AccueilX - ArchivesGauche / Mouvements sociauxÉcologie politique et mondialisation

Écologie politique et mondialisation

Longtemps, les choses ont été simples. Il y avait les pays dominants et les pays dominés. Les premiers asservissaient, colonisaient les seconds. C’est-à-dire que les premiers traitaient les habitants des seconds non en citoyens mais en sujets, privés de droits politiques, et qu’ils exploitaient à leur profit les richesses de leurs territoires. Être de gauche signifiait d’abord, dans les pays dominés, conquérir la citoyenneté à travers l’indépendance politique, puis se battre contre le « néo-colonialisme », pour la récupération de ses richesses naturelles. Dans les pays dominants comme la France, être de gauche, c’était à la fois soutenir les luttes des peuples dominés (d’abord par la France), et refuser le « pillage du tiers-monde » : ce qu’on appelait l’internationalisme.


Par Alain Lipietz *

Implicitement, le but du combat de gauche était de construire des Etats politiquement et économiquement indépendants, organisant la redistribution à l’intérieur de leurs frontières, et nourrissant entre eux des rapports politiques et fraternels, commerçant pour leurs avantages réciproques. Le nationalisme était donc de gauche, à condition qu’il ne soit pas belliciste.

Aujourd’hui, les choses sont beaucoup plus complexes. Elles le sont pour les héritiers des vieilles gauches socialistes ou nationalistes. Est-il de gauche, quand on vit dans un pays dominé, de se battre pour l’accès aux marchés des pays dominants de produits exportés à un coût social et écologique souvent terrible ? Est-il de gauche, pour un pays dominant, de fermer ses marchés aux produits des pays émergents sous prétexte que, produits dans des conditions sociales et écologiques déplorables, ils viennent détruire les conquêtes sociales nationales ? Est-il de gauche, socialiste ou écologiste, de vouloir imposer à des pays souverains les règles supranationales découlant d’une logique ou d’un devoir supranational ?

Il est tout à fait clair que pour la vieille gauche socialiste et surtout communiste, en France, dans les années 1970 – 1980, il fallait refuser une mondialisation qui violerait la « souveraineté nationale ». Pouvait-on dès lors se dire « antimondialiste », après avoir été internationaliste ? Sentant la difficulté (qui éclata lors de la manifestation accompagnant le Sommet de Nice [décembre 2000] de l’Union européenne, les adversaires de la « mondialisation libérale » se proclamèrent désormais altermondialistes. Un autre monde était possible ? Mais devait-il toujours être basé sur le concert des Nations ? Telle est la grande question.
Pour les écologistes, cette question avait été tranchée beaucoup plus tôt. Enfants de la planète, ils savaient que la pollution n’a pas de frontières. Rejoignant par là une tradition socialiste pour qui « les prolétaires n’ont pas de patrie », ils avaient accepté d’emblée le principe de penser globalement et d’agir localement pour sauver la planète… voire même d’« agir globalement » : lutter pour des lois, des droits et des obligations transnationales.
Mais pour agir ensemble sur des bases mieux assurées, il nous faut d’abord comprendre ce qui a véritablement changé avec ce qu’on appelle mondialisation ou globalisation.

I) La première globalisation.

Si par « mondialisation » on entend que les êtres humains échangent entre eux, parfois à de très longues distances et par-delà les frontières, alors la mondialisation est aussi vieille que l’humanité. Les routes de l’étain et de la soie existaient dès l’antiquité. Partons du grand mouvement de globalisation qui s’enclenche avec les « bourgeois conquérants », à la fin du XVe siècle. À cette époque, les bourgeoisies maritimes se lancent à la découverte du monde, dans la poursuite de voies nouvelles pour le grand commerce de biens exotiques qui jusqu’alors parvenaient au compte-gouttes (épices, soie, etc.). Ils s’implantent sur les côtes de l’Afrique, en Inde, découvrent et conquièrent l’Amérique. La bourgeoisie française organise un commerce triangulaire, achetant des esclaves aux royaumes africains contre de la bimbeloterie, revendant ces esclaves, et des tissus, et des machines, contre du sucre ou de l’or aux colonies des Amériques
Ainsi se met en place ce qui sera la « première division internationale du travail ». Aux premières puissances capitalistes industrielles (Pays-Bas, Angleterre, France, Belgique, Allemagne), la production manufacturière, qu’elles sont seules à maîtriser. Aux territoires dominés (rarement considérés comme des pays), les productions de matières premières minières et agricoles qui – par les hasards du climat et de la géologie – sont impossibles dans les pays du nord. Comme on le voit, cette division du travail cantonne le mouvement ouvrier anti capitaliste aux régions industrielles de l’Europe, puis des Etats-Unis.

