leurs autres enfants[7]. En réalité, les accouchements à faible risque devraient pouvoir se faire dans les communautés, même si la plupart des femmes autochtones sont conscientes des risques associés au fait de donner naissance dans leur communauté. Néanmoins, pour plusieurs d’entre elles, l’avantage que représente le soutien de leur famille et de leur communauté pendant la grossesse et l’accouchement est très important.
Environnement et droits reproductifs
Il peut sembler difficile de faire le lien entre l’environnement et les droits reproductifs. Pourtant, l’exemple de The Lost Boys of Aamjiwnaang[8] illustre cette relation. La réserve d’Aamjiwnaang se trouve près de Sarnia en Ontario et compte près de 650 habitants. Cette région est l’une des plus polluées au Canada en raison de la présence de nombreuses usines pétrochimiques, ce qui affecte directement la santé des habitants, puisqu’ils dépendent des ressources naturelles que sont la chasse et la pêche. Et cette pollution touche encore plus directement les femmes. Des polluants contaminent les femmes enceintes et interfèrent avec les hormones qui déterminent le sexe du bébé[9]. Du coup, depuis 15 ans, il y a eu une diminution du taux de naissance de garçons par rapport aux filles. Aujourd’hui, environ deux filles naissent pour chaque garçon dans la communauté; ce déséquilibre met en danger l’avenir de la petite communauté d’Aamjiwnaang. Voici qui montre bien de quelle façon la lutte pour la justice reproductive est un enjeu différent pour les féministes autochtones et les féministes non autochtones.
Stratégies de résistance
Le féminisme anticolonial (décolonial ou postcolonial) des femmes autochtones diverge du féminisme libéral (lisez : blanc), puisqu’il se concentre sur l’articulation du racisme et du patriarcat d’État plutôt que sur le sexisme comme principale source d’oppression[10]. De plus, contrairement au féminisme libéral, qui désire encourager les femmes à devenir fortes et indépendantes, le féminisme autochtone croit que les femmes devraient compter sur leur famille et leur communauté afin d’assurer leur survie[11].
Dans leur quête de justice reproductive, les femmes autochtones se regroupent afin de créer des mouvements, des organisations et des réseaux féministes et non féministes. Elles ne restent pas impuissantes devant les injustices qu’elles vivent en matière de santé sexuelle et reproductive. Par exemple, Erin Marie Konsmo, auteure, artiste et activiste autochtone très importante, est la fondatrice d’un réseau prodigieux nommé The Native Youth Sexual Health Network (NYSHN). Ce réseau à but non lucratif vise entre autres à promouvoir l’éducation sexuelle adaptée à la réalité culturelle, à renforcer le savoir traditionnel, à prévenir la violence, à faire la promotion de relations saines, à informer les jeunes de leurs choix en cas de grossesse, à lutter pour la justice et contre la violence environnementale, à sensibiliser, à prévenir les ITS et le VIH/SIDA et à encourager l’estime de soi en matière de sexualité. La mission du réseau est vaste, néanmoins elle reflète la diversité des besoins.
Parmi diverses stratégies d’action, NYSHN utilise l’art pour sensibiliser les jeunes autochtones et transmettre ses messages. Le réseau fait de l’art avec des condoms et fabrique des étuis à condoms avec des messages féministes autochtones afin de lutter contre la honte et le stigma reliés aux condoms et d’approfondir les conversations autour de l’éducation sexuelle et de la sensibilisation.
Par ailleurs, le réseau accueille les initiatives personnelles des jeunes. À l’âge de 17 ans, Alexa Lesperance, une jeune Anishinaabe, a créé un carnaval pour promouvoir l’éducation sexuelle dans sa communauté. Son but était de rendre l’éducation sexuelle sexy afin d’attirer le plus de jeunes possible. Le Sexy Health Carnival s’est servi de jeux (et de prix) afin de rendre l’apprentissage amusant[12]. L’initiative a été une réussite, car le carnaval s’est rendu dans plus de 30 communautés autochtones à ce jour et a attiré entre 80 et 1200 personnes à chacune de ses visites.
