Pierre Beaudet
Au tournant des années 1960, la question québécois est ressortie avec force. Après la défaite des Patriotes de 1837-38, le projet d’émancipation avait été refoulé pour trouver refuge pendant plusieurs décennies dans le nationalisme de survivance qui a atteint son paroxysme durant la période de la « grande noirceur » sous Maurice Le Noblet Duplessis. Au fil des transformations de la société et sous l’impulsion de luttes ouvrières et étudiantes, le basculement de la révolution dite tranquille a rouvert le débat. L’univers politique s’est alors scindé entre ceux celles qui préconisaient une modernisation du Québec au sein du Canada. Et ceux et celles qui estimaient que pour atteindre ses pleines capacités à tous les niveaux, le peuple québécois devait devenir souverain dans un État indépendant.
Avec l’ascendance du Parti Québécois a émergé une sorte de projet hybride surnommé de souveraineté-association. Contre l’optique plus radicale d’une rupture globale préconisée par le RIN et les mouvements de gauche, le projet préconisait un « accommodement raisonnable » avec le Canada en préservant une grande partie de la structure confédérale. Un État semi indépendant allait alors prendre forme sur la base d’une insertion dans le cadre canadien et nord-américain. L’échec de 1980 a marqué le refus du pouvoir canadien, avec l’appui des États-Unis, d’une telle réforme. Par la suite, le PQ a tenté de peine et de misère de garder la flamme jusqu’au deuxième échec de 1980, en bonne partie par le même refus brutal du côté canadien, et ce, en dépit du fait qu’encore là, le PQ avait pris la peine de s’aligner sur une politique très prudente, notamment au niveau économique (déficit zéro, appui sans nuance au projet d’intégration commerciale avec les États-Unis, etc.).
À travers de long parcours, le PQ misait que l’affirmation économique d’une élite d’affaires québécoise émergente allait être un facteur décisif en basculant du côté de la souveraineté. En réalité et rétroactivement, tel ne fut pas le cas. La grande majorité des entrepreneurs québécois qui sont devenus Québec Inc. n’ont pas embarqué dans le projet qu’ils considéraient comme trop risqué. Ils pensaient continuer leur lancée avec les appuis tant de l’État québécois que de l’État canadien, en évitant des soubresauts politiques qui leur apparaissaient inévitables avec la souveraineté, même diminuée par l’association. En 1995, ce débat a été clos.
On se retrouve 25 ans plus tard avec un blocage au point où la question ne se pose plus, ni du côté de la souveraineté, ni du côté d’une refonte de la constitution, ce que le très fédéraliste Philippe Couillard avait entendu de la part de ses homologues fédéraux et provinciaux. Dans un sens, c’est ce déni qui fait partie aujourd’hui de la posture de la CAQ qui tout en relançant un discours nationaliste se prévient de dépasser, d’une manière ou d’une autre, l’autonomisme provincial qui avait été de vogue avec Duplessis.
On peut alors dire aujourd’hui que la question nationale telle que définie depuis les années 1960 est au point mort. On peut du même souffle affirmer qu’elle peut être relancée, mais sur de nouvelles bases. L’exploration de ce que cela pourrait être est en marche.
- La situation économique du Québec, se pose autrement. Dans la logique du capitalisme, les gros mangent les petits et les très gros mangent les gros : c’est ce qui se passe avec Québec Inc. qui se retrouve mal placée pour s’insérer, comme acteur, dans le cadre canadien et nord-américain, autrement que comme des relais (pour ne pas dire des filiales) des méga entreprises continentales (d’où la cascade de rachats de plusieurs des « beaux fleurons » québécois). Avec la pandémie et la récession économique mondiale, le capitalisme québécois est fragilisé. Certes, on n’est plus à l’époque de « speak white ». L’économie et la société se sont modernisées et diversifiées. Sans être prophètes de malheurs cependant, on peut prévoir la perpétuation et l’approfondissement de distorsions qui mèneront à plusieurs années de stagnation et d’appauvrissement. Le problème, évidemment, n’est pas seulement québécois. Mais la fragilité ici est plus grande. Conclusion, le projet de souveraineté pour se redéfinir devra inclure des dimensions de rupture. Il faudrait en d’autres mots, repenser le projet d’un développement autocentré (ce qui ne veut pas dire autarcique), se désengluer des politiques néolibérales avec leur obsession sur la croissance pour la croissance et la destruction du secteur public. Ce ne sera pas évident dans le contexte géopolitique et géo-économique actuel, mais sans cela, il n’y aura ni souveraineté ni prospérité.
- La démographie et la société ont changé également. Initialement, le « nous » du peuple québécois était relativement homogène, même s’il était basé sur le déni que le Québec est également la terre des premières nations. Aujourd’hui, il est évident que le « nous » tricoté serré ne peut aller nulle part sinon que vers un nationalisme de droite, voire la haine des autres et le racisme. C’est ce que n’a pu comprendre le PQ, notamment. Autrement dit, le projet d’émancipation doit être explicitement inclusif. Le peuple québécois est maintenant diversifié même si prédomine encore (mais pour combien de temps) le « nous » original francophone. À moins de fermer les portes et de reléguer les immigrants et les autochtones à l’arrière-plan, il faudra redéfinir les termes. Ce qui voudrait dire une politique d’accueil plus généreuse, l’arrêt des mesures répressives (les expulsions, etc.) et un investissement à long terme dans les mécanismes d’intégration. Voici un autre défi énorme.
- Le Québec, comme le reste du Canada et même du monde, est confronté à la grande tempête environnementale dont les liens avec la pandémie actuelle ne sont plus mis en doute. Faire face à cette situation exige des réponses concertées à l’échelle internationale, ce qui implique de difficiles arbitrages entre les États et les nations. Le nationalisme traditionnel ne peut être un outil efficace à ce niveau. La coopération entre les États et les peuples sera plus qu’indispensable, et par conséquent, le projet d’une souveraineté doit effectivement être internationalisé pour devenir attrayant et même possible. Il faudra rebâtir des structures effectives et multilatérales de coopération. Un Québec indépendant doit jouer un rôle dans la reconstruction d’un système multilatéral capable de confronter les grandes puissances et leurs politiques de prédation et de guerre. Encore là, cela ne sera pas facile.
On pourrait ajouter à cette liste plusieurs autres défis politiques, sociaux, culturels, économiques, etc. Dans la recherche qui a permis la publication d’un numéro des Nouveaux Cahiers du socialisme sur la question nationale « revisitée », plusieurs de ces thèmes sont abordés. Le point de vue est certainement partisan, loin du langage académique ou médiatique : nous sommes pour l’indépendance du Québec ou dit autrement, pour la souveraineté populaire ! La question se pose encore, au-delà des sondages plus ou moins biaisés, dans les contradictions profondes qui confrontent notre société. Elle a un sens en se refondant dans un nouveau projet socio-économique et écologique pour promouvoir la justice, l’égalité, la dignité et la solidarité.