Pour les peuples du sud, la lutte contre les relais locaux de ce colonialisme est en fait plutôt antiféodale. Mais elle est dès l’origine marquée par un certain rapport à la nature, puisque ce sont les « bénédictions » de leur sous-sol, de leur climat, qui déterminent leur insertion dans les réseaux du commerce international. C’est dans ce cadre que s’établît le lien entre progressisme, nationalisme et productivisme (« notre nature est à nous, on en fait ce qu’on veut.»)
Cela n’allait pas de soit : pour Marx par exemple, les différences géographiques devaient s’estomper avec le développement capitaliste, l’implantation des chemins de fer ferait de l’Inde un pays comme la Grande-Bretagne, destiné au même type de révolution. Dès le début du XXe siècle, une telle simplification n’est plus de mise : les révolutions contre la première division du travail se déclenchent d’abord à la périphérie du capitalisme industriel, avec la révolution mexicaine, puis la révolution russe. Elles incluent très vite une dimension de construction du marché intérieur (et donc de protection contre la main mise du négoce international) et une reprise en main, au profit de la Nation, de l’exploitation de ses propres richesses.

Cette entrée en scène de thèmes essentiellement territoriaux (construire des Etats-Nations politiquement indépendants et souverains sur leurs richesses naturelles) coïncide, dans les pays dominants, avec une crise de l’internationalisme prolétarien tel qu’il avait été rêvé par les premiers socialistes. Jaurès est assassiné, et avec lui le rêve d’Etats-Unis d’Europe : les prolétaires se révèlent avoir eux aussi une patrie, prêts à en découdre contre la patrie du voisin, et contre leurs frères ouvriers.

La révolution soviétique, en subordonnant les différents communismes nationaux à ses objectifs, n’arrangera évidemment pas les choses. Pour tout le XXe siècle, l’idée de gauche est dorénavant attachée à l’idée de Nation et de nationalisme (qu’on appellera patriotisme).

Ce nationalisme de gauche n’est pas dénué de fondements sociaux. Dès les années 1930, face à la grande crise du capitalisme libéral, l’Etat, c’est-à-dire l’organisation politique de territoires se reconnaissant comme Nation, s’affirme comme un outil de stabilisation économique et de promotion des intérêts des travailleurs . Il s’agit là de l’officialisation d’un mouvement qui remonte en fait au XIXe siècle, et résulte de l’articulation entre le politique et l’économique dans la démocratie libérale. Depuis la Révolution française, on admet que la propriété privée peut être subordonnée à l’intérêt général. Le capitalisme étant fondé juridiquement sur la propriété privée, l’intérêt général – y compris la défense des droits des travailleurs, des enfants, des mères, et même de l’environnement – se trouve déporté du côté du politique. La législation sociale se construit selon cette dynamique : les ouvriers, constatent qu’une grève gagnée dans une usine met en péril la compétitivité de l’entreprise par rapport à l’usine voisine, obtiennent des conventions collectives à l’échelle locale, puis exigent que ces conquêtes soient consolidées au niveau de la loi nationale.

