Laurin-Lamothe, Audrey. 2019. Introduction à l’ouvrage Financiarisation et élite économique au Québec, (2019), Avec l’aimable autorisation des Presses de l’Université Laval
Le capitalisme après la Deuxième Guerre mondiale est marqué par des initiatives politico-économiques qui ont donné lieu au développement d’une classe moyenne et à la mise en place d’un État social régulateur des dynamiques économiques et des rapports sociaux qu’elles génèrent. Le couplage durant cette période de la productivité et des salaires, permettant ainsi le maintien d’une production et d’une consommation de masse, est ébranlé au cours des années 1970 par la mondialisation financière et économique, sur le plan économique, et par l’offensive néolibérale, sur le plan politique. Les rapports sociaux s’en trouvent profondément transformés et l’on assiste alors à un retour de deux phénomènes sociaux et économiques antérieurs à la Deuxième Guerre mondiale : l’accroissement des inégalités et l’augmentation du pouvoir de la finance, tous deux ayant cependant une forme renouvelée dans un contexte de mondialisation et de capitalisme avancé financiarisé.
Ces processus sociaux et économiques sont portés, modifiés et orientés par des acteurs dans des conjonctures plus ou moins orchestrées qui font reposer leurs actions sur l’accès privilégié qu’ils détiennent à des ressources et à des lieux de pouvoirs économiques, politiques, sociaux et médiatiques. Depuis une dizaine d’années, ces élites ont suscité l’intérêt des chercheurs en sciences sociales. Notre recherche se veut une contribution aux ambitions théoriques des chercheurs et aux études empiriques sur les élites. Elle se consacre à un segment particulier de celles-ci : les élites économiques.
La transformation des élites économiques par la financiarisation
Cette recherche s’appuie sur les travaux de la sociologie économique, de la sociologie des élites et de l’économie politique afin de proposer un cadre original d’analyse des élites économiques dans le contexte québécois de financiarisation des entreprises. L’unité de ces champs et courants de pensée repose sur l’appréciation des phénomènes économiques en tant qu’ils relèvent de dynamiques sociales, historiquement instituées et reproduites par des structures sociales, économiques et politiques. Le pouvoir de l’entreprise, la culture et les styles de vie sont étudiés comme des déterminants susceptibles de contribuer à une meilleure compréhension des changements économiques que peut le faire la science économique dominante. En ce sens, le projet de la sociologie économique, de l’institutionnalisme en économie et de l’économie politique est un effort épistémologique de réconciliation de la discipline économique avec ses racines sociales, délaissées depuis les années 1930 au profit d’un virage « orthodoxe », et un plaidoyer pour l’analyse de l’activité économique en tant que sciences sociales. Notre recherche poursuit ce travail critique des structures économiques en proposant une contribution qui vise à circonscrire l’élite économique ainsi que les organisations à travers lesquelles elle agit.
Plus précisément, l’objet de notre étude est celui des élites économiques à la lumière des transformations de la financiarisation de l’entreprise. Il s’agit d’un objet construit théoriquement que la recherche empirique a validé, ce qui lui confère une pertinence heuristique pour la compréhension particulière des élites québécoises. Nous nous situons en continuité avec les travaux sur les élites économiques qui considèrent que leur puissance s’appuie avant tout sur la grande entreprise, mais nous prenons acte du fait que celle-ci s’est considérablement transformée par la diffusion des impératifs émanant de la finance. Nous articulons des questionnements relatifs aux attributs des élites et leurs positions au sein d’entreprises et d’autres organisations (universités, fondations, organisations d’affaires, organisations gouvernementales, etc.).
