AccueilNuméros des NCSNo. 26 - Automne 2021En défense de l’éducation populaire de transformation sociale

En défense de l’éducation populaire de transformation sociale

Ronald Cameron, Nouveaux Cahiers du socialisme, no. 26 - automne 2021

L’éducation populaire constitue l’un des trois grands piliers des activités éducatives organisées pour les adultes au Québec. Elle se distingue de la plupart des autres champs de l’éducation, notamment du système scolaire des jeunes, par des parcours non formels, c’est-à-dire par des activités d’apprentissage qui ne conduisent pas à une sanction scolaire. Les deux autres secteurs de l’éducation des adultes sont reliés à la formation générale et initiale ainsi qu’à la formation liée à l’emploi, avec des parcours qui peuvent conduire à des sanctions formelles.

Alors qu’environ deux millions de personnes[1], surtout des jeunes et des adultes de moins de 25 ans, fréquentent des établissements d’enseignement formel de tout ordre, l’éducation populaire regroupe de 30 à 50 000 personnes[2], incluant à la fois les activités en alphabétisation populaire et celles offertes par les organisations syndicales. C’est dire combien notre système d’éducation est centré sur la diplomation, les apprentissages formels et la réussite scolaire.

L’éducation populaire a toujours fait partie d’une vision progressiste de l’éducation. Depuis Condorcet[3], elle offre sans discrimination, tout comme l’accessibilité universelle à l’école publique, des moyens à toutes et tous d’accroître leurs connaissances et leurs capacités pour pouvoir être autonome dans la société. En effet, le système scolaire et l’éducation populaire poursuivent l’objectif, au moins en théorie, d’offrir une égalité des chances d’accès à l’éducation. Dans le contexte actuel, la pertinence d’une pédagogie de la conscientisation nous semble plus importante que jamais pour mobiliser vers une transformation sociale, mais aussi pour inspirer une vision de l’école en accord avec l’ampleur et la diversité des défis sociaux et citoyens.

Différentes réalités de l’éducation au Québec

Avant les années 1960, au Québec, « L’éducation non formelle constitue la forme presque exclusive de la participation des adultes à l’éducation[4] ». Cette éducation était à l’initiative de milieux privés ou cléricaux, mais aussi politiques, syndicaux, associatifs et communautaires. Aujourd’hui, quand on parle d’éducation populaire, plusieurs y incluent les activités de développement personnel et culturel, comme les universités du troisième âge ou l’apprentissage d’une langue. Par contre, n’est plus associée à cette définition la formation syndicale, comme cela pouvait l’être dans le passé. Inclure les activités de développement personnel et exclure les formations spécifiques aux organisations syndicales définit une autre réalité au concept même d’éducation populaire.

Le développement des établissements scolaires dans les années 1960 a offert aux jeunes un accès massif à l’éducation et a entraîné une transformation importante des programmes d’enseignement. Les réformes de l’éducation avaient aussi prévu une place à l’éducation non formelle des adultes, dans une perspective d’éducation permanente, en déléguant aux commissions scolaires des responsabilités, notamment en alphabétisation. C’est ainsi que sont mis sur pied des centres d’éducation populaire sous la responsabilité des commissions scolaires[5].

En parallèle, se créent des groupes volontaires en alphabétisation qui expérimentent des pratiques qui sortent du cadre de la scolarisation et qui cherchent à s’enraciner « au sein du tissu humain de l’analphabétisme[6] ». Ces groupes d’alphabétisation et d’éducation populaire qui se structurent avec les années 1970 constituent l’une des fondations du mouvement d’éducation populaire « autonome », ainsi identifié par sa revendication d’indépendance face aux commissions scolaires, mais aussi par son ambition de transformation sociale et collective. Les groupes d’alphabétisation populaire et les mouvements d’éducation populaire autonome seront influencés par les expériences de Paulo Freire au Brésil et en Amérique latine (voir l’annexe à cet article).

En 2016, dans son avis sur l’éducation populaire au Québec, le Conseil supérieur de l’éducation (CSÉ) définit de manière non équivoque la portée sociale de l’éducation populaire : elle « permet à des acteurs sociaux individuels ou collectifs de développer leur capacité à agir de façon autonome, à faire respecter leurs droits, à exercer les rôles qu’ils se donnent, à assurer leur propre développement et à participer à celui de leurs milieux de vie[7] ».