Cette dynamique, identifiant l’intérêt des travailleurs à la progression de la régulation publique (que l’on appellera keynésienne, fordiste, sociale-démocrate), et même, surtout en France et en Italie, de la propriété publique nationale, s’accélère donc à partir de la crise des années 30 et de la seconde guerre mondiale. Mais il faut se souvenir que, dans les années 1950 encore, en France, la législation sociale (salaire minimum, conventions collectives) reste largement départementale. Les mineurs qui vont chercher le charbon du sous-sol du Puy de Dôme descendent par des puits creusés en Haute Loire, et sont payés au salaire de la Haute Loire, où les conventions collectives sont moins favorables. Il faudra attendre 1968 pour que s’achève l’identification de l’espace politique « France » et de la loi sociale française A cette date, les vieilles composantes anarchistes ou marxistes anti-étatiques semblent ainsi définitivement enterrées, dans les courants principaux du mouvement socialiste.

C’est pourtant à cette même date que la contestation de Mai 68 commence à ébranler le dogme « étatisme = nationalisme = de gauche ». Elle l’ébranle comme Etat autoritaire, elle va bientôt l’ébranler comme Etat productiviste irresponsable (avec les deux grandes catastrophes écologiques de la fin du siècle : Tchernobyl et la Mer d’Aral, et en France la contestation des Etats dans l’Etat comme EDF). Et portant, ce n’est pas la contestation écologiste anti-autoritaire qui aura raison de la gauche nationale-étatiste mais la globalisation libérale.

II) La nouvelle globalisation

Dès la fin des années 1960, et tout au long des années 1970, le capitalisme réagit au corset de l’Etat régulationiste, voire propriétaire, d’abord en accélérant sa tendance à produire pour des marchés de plus en plus étendus, sur lesquels il déploie ses circuits de production. Puis, il relocalise les segments productifs demandant le moins de qualification vers des Etats plus faibles, du point de leur législation fiscale, sociale ou environnementale. Mais en général encore plus autoritaires face aux mouvements de contestation ! Se mettent alors en place les germes de ce qui deviendra à la fin du siècle la « nouvelle division internationale du travail » : aux pays dominants, la production qualifiée et les fonctions tertiaires de conception et d’intermédiation financière (ingénierie, banque, assurance etc.), aux pays périphériques, la production et le montage manufacturiers peu qualifiés.

Le schéma s’enclenche d’abord à l’intérieur même des vieux pays industriels (vers l’ouest-français etc.) puis vers la périphérie immédiate (péninsule ibérique), puis vers quelques pays asiatiques. Ceux-ci (les « premiers dragons » : Taïwan, Corée du Sud, Singapour), dénués de ressources naturelles exportables et donc mal inscrits dans la première division internationale du travail, sont les premiers à comprendre le parti qu’ils peuvent tirer de la faiblesse du salaire de leurs ouvriers. Ils inventent un nouveau modèle de croissance fondé sur l’exportation manufacturière à destination des pays centraux. Talonnés par une seconde vague de « dragons » (Thaïlande, Malaisie, et bientôt la Chine et l’Inde), ils comprennent vite qu’ils ne peuvent en rester là. En investissant massivement dans la formation et la recherche, ils gravissent l’échelle de la deuxième division internationale du travail et accèdent, dans certains secteurs, au sommet de la hiérarchie. La Finlande devient la capitale du téléphone portable, la Corée du Sud celle des écrans plats, etc.

Cette évolution bouleverse la symbiose de la vieille gauche et du nationalisme. Tous les produits manufacturés, et bientôt certains services exportables (saisie voire réécriture de logiciels), pouvant être réalisés n’importe où, une nouvelle lutte de tous contre tous s’engage, où les pays gagnants sont ceux dont les salaires sont au départ les plus bas, ou qui parviennent à augmenter la productivité de leurs travailleurs plus vite que leurs salaires.

Dans cette compétition généralisée, le consommateur oublie que pour consommer, il lui faut d’abord avoir un revenu, garder son emploi, et il abandonne son nationalisme presque aussi vite que les firmes ont abandonné le leur. En France, on s’indigne de la disparition du secteur textile ou électroménager, mais on se rue chez Tati pour consommer chinois, on se rue chez Darty pour consommer coréen.

La schizophrénie n’est pas moindre dans le mouvement syndical du Sud : l’exportation, c’est l’emploi, si horribles que soient les conditions de production. Au Nord comme au Sud, le chantage à l’emploi se généralise en s’appuyant sur cette double schizophrénie.

