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Le marxisme haïtien. Marxisme et anticolonialisme en Haïti (1946-1986)

Notes de lecture du livre de Jean-Jacques Cadet, Paris, Delga, 2020 Publié dans Nouveaux Cahiers du Socialisme numéro 26 automne 2021.

Le marxisme haïtien constitue en quelque sorte une première, une synthèse des grands théoriciens du marxisme en Haïti de 1946 à 1986. En raison de la période choisie, Cadet n’aborde qu’indirectement la pensée de Jacques Roumain, l’auteur de Gouverneurs de la rosée (Zulma, 1944) et membre fondateur du Parti communiste haïtien décédé en 1944. Néanmoins, « premier marxiste haïtien » (p. 83), Roumain demeure une figure centrale pour tous les marxistes haïtiens qui vinrent après lui. C’est pourquoi l’auteur lui consacre de belles pages. Mais c’est avant tout à Étienne Charlier, Jacques Stephen Alexis, René Depestre, Gérard Pierre-Charles, Yves Montas (Jean Luc) et Michel Hector que l’auteur s’attarde pour penser le marxisme haïtien.

L’auteur choisit de délimiter son portrait du marxisme haïtien par des événements politiques cruciaux plutôt que par des dates de publication. Cadet souligne ainsi le rôle joué par les marxistes dans les événements de 1946 qui voient le renversement du gouvernement Lescot. Tant la génération proche de Roumain que celle qui viendra après demeurent marquées par ces événements qui, tout en remettant en cause le pouvoir d’une certaine élite « mulâtre », entraînent dans leur sillage la montée d’un populisme « noiriste » plus diviseur que rassembleur. Pour les marxistes haïtiens, « un “Noir” au pouvoir ne présuppose pas une politique de gauche au profit des masses de travailleurs » (p. 138), même si ceux-ci sont majoritairement noirs. L’histoire leur donnera malheureusement raison avec la dictature des Duvalier dont la fin (1986) clôt la période choisie par Cadet. Dans les faits, le marxisme haïtien s’est largement construit dans son opposition aux Duvalier. Jacques Stephen Alexis a d’ailleurs été assassiné par le régime, Étienne Charlier contraint à la clandestinité et les autres à l’exil.

Avec la distance qu’impose l’exil, les marxistes haïtiens s’attardèrent à « distiller le marxisme » (p. 10) selon la belle expression de Cadet. De manière générale, Cadet distingue trois domaines où ceux-ci « distillent » le marxisme : 1) le mode de production de la société haïtienne, 2) le colonialisme et l’eurocentrisme d’un certain marxisme occidental et 3) le concept d’aliénation.

En cherchant à établir la nature de la formation sociale haïtienne, les marxistes haïtiens ont voulu compléter le modèle de Marx, attaché principalement à théoriser le capitalisme industriel européen. Comment penser l’articulation entre l’économie encore très majoritairement agraire d’Haïti et le capitalisme international ? On constate qu’Haïti constitue une société « semi-féodale-semi-coloniale » (p. 178). Semi-féodale parce que « les institutions féodales font défaut en Haïti pour parler d’une féodalité dans le sens marxien du terme […] Néanmoins, elle [la société haïtienne] reste dominée par le travail des ruraux » (p. 191) et la rente foncière. Semi-coloniale, parce que sans être une colonie au sens exact du terme, « le capitalisme indigène n’est qu’“un fournisseur de matières premières des pays capitalistes” » (p. 195). Ainsi, les marxistes haïtiens auraient-ils donc appelé à un renouvellement de la taxonomie marxienne en prenant en compte la fonction des sociétés périphériques dans le développement du capitalisme international.