Le CSÉ marque ainsi une distance avec une conception « occupationnelle » de l’éducation populaire, en adoptant une définition explicitement émancipatrice qui laisse délibérément de côté les dimensions « socioculturelles, plus généralement associées aux loisirs et au développement de la culture personnelle ou d’habiletés manuelles ». Ainsi, la contribution de l’éducation populaire autonome se concrétise-t-elle dans une action collective de transformation sociale qui se destine à promouvoir l’émancipation collective.

Élargir la place de l’éducation populaire

Avec la suppression du financement des services qui ne sont pas à des fins scolaires dans le réseau public d’éducation et avec les contraintes dans les subventions en éducation populaire autonome, on est porté à croire que l’éducation populaire de conscientisation est appelée à disparaître au Québec ! De plus, les activités éducatives non formelles sont en compétition permanente avec les exigences accrues de scolarisation et, plus généralement, avec les contraintes de la conciliation travail-famille-études, dans un contexte social de performance. Ce sont aussi des facteurs importants de dévalorisation de l’éducation populaire, qui a pourtant contribué à l’avènement d’une société québécoise plus démocratique que celle qui pouvait exister auparavant.

Une vision de gauche de l’éducation doit favoriser l’élargissement de l’espace de l’éducation populaire dans les politiques publiques. Non seulement parce que les besoins en éducation demeurent importants, mais aussi parce que les défis sociaux l’exigent. Devant les enjeux sanitaires, économiques, environnementaux et de justice sociale, on ne peut s’appuyer que sur la diplomation des jeunes pour s’engager collectivement à transformer la société. Dans cette perspective, il ne s’agit pas seulement d’accroître les connaissances et les habiletés des adultes, mais aussi de favoriser une prise de conscience et le développement de leur capacité d’agir pour répondre aux exigences des changements systémiques.

De plus, une vision de gauche de l’éducation ne peut se satisfaire de la dichotomie de deux systèmes parallèles, un système « neutre et objectif » pour les jeunes et un autre « populaire » sur le vivre ensemble pour les adultes. La contribution de l’éducation populaire dans une perspective d’apprentissage tout au long de la vie peut aller au-delà de la voie parallèle dans laquelle elle se trouve actuellement par rapport au système scolaire. Les pédagogies critiques en éducation populaire sont porteuses de pistes de transformation pour combattre la culture dominante de la performance.

Un système scolaire qui accompagne les inégalités

« L’école est à l’image même de la société capitaliste », disait le manifeste de la CEQ[8] en 1972. Si cela demeure toujours vrai, la reproduction du système ne s’opère plus de la même manière que pouvaient le faire les parcours élitistes des écoles privées d’antan. Aujourd’hui, malgré l’accessibilité universelle formelle, la reconnaissance scolaire basée sur le mérite accompagne la longue et lourde tendance à l’accroissement des inégalités sociales, au lieu de se limiter à reproduire l’origine sociale ! Pour Dubet, Duru-Bellat et Vérétout, le système de méritocratie va l’encontre des principes de justice sociale. L’emprise du diplôme dans les sociétés industrialisées reproduit les inégalités sociales à travers la fabrication des inégalités scolaires :

Le fait que les diplômes aient une forte emprise sur le destin social des individus contribue au développement des inégalités scolaires ! C’est en ce sens que le mérite joue contre la justice. L’emprise scolaire est un multiplicateur de l’influence des inégalités scolaires sur les inégalités sociales[9].

La logique scolaire contemporaine transpire la compétition et la performance. Plus qu’hier, le système d’éducation est soumis à « l’emprise de la diplomation ». Le cancer qui transforme la mission démocratique de l’école tient beaucoup à l’intériorisation d’une école au service de la réussite individuelle. Or, dans une société qui demeure profondément inégalitaire, on ne peut éradiquer la culture de la performance sans remettre en question le système de sanction, incarné par la diplomation. Réhabiliter la charge critique de l’éducation populaire peut aussi dessiner des pistes pour refonder l’école sur une mission centrée sur la justice sociale et démocratique. Tentons d’en esquisser quelques-unes comme pistes de réflexion.