Dès lors, l’Etat régulateur se retrouve impuissant. Les vieux dogmes sociaux-démocrates ou « fordistes », selon lesquels les salaires font les emplois, et les profits d’aujourd’hui les emplois de demain, s’écroulent. Car il n’y a plus aucune raison pour que le salaire distribué dans un pays soit dépensé prioritairement en consommant des biens produits dans ce même pays, ni engendre profits et investissements dans ce même pays. L’expérience en vraie grandeur est réalisée par la politique de relance keynésienne de François Mitterrand en 1981 : toutes les augmentations de pouvoir d’achat s’évaporent en importations.

Le nationalisme économique se mue dès lors en social-libéralisme. En lançant en 1986 le slogan « Vive la France qui gagne », L. Fabius admet qu’il existe une France qui perde. Et gagner contre qui ? Forcément contre d’autres pays.
À ce nationalisme exportateur, pour qui l’Etat n’est plus que l’auxiliaire d’entreprises conquérantes, et l’infirmerie des dégâts de la guerre économique, s’oppose dès cette époque, mais seulement en pointillés, une autre réponse. Elle est elle-même le point de convergence de deux courants théoriques bien distincts.

Il y a tout d’abord ce que l’on pourrait appeler la « social-démocratie étendue » : reprendre en l’amplifiant le raisonnement du mouvement ouvrier depuis le XIXe siècle. Puisque les conquêtes ouvrières sont réabsorbées par la concurrence venue d’ailleurs, il faut les consolider par un espace politique au moins aussi large que l’espace économique où s’exerce cette concurrence. De même qu’on est passé des conventions départementales aux conventions collectives et aux législations nationales, il faut passer à des conventions collectives et à des législations transnationales. Or, la réalité de l’internationalisation s’exerce quand même à l’échelle de continents plutôt que directement à l’échelle du globe. Si l’on considère par exemple l’Europe comme un tout, elle n’a pas cessé de s’autocentrer, produisant de plus en plus ce qu’elle consomme, et consommant de plus en plus ce qu’elle produit. Une législation sociale et fiscale qui serait la même pour toute l’Europe aurait, à l’intérieur de l’Europe, les mêmes effets bénéfiques que l’Etat protecteur national.

Malheureusement, si Jacques Delors, devenu Président de la Commission européenne, accélère avec l’Acte unique l’unification économique de l’Europe, en espérant construire l’espace politique régulateur coiffant cet ensemble, il doit assez tôt déchanter. Les gouvernements, trop heureux de pouvoir reporter sur « l’Europe » l’explication de leurs difficultés, et peu soucieux d’abandonner leurs prérogatives au profit d’une superstructure européenne, créent, avec le traité de Maastricht, la Constitution la plus libérale que le monde ait connue. La monnaie y est gérée par un consensus de banquiers, les marchandises et les capitaux circulent sans entraveŠ mais le pouvoir politique et régulateur, et donc les règles sociales et fiscales, restent dispersés entre une quinzaine de pays qui bientôt deviendront 27.

Les traités d’Amsterdam [octobre 1997] et de Nice aggravent encore la situation. Quand une Convention d’élus produit enfin un projet de Traité constitutionnel assurant un peu plus de contrôle démocratique supranational sur cet ensemble, il est rejeté aussi bien par les libéraux des Pays Bas [les socialistes radicaux l’avaient aussi rejeté, et son succès électoral en mars 2006, par la suite, indique son importance – NdR] et le Financial Times que par la vieille gauche nationaliste française, alliée à la vieille droite pour la circonstance, cela au nom du caractère anti-social des traités qu’il s’agissait de remplacer !
Espérons que ce n’est que partie remise, et que le bon sens, selon lequel les travailleurs ne peuvent contrôler le capital que par le biais d’un outil politique opérant au moins à la même échelle géographique que lui, triomphera un jour, avant que l’Europe libérale de Maastricht Nice ait achevé d’anéantir des dizaines d’années de conquêtes sociales et de services publics. Mais une autre logique, complémentaire, militait dès les années 80-90 pour des politiques supranationales : celle des écologistes.

