Chaque année, le 8 mars nous apporte, dans la presse parlée et écrite, sa panoplie de propos désenchantés sur le thème de « La Journée internationale des femmes ». On invoque l’inutilité de cette manifestation, les victoires équivoques du mouvement des femmes, le caractère passéiste de la lutte des femmes. On concède tout au plus que la condition des femmes mérite des transformations urgentes dans plusieurs régions du globe. Mais ici, vraiment, l’essentiel des objectifs aurait été atteint. Cette année, le mouvement masculiniste veut organiser une journée internationale des hommes, le 9 mars, pour protester contre les droits bafoués des pères, contre les échecs scolaires des garçons, etc.
L’origine du 8 mars
Rappelons brièvement l’origine de la Journée internationale des femmes. C’est Clara Zetkin qui en a proposé l’idée, en 1910, au Congrès international de la Deuxième internationale à Copenhagen. On souhaite alors rassembler les femmes derrières les socialistes pour contrer les soi-disant féministes « bourgeoises ». C’est pourquoi cette fête a été célébrée, pendant longtemps, dans la sphère d’influence du parti communiste, ce qui en a assuré l’invisibilité en Amérique du nord. Ce qu’on ignore toutefois, c’est que cette suggestion de Clara Zetkin s’inspirait d’une initiative américaine en faveur d’un « Women’s Day » dans les milieux socialistes, afin de stimuler la participation de ces derniers à la lutte pour le vote des femmes.
Déclaration des droits de la femme et de la citoyenne (1792)
De fait, la première « Journée internationale des femmes » a été célébrée le 3 mai 1908, à Chicago. Mais l’origine véritablement « féministe » de cette journée dédiée aux femmes a été occultée par le sexisme patent des mouvements socialistes. Lénine a choisi la date du 8 mars, en 1921, pour commémorer une grève des ouvrières à Saint-Petersbourg en 1917, grève qui a déclenché la révolution de février, elle-même prélude de la révolution d’octobre en Russie. Ici, le sens du » 8 mars » est virtuellement inconnu pendant près d’un demi-siècle. C’est le néo-féminisme des années 1970 qui suscite l’organisation, vers 1972, des premiers » 8 mars « . Circulent à l’époque plusieurs versions erronées de l’origine de cette célébration. Une première légende, issue de la tradition historique socialiste, notoirement sexiste, l’associe à des grèves de femmes aux États-Unis.
Il faut attendre, en 1984, la publication de l’ouvrage de Renée Côté, La Journée internationale des femmes ou les vrais faits et les vraies dates des mystérieuses origines du 8 mars jusqu’ici, brouillées, truquées, oubliées : la clef des énigmes historiques, (Remue ménage, 1984) pour éclaircir l’affaire. Cette version des grèves américaines circule encore, en dépit de démentis nombreux et documentés. Une seconde légende soutient que ce sont les Nations Unies qui ont décidé en 1977 de cette journée des femmes. Un éditorial de 2002 le mentionnait encore ! Deux choses à retenir de ce bref survol : la première « Journée internationale des femmes » date des années 1908 et 1909 et, par conséquent, on la célèbre depuis près de cent ans. L’autre : il ne faut pas croire tout ce qui se dit sur le 8 mars.
Des victoires équivoques ?
Maintenant, démasquons la thèse du caractère équivoque des victoires du féminisme, thèse reprise bon an, mal an par certain-es journalistes : insistance démesurée sur la violence, féminisation de la société, mise au pilori des valeurs masculines traditionnelles, contrôle du féminisme par une petite clique de radicales. » Il y a vingt ans, écrivait la journaliste québécoise Lysiane Gagnon dans les années 1990, la plupart des féministes étaient des femmes qui aimaient les hommes, qui voulaient travailler à leurs côtés et vivre avec eux « .
Mais, selon L. Gagnon, « le féminisme « officiel » a été noyauté par une minorité dont les priorités, notamment cette insistance démesurée sur les problèmes de la violence, semblent plutôt inspirées par la peur obsessionnelle des hommes ». Qu’est-ce que le « féminisme officiel » ? Bien maligne qui pourrait répondre à cette question. Est-ce celui de la Fédération des femmes du Québec qui consacre ses énergies à contrer la pauvreté des femmes ? Celui de l’’R des Centres de femmes, qui tente de donner aux femmes la place sociale et économique qui leur revient ? Celui du Conseil du statut de 1a femme qui multiplie en ce moment les consultations pour établir son prochain plan quinquennal ?