  • Élargir l’espace d’apprentissage non formel

Sous le titre anglais Deschooling Society, Ivan Illich[10] propose une remise en question du système de scolarisation. Le titre français, Une société sans école, ne rend pas justice à son propos en suggérant une société sans éducation. Déscolariser l’école, c’est plutôt s’engager à réduire l’institutionnalisation et l’emprise du diplôme sur la différenciation sociale et ainsi remettre en question un système basé sur la compétition et la performance. C’est au contraire dans un contexte de collaboration qu’on peut mieux réunir les conditions optimales d’un apprentissage, comme le soutient Illich. Apprendre se fait aussi à l’enseigne de la curiosité et de la découverte. Il s’agit de concevoir une pédagogie « qui mette l’accent sur la coopération plutôt que sur la compétition[11] ».

Une dimension structurelle de l’éducation populaire est son caractère non formel. S’en inspirer, c’est envisager d’élargir l’espace d’apprentissage non formel dans l’école publique, ce qui exige un changement profond de culture éducative. Un levier en ce sens est l’intégration d’activités dites « parascolaires » dans le curriculum. L’enseignement non formel inspire déjà les activités de beaucoup d’enseignantes et d’enseignants qui cherchent à supprimer la compétition et la concurrence entre les élèves. Une telle démarche vise aussi à réduire au maximum la pression sociale de plus en plus forte sur les jeunes. L’anxiété vécue par la jeunesse n’est pas seulement environnementale, elle est aussi liée à l’importante hausse des exigences pour se distinguer et réussir, notamment sur le marché de travail.

  • Renforcer l’évaluation formative sans baisser les exigences

En augmentant les exigences, la course à la performance pervertit le rapport à l’évaluation. Il ne s’agit pas de célébrer la réduction des contenus. Il s’agit plutôt de penser l’évaluation en rupture avec un système de sanction. Supprimer le classement des élèves permet de faire échec à la réduction du niveau et à l’exigence de la note de passage. Renforcer l’évaluation formative à l’école amènerait aussi une approche d’évaluation associée aux méthodes non formelles d’éducation populaire, d’abord basée sur la participation active des personnes apprenantes.

On a beaucoup critiqué la réforme des années 1990 sur la question de l’évaluation et les travers d’une conception qui voudrait la supprimer. On a raison de dénoncer ce qui reviendrait à enlever aux parents, « un précieux outil d’information sur ce que font les enfants à l’école et les enseignantes et enseignants d’un indispensable outil leur permettant de savoir ce que vaut leur enseignement[12] ». Toutefois, avons-nous vraiment besoin d’outils qui visent à classer les élèves pour sauver l’intégrité de l’école publique ? N’y a-t-il pas d’autres instruments, déjà expérimentés par le personnel enseignant ? D’ailleurs, plus les inégalités sont fortes dans une société, plus la demande pour différencier les forts des faibles est grande, avec comme conséquence l’instauration de parcours d’apprentissage différenciés et débutant plus tôt[13].

  • Renforcer l’autonomie et l’esprit critique pour transformer la société

Le renforcement de l’autonomie est souvent associé au développement de l’esprit critique. C’est vrai, en partie, comme le rappelle Baillargeon[14], car la pensée critique ne peut faire l’économie de la maîtrise des contenus. Par ailleurs, des curriculums centrés sur les « besoins » des enfants considérés comme individus au détriment des contenus[15] cultivent une fausse autonomie centrée sur des intérêts individuels. Plusieurs approches pédagogiques alternatives réinstaurent des cursus centrés sur la socialisation, au lieu de les fonder sur la performance[16].

Le principe de l’égalité des chances ne suffit plus à accroître la capacité des 99 % à transformer la société. Pour accroître l’impact de l’éducation à contribuer à une société plus juste, il importe de valoriser l’autonomie et la capacité de prendre des décisions, dans une perspective d’engagement dans un cadre de solidarité collective. Le renforcement à la fois de l’autonomie et de la solidarité comme résultante du parcours scolaire se présente comme une piste à considérer dans l’accroissement de la capacité politique d’une population à agir pour transformer la société.

  • Former les enseignantes et les enseignants aux pédagogies critiques

Nous serions surpris de constater que plusieurs enseignantes et enseignants pratiquent les échanges dialogiques de Paulo Freire, développent des activités de conscientisation adaptées selon les niveaux d’âge des élèves et cultivent l’autonomie et la solidarité. Plusieurs ont des attitudes proactives en regard des problèmes sociaux concernant les inégalités, les discriminations, l’exclusion, le racisme, les différentes formes d’oppression des populations immigrantes et autochtones. Les médias font parfois écho à ces expériences novatrices. Rappelons celle qui portait sur la discrimination, alors qu’un jeu de rôle faisait vivre à des enfants du primaire du deuxième cycle, des situations d’injustice qui ont eu un impact énorme sur les élèves[17].