III) Le mondialisme écologiste

C’est en 1992 à Rio, avec le Global forum parallèle à la Conférence des Nations Unies pour l’Environnement et le Développement (dit « Sommet de la Terre »), que se tient le premier grand rassemblement mondial des ONG, ancêtre des Forum sociaux mondiaux [et lors de ce sommet, une des vedettes a été le grand industriel helvétique, Stephan Schmidheiny, à la tête alors, du plus grande producteur de béton au monde, après Lafague ; entreprise – Holcim – laissée à son frère Thomas Schmideiny – NdR]

Pour les écologistes, les stratégies nationales ont un intérêt relativement faible. La plupart de leurs luttes se mènent contre une pollution locale. Mais l’Humanité a malheureusement aujourd’hui la capacité de créer des pollutions à longue distance qui se rient des frontières : pluies acides, pollution du Rhin par la firme Suisse Sandoz ]contrôlée par Novartis – NdR], nuage de Tchernobyl…
Face à ces pollutions transfrontière, il n’y a qu’une solution : des règles transfrontières. C’est-à–-dire supranationales. Bien entendu, le mieux étant, pour les écologistes, l’ennemi du pire, des réglementations d’échelles nationales ne sont pas à négliger. De fait, beaucoup de réglementations écologistes, visant à protéger les corps humains contre les excès du capitalisme, sont nées au XIXe siècle, intimement liées au mouvement ouvrier, et ont visé d’emblée des législations nationales : pour l’interdiction du travail des enfants, pour l’éradication des taudis et des maladies de la pauvreté qui vont avec (tuberculose, rachitisme, saturnisme etc.). Mais en tant que mouvement politique autonome, l’écologie se développe dans les années 1970-80, au moment même où s’érode le pouvoir réglementaire de l’Etat sous les coups de la libre circulation des marchandises et des capitaux.

Pour limiter la concurrence que se font les capitalismes nationaux à travers une surexploitation des humains , ou pour lutter contre les agressions contre la nature qu’engendre ce même développement capitaliste productiviste, les conquêtes nationales ne sont vraiment utiles que si des victoires parallèles sont remportées dans d’autres pays. Contre la concurrence du travail des enfants en Inde, il ne sert à rien de faire des grèves en France. Contre l’imprudence ou l’irresponsabilité des grandes technostructures soviétiques ou des multinationales américaines responsables de Tchernobyl ou des pluies acides, il ne sert à rien de manifester en France ou en Allemagne : il faut un pouvoir politique apte à imposer des contraintes aux Etats-Unis comme à la Russie.

D’emblée, le mouvement Vert mondial s’assigne donc des objectifs politiques supranationaux. Pour lui, le souverainisme national, c’est-à-dire le refus d’accepter des règles venues d’un cadre « extérieur », qu’il s’agisse de règles sociales ou environnementales, n’est qu’une autre forme de libéralisme, du célèbre « Laisser faire, laisser passer » de Thiers et Disraeli. Les écologistes, parce qu’ils ont affaire à des mouvements de matières qui ignorent les frontières juridiques, doivent penser d’emblée leurs actions politiques à une échelle soit locale, soit transnationale.

D’autant plus que l’écologie politique sait qu’il n’y pas de rapport sain de l’Humanité à la Nature sans justice sociale entre les Humains eux-mêmes. Dès son origine comme mouvement politique dépassant la simple défense de l’environnement local (« pas de ça dans mon jardin ! »), elle a dû prendre en compte l’inégalité de fait entre les humains dans leur capacité à défendre leur environnement. C’est d’ailleurs à un agronome totalement engagé dans la lutte contre la faim dans le monde, René Dumont, que l’écologie politique française doit véritablement sa naissance.

Or, défendre la capacité de tous les territoires à nourrir les humains qui en vivent ne dépend pas seulement de ce territoire. René Dumont [1904-2002, ingénieur agronome, auteur de multiples ouvrages fort intéressants – NdR] l’avait compris, qui, d’abord favorable aux solutions techniques de la révolution verte (engrais, mécanisation, grands barrages pour l’irrigation), s’aperçut très vite que la domination des marchés par les firmes transnationales et par la politique des Etats les plus puissants pouvait compromettre la survie même des paysanneries les plus fragiles.