Comme les autres études dans le domaine de l’analyse de réseaux économiques, notre démarche combine une approche par l’agent et une approche par le système (Scott, 2012). La raison en est que l’organisation d’attache des individus est centrale pour comprendre la position de ceux-ci dans le réseau et la construction de leur propre réseau de relations. Réciproquement, les individus membres de l’élite influencent les organisations avec lesquelles ils développent des liens. Le réseau social peut être compris comme un facteur explicatif des phénomènes sociaux parce qu’il détermine l’accès à certaines ressources, ici le pouvoir économique, que ce pouvoir soit octroyé par l’organisation ou que l’organisation soit bénéficiaire du pouvoir détenu par les individus.
Ce travail prétend être une contribution sur plusieurs plans. D’abord, notre recherche vise à combler une lacune sur le plan empirique dans l’étude de l’élite économique québécoise. À l’instar du chercheur canadien William Carroll et de son prédécesseur, John Porter, qui ont mené des travaux sur les élites canadiennes, nous proposons un travail d’identification de l’élite québécoise. Les particularités économiques et politiques du Québec qui permettent que s’organise le capitalisme d’une manière singulière doivent faire l’objet d’une problématisation en elles-mêmes. Pensons simplement au rôle de la Caisse de dépôt et placement, qui a contribué, avec le mouvement coopératif financier, à l’émergence d’une élite entrepreneuriale francophone, plus tard appelée Québec inc. Il existe donc une interrelation entre le développement des grandes entreprises québécoises et le développement tardif et rapide qu’a connu l’État social. Nous contribuons aussi à l’étude des élites par le renouveau théorique que peut apporter une problématisation de cet objet dans le cadre de la financiarisation des économies et de la financiarisation des entreprises. L’utilisation d’un cadre théorique qui rend compte du phénomène de la financiarisation donne un éclairage particulier à l’évolution et à la situation contemporaine des élites qui se distingue du cadre de la transnationalisation des économies habituellement employé pour étudier les élites économiques.
En outre, notre approche met en relief les transformations de la firme attribuables au pouvoir de la finance, ce qui permet d’éclairer ces transformations de l’intérieur de l’entreprise en passant par l’examen des différentes positions que les membres de l’élite économique y occupent. À la différence des études antérieures qui situent le pouvoir des élites au niveau du conseil d’administration des grandes entreprises cotées, nous contribuons à l’identification des élites en y incluant également les hauts cadres, au niveau des individus, et au niveau organisationnel, les entreprises non cotées ainsi que d’autres organisations, qu’elles soient économiques ou non. Deux dimensions des élites économiques seront mises en relief : leur insertion dans l’économie par leur statut (cadre, administrateur et intermédiaire) ainsi que leurs relations au sein de différentes organisations.
Quelle démarche de recherche pour appréhender les élites ?
Cet ouvrage entend répondre à la question suivante : comment se structurent les attributs et les relations des élites économiques québécoises dans le contexte de l’entreprise financiarisée ? Cette question de recherche implique deux dimensions : l’une portant sur les caractéristiques de l’élite – les attributs –, l’autre portant sur les formes et les transformations des interrelations et le réseau social qu’elle tisse à travers les positions organisationnelles et institutionnelles occupées. Ces deux dimensions sont considérées comme déterminantes pour l’identification des élites et sont affectées par le processus de financiarisation de l’entreprise.
L’étude des attributs de l’élite vise à cerner les changements documentés par les études antérieures qui sont associés à la financiarisation de l’entreprise. Pour ce faire, nous avons distingué deux groupes de l’élite dans l’étude des réseaux sociaux : l’élite financière et l’élite économique. Cette démarche permet de comparer le processus d’accumulation financière, auquel se rattachent les élites financières, et le processus d’accumulation capitaliste en général, porté par les élites économiques. L’étude des relations entre les individus passe par l’apport descriptif de l’analyse de réseaux dans une recherche portant sur les élites. La relation est au centre de la méthode d’analyse des réseaux sociaux et devient dans ce cas un objet d’étude autonome par rapport aux attributs des individus. Nous analysons sur neuf ans (2004-2012) l’évolution du réseau québécois dans le but de rendre compte d’une diffusion de certains traits des élites et des entreprises associés à la financiarisation.