Ainsi, plusieurs pratiques enseignantes vont plus loin que d’insister sur les « compétences transversales » et élèvent la conscience des élèves envers les inégalités et les injustices liées au genre, à l’habillement, à la couleur de la peau, aux préjugés liés à l’origine sociale ou ethnoculturelle. Force est de reconnaître que ces pratiques se rapprochent finalement de celles de Freire ou de l’éducation populaire. Pouvons-nous faire plus ? Pourquoi ne pas exposer la philosophie de la désobéissance civile au secondaire dans les cours de morale ? Sans être un spécialiste de la formation du personnel enseignant, l’enseignement des pédagogies critiques apparaît un essentiel tout autant qu’une connaissance générale des fondements du système éducatif.

Pour un système d’éducation de conscientisation et de transformation sociale

Voir des milliers d’élèves se mobiliser dans les rues pour demander d’agir face aux changements climatiques nous rassure sur la santé des apprentissages des jeunes actuellement ! À la fois produit du rehaussement de la conscience sociale ambiante des enjeux en environnement et de l’engagement du personnel enseignant, leur action commande notre appui, celui des parents et des directions d’établissement et de tout le personnel enseignant.

La sortie de la pandémie de la COVID-19 ne renforcera pas les approches progressistes et anti-systémiques en éducation. Au contraire, comme le rappelle Philip Mirowski :

Les néolibéraux ont aussi toujours été hostiles à l’éducation pour tous. Ce confinement général, associé au fait de transférer l’éducation en ligne, fait exactement ce qu’ils souhaitaient : les étudiants sont très inégaux face à l’éducation à distance […]. Ainsi, seuls ceux qui ont le plus de moyens peuvent avoir accès à une éducation de bonne qualité[18].

Le monde de l’éducation ne peut pas rester neutre devant ces enjeux et doit valoriser l’agir citoyen de transformation sociale, l’éducation populaire et les approches pédagogiques de conscientisation.

 

Annexe

Paulo Freire et la pédagogie de la conscientisation

L’éducation populaire de conscientisation est née au Brésil, dans les années 1960, par les travaux en alphabétisation populaire de Paulo Freire, dont on célèbre en septembre 2021 le centième anniversaire de naissance. C’est pour sortir la population rurale de l’illettrisme et de la pauvreté que Freire développe une méthode pédagogique partant des conditions de vie de la population du Nord-Est du Brésil. Au Québec, l’Institut canadien d’éducation des adultes fait écho aux expériences de Freire en 1970[19] et des groupes en alphabétisation populaire vont s’en inspirer[20].

Un collectif québécois de conscientisation s’est mis en place pendant quelques années par la suite, comme point d’appui et de valorisation des pratiques de conscientisation[21]. Au Canada, les réseaux de solidarité internationale ont tenu des ateliers d’éducation populaire, et partout dans le monde, des projets éducatifs s’appuyant sur l’approche de Freire se sont développés.

L’ouvrage fondateur le plus connu de Paulo Freire est Pédagogie des opprimés[22], paru en 1974. Entre ce best-seller et la publication de Pédagogie de l’autonomie[23], un peu avant sa mort en 1997, Freire a revu son approche, mais sans en changer les principes. Pour Michel Blondin, pionnier de l’animation sociale, la méthode de Freire est en rupture avec l’approche institutionnelle basée sur une infantilisation des adultes placés en « position de dépendance à l’égard du maître » et sur une « domestication des esprits[24] ». Elle vise une prise de conscience des apprenantes et des apprenants qui doit déboucher sur un agir collectif et citoyen.

La pédagogie de la conscientisation contre la neutralité en éducation

Le point de départ de Freire, comme celui de toutes les pédagogies critiques, est son rejet d’une posture de neutralité en éducation. Freire contestait l’approche éducative « bancaire », qui consiste à ne privilégier que l’accumulation de connaissances.