On ne peut soutenir le revenu paysan pour assurer une alimentation saine et de qualité dans une zone territoriale nationale ou supranationale que si celle-ci est mise à l’abri des productions subventionnées venues d’autres pays, et là encore, on retombe sur la nécessité de « réglementer pour les autres pays », donc sur la nécessité d’accords supranationaux.

Cette logique intrinsèquement mondialiste de l’écologie politique allait triompher au tournant du siècle avec les tout premiers accords multilatéraux de défense de l’environnement (AME). D’abord les conventions contre les pluies acides, contre la dégradation de la couche d’ozone, qui servirent de banc d’essai à la négociation contre le changement climatique. De tels accords doivent à la fois tenir compte des nécessités de l’écosystème planétaire (et donc limiter la souveraineté des Etats qui acceptent l’accord), et de la diversité des situations locales, de la capacité différenciée des différentes économies nationales à assumer le « fardeau » de tels accords. Tous les AME reposent sur le principe de la « responsabilité partagée et différenciée », c’est-à-dire qu’ils sont d’autant plus contraignants que les pays sont plus riches : ils sont alors de plus gros pollueurs mais ils ont plus de moyens pour adopter des techniques moins polluantes.

L’écologie politique est donc certainement beaucoup plus disposée que l’ancienne tradition socialiste à abandonner le nationalisme, pour adopter la voie d’une militance politique transnationale en vue de conquêtes politiques supranationales. Mais elle se heurte exactement au même adversaire, le souverainisme national qui se pare des vertus de la souveraineté populaire. Car tant que chaque Etat peut dire « Je fais ce qui me convient chez moi », il défend à la fois le libéralisme économique et l’irresponsabilité écologique à l’égard de ses voisins.
IV Un agenda altermondialiste

Face à la mondialisation productiviste du capital, les écologistes sont résolument engagés dans une course à la mondialisation démocratique, qui ne s’achèvera qu’avec une sorte de république universelle. Il s’agit d’imposer les normes d’un développement soutenable, c’est-à-dire, selon la définition onusienne, « respectant la capacité des générations présentes à satisfaire leurs besoins, à commencer par ceux des plus démunis, sans compromettre la capacité des générations futures à satisfaire les leurs » .

À l’heure actuelle, il n’existe qu’un seul ensemble politique supranational en voie de formation, l’Union européenne. Fragile réalisation, elle est en quelque sorte le banc d’essai de la possibilité même de sauver la planète et ceux qu’elle porte. Il s’agit de passer d’une zone de libre-échange à une zone de développement soutenable, régulée par des politiques démocratiquement définies. Ces politiques ont pour première mission d’interdire ce qui fausse une concurrence utile aux usagers et à l’environnement : le dumping social, fiscal et écologique découlant de la concurrence entre eux d’Etats prétendant rester souverains. Les écologistes sont pour la souveraineté populaire, ils ne sont pas pour la souveraineté nationale dès lors que les peuples des différentes Nations peuvent souffrir des politiques menées dans le pays d’à côté. Autant dire que leur premier objectif est de récupérer au moins tout ce que promettait le Traité constitutionnel européen, par exemple le contrôle des élus sur la politique agricole commune, et le droit du Parlement de remettre en cause les décisions de la Commission européenne autorisant tel ou tel OGM.

Au-delà de l’Union, la course est déjà engagée pour réguler la concurrence transcontinentale. Cela passe par deux voies à la fois : réformer l’Organisation mondiale du commerce, reconnaître l’autorité supérieure des législations supranationales en matière sociale, en matière de Droits de l’Homme et en matière d’environnement.
La réforme de l’OMC implique d’abord la prise en compte de la manière de produire les marchandises. Une vache élevée aux hormones n’est pas une vache ordinaire, un acier produit en respectant l’accord de Kyoto n’est pas un acier produit par un processus qui l’ignore. Traiter les marchandises différemment selon leur processus de production permet alors de subordonner les règles du commerce aux accords multilatéraux pour l’environnement et aux règles de l’organisation internationale du travail.

