Flora Tristan, l’insoumise

Toute vie est un roman, si après coup on l’écrit. Mais il est des individus qui semblent avoir de leur vivant écrit leur vie. Flora Tristan l’a fait par la plume et par l’action. Ce qui est tout à fait remarquable chez elle, c’est cette capacité de faire des accidents de sa vie et de ses combats personnels des causes qui prennent une signification et une portée collectives.

Si son nom est célèbre, son action l’est moins. Or elle est parmi les initiatrices à la fois du féminisme et du mouvement ouvrier. Sa vie ne parait pas avoir été particulièrement heureuse. Mais toute son existence d’adulte, elle n’a cessé de lutter contre le malheur imposé par l’ordre ­– ou le désordre, c’est la même chose – de la société aux femmes et aux ouvriers. Ce en quoi elle nous parle toujours.

Elle semblait pourtant née, comme le dit la croyance populaire, sous une bonne étoile. Le siècle avait trois ans quand elle vit le jour dans une famille aisée de Vaugirard (à l’époque, une localité encore champêtre). Son père, Don Mariano de Tristan y Moscoso, était un riche Péruvien, ancien officier de l’armée espagnole, dont la lignée parait remonter à Moctezuma II (celui-ci ayant offert l’une de ses filles à un officier de Cortes)… Toute petite, elle a sauté sur les genoux du jeune Bolivar, le futur Libertador, qui était un ami de la famille. Ces débuts peu ordinaires ont probablement contribué à l’idée romantique que Flora devait se faire de sa vie.

Mais quand elle a quatre ans, le père meurt, laissant sa femme, avec qui il n’était pas officiellement marié, sans héritage. Flora est donc une « enfant naturelle »… une paria, comme elle le dira plus tard. Et la famille, plongée dans la gêne, se retrouve dans un grenier.

Adolescente, elle rêve de Bolivar, d’aventures, du grand amour, découvre les auteurs romantiques, Lamartine, Madame de Staël, Byron… Elle lit beaucoup, mais elle a une orthographe désastreuse car elle n’a jamais fait vraiment d’études. À dix-sept ans, elle doit travailler. Elle se fait embaucher comme coloriste chez un artisan lithographe du quartier de la Bastille, André Chazal, frère d’un peintre célèbre. Rapidement, celui-ci tombe amoureux d’elle et Flora, poussée par sa mère, consent à l’épouser.

Ce sera l’origine de ses malheurs et de son engagement féministe. Non seulement Chazal ne comprend visiblement rien aux rêves romanesques et révolutionnaires de sa jeune épouse, mais il fréquente les cabarets, joue et dilapide l’argent du ménage. Bientôt, acculé par les huissiers et menacé de prison, à bout d’expédients, il va jusqu’à essayer de pousser sa femme à se prostituer pour se renflouer. Flora le quitte. Et, pendant plusieurs années, elle devra lutter contre ce mari violent qui la recherche, la harcèle, lui prend sa fille et ira même, quelques années plus tard quand il aura retrouvé sa trace, jusqu’à lui tirer dessus.

En pleine France de la Restauration, les femmes n’ayant pas droit au divorce, Flora devra batailler devant les tribunaux contre l’indissolubilité du mariage et pour faire reconnaître son bon droit.

Après sa séparation commence pour Flora une existence tumultueuse. On sait qu’elle travailla un temps comme bonne pour des dames anglaises. Ce qui lui permit d’apprendre la langue, d’étudier et de voyager. Elle lit ainsi l’ouvrage de Mary Wollstonecraft, Défense des droits de la femme.

Ayant appris qu’elle avait un oncle richissime qui vivait au Pérou, elle décide de s’embarquer et de franchir l’Atlantique pour réclamer sa part d’héritage. Elle n’obtiendra pas gain de cause, mais elle s’intéresse à la vie des femmes et des Indiens, se trouve mêlée aux événements politiques de la guerre civile au Pérou… et manque d’épouser un bel officier. Mais son cœur et sa raison la conduisent à choisir de rester libre et de rentrer à Paris. De retour, elle publie d’abord un pamphlet sur la nécessité de faire « bon accueil aux femmes étrangères » qui ne suscitera guère d’écho, mais où s’affirme déjà son internationalisme.

Puis, en 1837, ses Pérégrinations d’une paria qui lui feront connaître le succès. Flora, l’une des premières journalistes, devient vite une femme célèbre. Elle fréquente les salons, George Sand et Marceline Desbordes-Valmore. Elle est belle, exotique et courtisée. Mais dans ce domaine aussi, elle affirme sa liberté. À un étudiant qui se montre pressant, elle écrit : « Prêchant l’indépendance de la femme, voulant qu’elle soit parfaitement libre en tout, je veux qu’en amour, ce soit elle qui prenne l’initiative. »

Elle aura parfois des relations durables, comme avec le jeune peintre Jules Laure ; et les amours saphiques, semble-t-il, ne lui sont pas inconnues.

Mais les succès ne la détournent pas de ce qu’elle considère être sa mission. D’Angleterre, elle rapporte ses Promenades dans Londres où elle décrit la condition ouvrière, l’esclavage des enfants, la prostitution forcée, les prisons, les asiles d’aliénés… « L’esclavage n’est plus à mes yeux la plus grande des infortunes depuis que je connais le prolétariat anglais », écrit-elle.

Elle fréquente les premiers socialistes, Owen qu’elle rencontre, Fourier à qui elle écrit. Elle se passionne pour leurs idées réformatrices mais juge qu’ils ne se donnent pas les moyens d’agir pour leur réalisation et qu’ils ont tendance à se comporter comme des rêveurs en chambre.

Elle consacre alors son énergie à écrire et faire paraître son livre L’Union ouvrière dans lequel, cinq ans avant le Manifeste communiste, elle avance que l’émancipation des travailleurs sera l’œuvre des travailleurs eux-mêmes.

Comme, malgré sa notoriété, aucun éditeur ne veut la publier, elle lance une souscription, fait imprimer son livre et s’engage dans un tour de France pour diffuser son « petit livre », prêcher son idée et organiser les ouvriers.

Dans les années trente, elle avait été influencée par Enfantin qui disait que « la femme et le prolétaire ont tous deux besoin d’affranchissement(…) le salut du monde viendra de la femme, c’est elle qui sauvera le peuple ». Dans son livre,  l’Union ouvrière, elle pousse sa réflexion : « C’est à vous, ouvriers, qui êtes les victimes de l’inégalité de fait et de l’injustice, c’est à vous qu’il appartient d’établir enfin sur la terre le règne de la justice et de l’égalité absolue entre la femme et l’homme. »

Mais elle s’oppose à l’ancien chef de l’école saint-simonienne qui, dans son livre sur la Colonisation en Algérie, propose une organisation quasi-militaire du travail. « Dieu vous garde, ouvriers, d’une semblable organisation ! Oh ! que la classe la plus nombreuse périsse de misère et de faim plutôt que de se laisser enrégimenter, c’est-à-dire échanger sa liberté contre la sécurité de la ration ! » (L’histoire vraie du socialisme montre qu’il ne s’agissait pas d’un vain danger…)

Suivie par la police, qui défait systématiquement ce qu’elle a construit, Flora, à bout de forces, meurt au cours de son tour de France, à Bordeaux où elle est enterrée. Son petit fils, qu’elle n’a pas connu, se nommera Paul Gauguin, lequel regardera vers d’autres horizons…

Francis Combes, publié sur le site de Cerise.

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