Aussi, prône-t-il l’importance pour l’enseignante ou l’enseignant d’afficher ses opinions et, en retour, d’accepter la critique. Pour Freire, l’éducation est libératrice, mais pour ce faire, l’apprentissage doit dépasser la relation hiérarchique éducateur/élèves. Une relation « dialogique » est la base de la relation pédagogique entre l’enseignant·e et l’apprenant·e. « Ceux-ci [les élèves] au lieu d’être de simples réceptacles de “dépôts” sont maintenant des chercheurs critiques, en dialogue avec l’éducateur, lui-même chercheur critique[25] ».

Toute l’approche de Freire est basée sur une relation égalitaire et fondée sur le respect et la curiosité. Pour Freire, les mouvements sociaux et politiques devraient adopter la même approche dans leurs activités éducatives. La profondeur de l’apprentissage est liée à la découverte par l’apprenant·e dans une démarche commune de recherche avec l’enseignant·e. C’est de cette manière, pour Freire, que l’éducation est une activité de conscientisation : « L’éducation conscientisante devient ainsi un effort permanent par lequel les êtres humains[26] se mettent à découvrir, de façon critique, comment ils vivent dans le monde avec lequel et dans lequel ils sont ».

Pour Freire, l’approche critique n’est donc pas complémentaire à un curriculum, elle est l’activité d’apprentissage. L’éducation n’est pas neutre et n’a pas de vertus démocratiques intrinsèques, qui seraient indépendantes du contexte d’oppression et d’exploitation qui existe dans la société : ce dernier doit non seulement être pris en compte, mais analysé et critiqué.

Une relation égalitaire, mais des rôles distincts

Certains critiqueront l’idéalisme de cette philosophie égalitariste de l’éducation et préféreront célébrer les vertus intrinsèques des « contenus » et des « connaissances ». Mais, attention, Freire est opposé à l’idée que l’enseignante ou l’enseignant puisse faire l’économie d’une formation disciplinaire. Comme le rappelle Irène Pereira :

La maîtrise des contenus disciplinaires est une condition nécessaire, mais non suffisante. Si l’enseignement exige de connaître l’évolution des connaissances sur les aptitudes cognitives des jeunes ou des adultes, ça ne doit jamais écarter ou sacrifier les savoirs abordés[27].

Ainsi, l’approche des pédagogies critiques se distingue à la fois des méthodes magistrales plus traditionnelles, qui sont impuissantes à développer l’autonomie, mais aussi des méthodes « puérocentristes » plus récentes, qui définissent le contenu des apprentissages en fonction des besoins et des champs d’intérêt des élèves. La pédagogie de la conscientisation cherche plutôt à s’appuyer sur la curiosité des jeunes ou des adultes, pour être « élaborée avec les opprimés et non pour eux[28] ». Il adopte ainsi une position médiane entre une approche éducative strictement empirique et expérimentale et celle qui se réduit à la transmission des connaissances scientifiques.

De l’alphabétisation populaire à la pédagogie de la conscientisation

D’abord développée en alphabétisation populaire, la pédagogie de la conscientisation ne s’est pas limitée à l’éducation des adultes. Freire applique son approche au réseau scolaire alors qu’il fut secrétaire à l’Éducation à Sao Paulo en 1989.

Partant d’un contexte particulier d’exploitation au Brésil, des adaptations de la pédagogie de Freire aux contextes spécifiques de domination ont été réalisées, comme le mentionne Jeanne Francke, formatrice à Lettre en main, un groupe d’alphabétisation au Québec[29]. Une panoplie de pédagogies critiques se sont aussi développées, notamment les pédagogies féministes, antiracistes et décoloniales[30]. Dans le système scolaire québécois, les pédagogies critiques sont également présentes. Elles sont parfois associées aux méthodes de découverte par tâtonnement de Célestin Frenet, plus connues au Québec que la pédagogie de conscientisation de Freire[31].

Autonomie et démocratie : le trait d’union des ordres d’enseignement

La pédagogie de la conscientisation intègre l’action collective dans la mission éducative. C’est pourquoi le rationnel de l’éducation chez Freire est centré sur l’autonomie, une qualité susceptible de permettre une attitude critique. Or, l’autonomie se développe mieux à travers une relation éducative basée sur la collaboration et le respect dans un cadre démocratique à tous les niveaux d’enseignement. Cette philosophie nous semble tout à fait adaptée à la perspective d’une éducation « tout au long et au large de la vie », suivant l’expression de l’avis du Conseil supérieur de l’éducation[32].