Les doulas
Puisque les accouchements sont souvent impossibles dans les réserves et dans les régions éloignées et que les femmes autochtones doivent se déplacer seules dans les grandes villes pour accoucher, les groupes de doulas[13] autochtones ont pris le relai. Ils permettent d’offrir à ces mères confinées loin de leur communauté avant, pendant et après l’accouchement, non seulement un support moral et spirituel, mais aussi des cérémonies traditionnelles qui sont très importantes pour la culture autochtone. Les doulas autochtones se différencient des doulas régulières. Elles reçoivent une formation sur les cérémonies traditionnelles en lien avec la maternité et la naissance, et apprennent à mieux accompagner les mères victimes de violence sexuelle[14]. Évidemment, l’initiative des doulas autochtones en milieu urbain n’est pas une solution pour retourner les accouchements à faibles risques dans les communautés, mais elle comble les lacunes en attendant que leurs revendications soient entendues[15].
Idle No More
Idle No More (INM), créé par des femmes autochtones et constitué majoritairement de femmes, montre à quel point les femmes des Premières Nations ne restent pas impuissantes. Selon Widia Larivière, porte-parole d’INM au Québec, « ce sont des femmes qui réaffirment et qui veulent reprendre leur place dans le débat, dans les espaces décisifs, dans les communautés en tant que guerrières protectrices du territoire. Elles veulent reprendre le pouvoir qu’elles ont perdu après que le patriarcat ait été imposé dans les sociétés autochtones et s’y soit implanté[16]». Des mouvements comme INM jouent un rôle crucial pour la justice reproductive même si cet enjeu n’est pas au cœur des revendications du mouvement. Comme on le sait, pour les femmes autochtones, la violence sur les terres est une violence commise sur le corps des femmes autochtones.
NOTES
[1] Étudiante à la maitrise à l’Institut des études féministes et de genre de l’Université d’Ottawa.
[2] Elle est maintenant sous la compétence des institutions des Premières Nations.
[3] Jessica Yee (dir.), « Sex ed and youth. Colonization, sexuality and communities of colour », Our schools, our selves, The Canadian Centre for Policy Alternatives, vol. 18, n° 2 (#94), 2009.
[4] Jo-Anni Joncas et Bernard Roy, « Les grossesses chez les adolescentes autochtones du Canada : un portrait critique de la littérature », Recherches amérindiennes au Québec, vol. 45, n° 1, 2015, p. 17-27.
[5] Linda Archibald, Teenage Pregnancy in Inuit Communities : Issues and Perspectives, Ottawa, Pauktuutit Inuit Women’s Association, 2004.
[6] Society of Obstetricians and Gynaecologists of Canada, « Returning birth to aboriginal, rural and remote communities », Journal of Obstetrics and Gynaecology Canada, vol. 32, n° 12, 2010, p. 1186-1188.
[7] Ibid.
[8] <www.menshealth.com/health/industrial-pollution-health-hazards>.
[9] Sarah Marie Wiebe et Erin Marie Konsmo, « Indigenous body as contaminated site ? Examining struggles for reproductive justice in Aamjiwnaang », dans Stéphanie Paterson, Francesca Scala et Marlene K. Sokolon (dir.), Fertile Ground. Exploring Reproduction in Canada, Montréal, McGill-Queen’s Universtity Press, 2014, p. 325-358.
[10] Julie Perreault, « La violence intersectionnelle dans la pensée féministe autochtone contemporaine », Recherches féministes, vol. 28, n° 2, 2015, p. 33-52.
[11] Wiebe et Konsmo. op. cit.
[12] Angela Sterritt, « How this indigenous youth is making sex education sexy », The Globe And Mail, 10 mars 2016.
[13] Une doula, ou accompagnante, offre un soutien non médical aux parents pendant la grossesse, l’accouchement et le post-partum, <www.centrepleinelune.com/index.php/blog/item/qu-est-ce-qu-une-doula>. (NdR)
[14] Tamara Fritzsche, The Impact of Sexual Abuse on Pregnancy. Sexual Abuse Curriculum for Aboriginal Doula Training, 2012, < http://www.fnha.ca/Documents/Sexual-Abuse-Curriculum-For-Aboriginal-Doula-Training.pdf>.
[15] Samantha Samson, Indigenous Doulas to give spiritual, traditional support throughout province, CBC News Manitoba, 14 mars 2016, <www.cbc.ca/news/canada/manitoba/indigenous-doulas-to-give-spiritual-traditional-support-throughout-province-1.3487966>.
[16] Karine Gentelet, « Idle No More : identité autochtone actuelle, solidarité et justice sociale. Entrevue avec Melissa Mollen Dupuis et Widia Larivière », Nouvelles pratiques sociales, vol. 27, n° 1, 2014, p. 7-21.