Cette idée de hiérarchie des normes n’a rien d’utopique. En matière sanitaire et vétérinaire, elle est acquise depuis les lois maritimes du XVIe siècle sur la quarantaine. Aujourd’hui, si l’organisation mondiale de la santé et la FAO constatent l’apparition de la fièvre aphteuse dans tel pays, tous les autres pays ont le droit de se protéger contre l’importation de bétail de ce pays, et l’Organe de Règlement des Différends de l’OMC n’a rien à dire. D’ores et déjà, le protocole [en 2000, ratifié par la Suisse en 2001] de Carthagène (développant la Convention sur la biodiversité) permet à un pays de se protéger contre des organismes génétiquement modifiés qu’il juge dangereux.

Mais si l’objectif n’est pas utopique, le chemin pour y parvenir sera long. Actuellement, les puissances dominantes, comprenant qu’elles n’avaient plus grand-chose à gagner avec le multilatéralisme de l’OMC, tendent à multiplier les accords bilatéraux de libre-échange. Nous ne pouvons ignorer cette réalité. Un agenda altermondialiste réaliste implique une lutte pour la qualité des accords d’association de l’Europe avec tel ou tel pays ou plutôt telle région du monde : à défaut de multilatéralisme, le birégionalisme vaut encore mieux que le bilatéralisme. Ces accords doivent comporter obligatoirement cinq volets : économique, social, environnemental, coopération et droits de l’Homme.

Dans cette période confuse où des zones d’accords de partenariat fondés sur des buts communs dépasseront déjà la souveraineté nationale sans atteindre encore le niveau d’accords multilatéraux couvrant la totalité des pays, il faudra nécessairement se poser la question de la protection des accords les plus favorables. Ainsi, l’Union européenne ne devrait pas s’interdire d’imposer des taxes aux frontières vis-à-vis des biens importés de pays ne s’inscrivant pas dans l’accord de Kyoto.

Qu’il s’agisse de construire en commun le système de valeurs justifiant des accords supranationaux partiels, ou qu’il s’agisse de protéger ces accords contre d’autres pays qui ne les respecteraient pas, le consentement des peuples sera essentiel. Une Europe plus sociale et plus écologique ne pourra progresser que si les organisations, associations, syndicats, mouvements sociaux d’Europe apprennent à définir ensemble leurs buts. L’intervention permanente de la Confédération Européenne des Syndicats et du « G8 environnement » (Greenpeace, Amis de la terre, etc.) dans l’élaboration du projet de TCE fut à ce titre exemplaire y compris dans ses limites : leur travail ne fut pas toujours suivi par leurs correspondants nationaux.

De même, des mécanismes de défense contre des importations produites dans des conditions illégitimes ne seront recevables que s’ils sont compris et soutenus par les travailleurs des pays exportateurs. Pensons à ces syndicalistes mexicains, en butte à l’Accord de Libre Echange Nord Américain, qui réclamaient non seulement des clauses sociales mais qu’on prévoit des sanctions !

Toutes les révolutions politiques de naguère furent précédées d’un bouillonnement intellectuel et culturel qui dépassait souvent les frontières nationales. Il en sera de même pour le grand projet du XXIe siècle : construire un monde supranational ordonné aux buts du développement soutenable.


* Alain Lipietz est député Verts français au Parlement européen ; il est économiste et travaille au CEPREMAP. En 2003, il a publié aux Ed. de La Découverte, Refonder l’espérance. Leçons de la majorité plurielle. De meême, il a publié une nouvelle version de son ouvrage Ecologie politique (Ed. de La Découverte)

Articles récents de la revue

L’Université ouvrière de Montréal et le féminisme révolutionnaire

L’Université ouvrière (UO) est fondée à Montréal en 1925, sous l’impulsion du militant Albert Saint-Martin (1865-1947). Prenant ses distances avec la IIIe Internationale communiste, l’Université...