L’éducation populaire autonome et les pédagogies de transformation sociale constituent des approches anti-systémiques et s’opposent à l’instrumentalisation de l’éducation populaire comme outil « d’encadrement social » au service des élites politiques ou religieuses. On a pu reprocher à Freire d’être dogmatique et d’endoctriner la population suivant des visées politiques. Ici même, au Québec, des rhétoriques de gauche ont pu dans le passé conduire à confondre des exercices d’éducation ou d’émancipation avec des postures d’endoctrinement. Dans sa version doctrinaire du socialisme en miroir au populisme catholique, « l’éducation populaire est réduite à une “instruction du peuple” qui, avant d’agir, doit d’abord apprendre la “ligne juste” ou doit passer par une “démarche” d’animation et conscientisation[33] ».

On ne peut pas associer la méthode de Freire à ce type de conception. Elle se compare plutôt aux approches plus libertaires des courants bottom-up qu’on retrouve à la base des mouvements altermondialistes.

La pédagogie de la conscientisation de Freire trouve sa raison d’être dans son opposition contre toutes les formes de domination et d’oppression systémique, à contresens des démarches autoritaires prétendument objectives et neutres. Freire dira : « Personne ne se libère seul, personne ne libère autrui, les hommes se libèrent ensemble, par l’intermédiaire du monde[34] ». Le point de départ des apprentissages collectifs provient de la pratique des mouvements sociaux, à partir desquels naissent les pratiques de transformation sociale.


[1] Évaluation approximative basée sur les données de la Banque de données des statistiques officielles sur le Québec, <https://bdso.gouv.qc.ca/>.

[2] Évaluation établie à partir de l’avis du Conseil supérieur de l’éducation (CSÉ), L’éducation populaire : mise en lumière d’une approche éducative incontournable tout au long et au large de la vie, Québec, 2016.

 [3] Condorcet, Cinq mémoires sur l’instruction publique (1791). Présentation, notes, bibliographie et chronologie par Charles Coutel et Catherine Kintzler, Paris, Garnier-Flammarion, 1994, <http://classiques.uqac.ca/classiques/condorcet/cinq_memoires_instruction/Cinq_memoires_instr_pub.pdf>.

[4] Bernard Vallée, Évolution des concepts en éducation populaire, Montréal, Institut canadien d’éducation des adultes, 1988, <http://bv.cdeacf.ca/EA_PDF/2004_12_0601.pdf>.

[5] Pour en savoir plus : Paul Bélanger, Anouk Bélanger et David Labrie-Klis, La pertinence des Centres d’éducation populaire de Montréal. Sommaire de l’étude, Service aux collectivités, Université du Québec à Montréal, Montréal, décembre 2014.

[6] Regroupement des groupes populaires en alphabétisation (RGPAQ), L’alphabétisation au Québec, mémoire présenté à la Commission d’étude sur la formation des adultes et au ministère de l’Éducation, Montréal, juin 1981, p. 27, <http://bv.cdeacf.ca/documents/PDF/rayonalpha/2534.pdf>.

[7] CSÉ, 2016, op. cit., p. 39.

[8] Centrale de l’enseignement du Québec (CEQ), L’École au service de la classe dominante, 1972, réédité par M Éditeur, Montréal, 2012. La CEQ est aujourd’hui la Centrale des syndicats du Québec (CSQ).

[9] François Dubet, Marie Duru-Bellat et Antoine Vérétout, Les sociétés et leur école. Emprise du diplôme et cohésion sociale, Paris, Seuil, 2010.

[10] Ivan Illich, Une société sans école, Paris, Seuil, [1971] 2015.

[11] RGPAQ, 1981, op cit., p. 36.

[12] Normand Baillargeon, Turbulences, essais de philosophie de l’éducation, Québec, Presses de l’Université Laval, 2013.

[13] Dubet, Duru-Bellat et Vérétout, 2010, op. cit.

[14] Normand Baillargeon, Propos sur l’éducation : essais, portraits, chroniques, aveux, convictions, espérances…, Saint-Joseph-du-Lac, M Éditeur, 2016.

[15] Marie-Claude Blais, Marcel Gauchet et Dominique Ottavi, 2002, Pour une philosophie politique de l’éducation, six questions d’aujourd’hui Paris, Éditions Bayard, repris par Pluriel, 2010, p. 115 et suivantes. Voir aussi Irène Pereira, Paulo Freire, pédagogue des opprimé·e·s. Une introduction aux pédagogies critique, Paris, Éditions Libertalia, 2017, p. 38.