C’est L. Gagnon qui sait ce qu’est le « féminisme officiel ». À mon avis, sa définition s’inspire du Manifeste d’un salaud… A-t-elle lu Pour changer le monde (Écosociété, 1994), les actes du colloque « Pour un Québec féminin pluriel » auquel des milliers de femmes ont participé il y a une décennie ? Elle n’aurait pu y trouver des justifications, car ce dossier consacre exactement deux pages sur 149 à la violence faite aux femmes et aux enfants.
Par ailleurs, des journalistes situent les origines du féminisme à 1960, une opinion assez répandue tant l’histoire de ce mouvement a du mal à s’intégrer dans la mémoire collective. Tant pis pour Olympe de Gouges (1748-1793) qui a publié La déclaration des droits de la femme et de la citoyenne en 1791 (1) ; tant pis pour Mary Wollestonecraft, qui a publié A Vindication of the Rights of Women en 1792.(2) Tant pis pour les vastes organisations féministes internationales qui s’activent entre 1880 et 1914.
Même ici au Québec, des militantes écrivent, agissent, revendiquent pour des droits qu’elles mettront des décennies à obtenir. Laisser croire que le féminisme est récent, et surtout associé principalement à la révolution tranquille, quoi de mieux pour minimiser l’importance de cette lutte. Tant pis pour les milliers de militantes de tant de pays qui ont lutté pour l’accès à l’instruction ; pour la reconnaissance des droits civils des femmes, des lois du mariage et du code vestimentaire ; pour le droit au suffrage et à égalité salariale ; contre le double standard sexuel et le discours masculin sur la nature des femmes.
La révolution féministe est commencée depuis plus de deux siècles, mais les journalistes du XXIe siècle ne le savent pas encore. Le 8 mars devrait au moins servir à se rappeler de l’historicité et de l’ancienneté de la lutte. Le concept de féminisation de la société, qui fait le bonheur des médias depuis quelque temps, est un leurre. Historiquement, la féminisation de la société est une vieille idée, que les hommes brandissent à chaque fois que les femmes prennent des initiatives. On en a parlé au XVIIe siècle, lorsque les femmes ont été touchées par les voies du mysticisme et de la ferveur religieuse. De sérieux historiens français l’ont affirmé.
On en a parlé au XVIIIe siècle, lorsque qu’une poignée de femmes ont attiré l’attention dans les salons. On en a parlé au XIXe siècle, lorsque les femmes se sont servi de leur assignation à la sphère domestique pour devenir une force sociale, soit dans les mouvements réformistes, soit dans les mouvements de droits des femmes, soit dans les mouvements de réveil religieux. Allez voir dans les bibliothèques : il existe des dizaines de livres sur la féminisation de la société dans l’histoire. C’est une TRÈS vieille chanson. Mais de quoi parle-t-on au juste, quand on nous parle, en ce moment, de la féminisation de la société ?
« Au Québec, tout comme dans reste du Canada, les valeurs sociales prédominantes sont aujourd’hui des valeurs traditionnellement féminines : la passion, l’écoute, la douceur, la pudeur, etc. À tel point que valeurs masculines traditionnelles même les plus admirables sont maintenant « politiquement incorrectes ». Sait-on que l’influence de l’école est minime en comparaison de l’influence de la télévision et de la rue ? Qu’est-ce qui vous frappe à l’entrée d’un club vidéo ? Qu’aperçoit-on quand on circule à proximité des « arcades de jeux » ? Ne connaît-on pas le nombre de scènes de violence représentées chaque jour à la télévision ? Le sport n’est-il pas devenu une arène de confrontations viriles ? Où voit-on la compassion, l’écoute, douceur et la pudeur s’afficher dans notre culture ? Une guerre se profile à l’horizon : où sont donc les soi-disant valeurs féminines dominantes ?
C’est le 8 mars
C’est donc le 8 mars. Il est trop tôt pour chanter victoire : trop de questions attendent encore d’être résolues. C’est donc le 8 mars. Cessons de dénoncer le féminisme. C’est le seul mouvement social qui a produit tant de changements sans violence. C’est donc le 8 mars. Belle occasion de se rappeler l’importance et la nécessité de la lutte.
5 mars 2012 Micheline Dumont, historienne et professeure émérite, Université de Sherbrooke
Notes
1. Voir aussi Forme du Contrat Social de l’Homme et de la Femmes
2. A Vindication of the Rights of Women