Ils auraient également remis en question un certain eurocentrisme auquel le marxisme occidental n’aurait pas su échapper, qui subordonnerait l’enjeu du colonialisme et du racisme à la critique d’un capitalisme essentiellement conçu à partir du mode de production strictement occidental. À cet égard, l’auteur souligne l’importance conjuguée du mouvement de la négritude et du castrisme. Il s’agit, dans le cas du mouvement de la négritude, de souligner la spécificité de la double oppression subie par les noir·e·s, à la fois privés de leurs propres moyens de production et subissant une domination coloniale et raciste qui se traduit par une « aliénation épidermique » (p. 342) selon l’expression de René Depestre : « La négritude était la conscience de cette double aliénation et la nécessité historique de la dépasser à travers une praxis révolutionnaire » (Depestre cité par Cadet, p. 338).

Néanmoins, Depestre se montrera critique d’une certaine tendance au sein du mouvement de la négritude. Plus proche de Césaire, « il soupçonne chez Senghor un essentialisme » (p. 328). Cette critique est d’autant plus justifiée à ses yeux qu’il voit Duvalier instrumentaliser le mouvement à des fins politiques en Haïti (p. 329). L’essentialisme de Senghor rend possible cette récupération et motive la prise de distance de Depestre par rapport à cette tendance. La rencontre de Castro, de Guevara et du castrisme jouera aussi un rôle dans cette prise de distance. Lors de cette rencontre, Depestre redécouvre un réel « humanisme sans couleur » (p. 27) qui rejette l’eurocentrisme du marxisme occidental. C’est à partir de la périphérie, de l’Amérique latine au Viêt Nam en passant par le Congo, que la décolonisation doit se faire, et non par le biais d’un rapport à l’Occident. Sans nier l’oppression des noir·e·s par l’Occident, il s’agit de reconfigurer les solidarités à partir de la périphérie par-delà les différences de pigmentation (p. 29).

Enfin, le marxisme haïtien innove en ce qui concerne le concept marxien d’aliénation. Comme le souligne Cadet (p. 362), l’idée de zombification de Depestre constitue peut-être l’innovation la plus riche à cet égard. Avec elle, on parvient non seulement à cerner la spécificité de l’aliénation dans le contexte colonial lié à un passé esclavagiste, la terminologie même se trouve décolonisée puisque le concept est pensé grâce à un terme propre à la culture haïtienne (p. 386). Depestre souligne l’importance de la chose dans un entretien avec la revue Cultures & Conflits :

La figure du zombie est un des rares mythes que l’expérience coloniale nous a permis de constituer. Le zombie a le statut existentiel de l’esclave, c’est l’homme ou la femme à qui l’on a enlevé toutes ses facultés intellectuelles et spirituelles pour en faire une force de travail, une force simplement musculaire (cité par Cadet, p. 361).

Non seulement le zombie est-il aliéné au sens de Marx, il subit en outre « une dégradation mentale et une déchéance physique qui [lui] enlèvent toute sa subjectivité » (p. 358). Il est d’ailleurs significatif que la figure du zombie soit intimement associée au travail dans les plantations (p. 358). Avec le concept de zombification, nous avons un concept apte à penser la spécificité de l’expérience haïtienne au moyen d’une terminologie propre.

C’est là un apport significatif à la pensée marxienne qui ne peut s’enfermer dans un dogmatisme. Si l’auteur hésite parfois entre l’idée que le marxisme haïtien se solderait par une liquidation de la pensée de Marx demeurée trop eurocentrée et l’idée qu’il resterait au contraire fidèle à son esprit en réaffirmant son caractère proprement dialectique, il vaut la peine de rappeler que Marx reprochait déjà au « socialisme vrai » de ne pas s’intéresser « aux hommes réels, mais à “l’Homme”[1] » pris en un sens universel et abstrait. D’une certaine manière, les marxistes haïtiens ont adressé le même reproche au marxisme occidental qui, en faisant implicitement de l’ouvrier blanc la figure paradigmatique du marxisme, a fini par oublier les autres formes d’exploitation vécues de par le monde et susceptibles de faire émerger une subjectivation politique à visée émancipatrice.

Emmanuel Chaput


  1. Karl Marx et Friedrich Engels, L’Idéologie allemande, Paris, Éditions sociales, 1975, p. 501.

 

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