[16] Ségolène Régnier, Le projet de socialisation de l’enfant dans la pédagogie de Célestin Freinet, thèse de doctorat, Université Lumière Lyon 2, 2004, <file:///C:/Users/F%C3%A9licit%C3%A9/Downloads/regnier_s.pdf>.

[17] Radio-Canada, La leçon de discrimination, Émission Enjeux, 2006, <https://www.youtube.com/watch?v=iDyZf5xOLVY>.

[18] Nicolas Celnik, « L’après ne sera pas favorable à une société de gauche, mais à une accélération des mesures néolibérales », entrevue de Philip Mirowski, Libération, 28 avril 2020, <https://www.liberation.fr/debats/2020/04/28/l-apres-ne-sera-pas-favorable-a-une-societe-de-gauche-mais-a-une-acceleration-des-mesures-neoliberal_1786730>.

 [19] Paolo Freire, Méthode d’alphabétisation des adultes employée dans le Nord-Est brésilien, un chapitre du livre Praxis de liberté, 1965, publié par l’Institut canadien pour l’éducation des adultes, Montréal, 1970, <http://bv.cdeacf.ca/RA_PDF/8292.pdf>.

 [20] Regroupement des groupes populaires en alphabétisation (RGPAQ), L’alphabétisation au Québec, mémoire présenté à la Commission d’étude sur la formation des adultes et au ministère de l’Éducation, Montréal, juin 1981, p. 27, <http://bv.cdeacf.ca/documents/PDF/rayonalpha/2534.pdf>.

[21] Voir en particulier Jean-Yves Desgagnés, « La conscientisation : une pratique antioppressive », dans Gisèle Ampleman, Linda Denis et Jean-Yves Desgagnés, Théorie et pratique de conscientisation au Québec, Montréal, Presses de l’Université du Québec, 2012.

22. Paulo Freire, Pédagogie des opprimés, suivi de Conscientisation et Révolution, Paris, Maspero, 1974. En réédition sous le titre La pédagogie des opprimé·e-s, nouvelle traduction du portugais (Brésil) par Élodie Dupau eta Melenn Kerhoa, préface d’Irène Pereira, Montréal, Éditions de la rue Dorion, août 2021, 336 pages.
[23] Paulo Freire, Pedagogia da autonomia : saberes necessários à prática educativa, São Paulo, Paz e Terra, 1996, traduit en français par Jean-Claude Régnier sous le titre de Pédagogie de l’autonomie, Toulouse, Éditions Érès, 2006.

 [24] Michel Blondin, Yvan Comeau et Ysabel Provencher, Innover pour mobiliser : l’actualité de l’expérience de Michel Blondin, Montréal, Presses de l’Université du Québec, 2012, p. 79.

[25]Freire, Pédagogie des opprimés, op. cit.

 [26] Dans le texte original, il est écrit :« les hommes ».

 [27] Irène Pereira, Paulo Freire, pédagogue des opprimé·e·s. Une introduction aux pédagogies critique, Paris, Éditions Libertalia, 2017.

[28] Freire, Pédagogie des opprimés, op. cit., p. 22.

[29] Brigitte Létourneau, « Quelle conscientisation ? », entrevue avec Jeanne Francke, Le monde alphabétique, n° 15, automne 2003.

[30] Pour un survol des références des différents types de pédagogie critique, voir Pereira, 2017, op. cit.

[31] Pour une analyse de l’approche de Frenet dans une perspective de transformation sociale, voir GauthierTolini, « Célestin Freinet et Paulo Freire, des pédagogies de transformation sociale », dans Laurence De Cock et Irène Pereira (dir.), Les Pédagogies critiques, Marseille, Agone/Fondation Copernic, 2019.

[32] Conseil supérieur de l’éducation, L’éducation populaire : mise en lumière d’une approche éducative incontournable tout au long et au large de la vie, Québec, 2016.

[33] Paul Bélanger et Julio Fernandez Julio, L’éducation populaire, une contre école, Dossier Vie ouvrière, vol. XXX, n° 148, octobre 1980, p. 502.

[34] Freire, Pédagogie des opprimés, op. cit., p. 44.

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