Dans quelques semaines, le slogan « Un autre monde est possible » soufflera ses 10 bougies. Mais l’heure n’est pas aux réjouissances : ce mouvement se voir dans l’obligation de se poser les bonnes questions, afin de trouver les réponses adéquates à la crise capitaliste actuelle, qui nous éloigne encore un peu plus de cette société tant attendue, où la justice sociale sera garantie et la nature respectée.
Démasquer le mythe ne suffit pas à le désarmer
Même si on ne peut en aucun cas s’en réjouir, la crise capitaliste actuelle, mais aussi et surtout la gestion de celle-ci, a fait tomber les masques. Les gouvernements ont montré leur vrai visage : quand les mouvements sociaux réclament la satisfaction de leurs droits sociaux, les caisses sont vides, mais quand les détenteurs de capitaux sont en détresse, il devient possible de trouver – et de leur donner – plusieurs centaines de milliards de dollars en quelques semaines. Un nombre croissant de citoyens prend conscience que quelque chose ne va pas et qu’il faut faire « autrement ». Par exemple, selon une étude de l’Institut Globscan réalisée dans 20 pays, le nombre de personnes qui pensent que le système capitaliste reste le meilleur système possible est passé de 63% en 2005 à 36% en 2009 [1]. Par ailleurs, le mouvement altermondialiste qui s’est développé au cours des années 1990 et 2000 a suscité beaucoup d’espoirs. Il a entre autres choses permis de contester le néolibéralisme à l’échelle internationale et de réhabiliter la nécessité et la possibilité d’une alternative globale (« Un autre monde est possible »). Enfin, différentes luttes sociales à différents endroits, en particulier en Amérique latine mais pas seulement, nous ont montré qu’il est possible de « gagner » et que le mot alternative n’est pas un vain mot.
Pourtant, il faut être réaliste. Cette tendance positive est loin de suffire. L’offensive néolibérale, après une courte « pause », plus au niveau du discours que des actes, est repartie de plus belle. A Copenhague à la mi-décembre 2009, malgré une mobilisation importante sur la question du climat, les dirigeants nous ont rappelé une fois de plus que ce n’est pas le rue qui gouverne. Après avoir organisé le « hold-up du siècle », au vu et au su de tout le monde, sans pour autant que cela ne provoque de révoltes populaires qui auraient été plus que légitimes, les puissances financières et industrielles ne comptent pas s’arrêter en si bon chemin… Famine, exclusion, précarité, inégalités, destruction de la planète, gaspillage, dérèglement climatique, tous ces « scandales » vont continuer, faute de volonté politique, à se propager sur l’ensemble de la planète. L’humanité reste donc sur le chemin de la barbarie.
Quelle place pour le mouvement altermondialiste et le processus Forum social mondial (FSM) dans cette dialectique ? Est-il possible que le FSM continue de jouer un rôle positif, voire déterminant, dans la construction d’un monde socialement juste et respectueux de la nature ? Quelle place pour les mouvements sociaux dans ce combat ? Voici quelques questions et réflexions afin de nourrir le débat.
Comment élargir le processus FSM ?
En grande partie grâce au processus FSM, de nombreuses organisations se sont rencontrées, ont appris à se connaître et à travailler ensemble. La création et le renforcement de différents réseaux internationaux, ainsi que leur coordination, ont fortement progressé ces dernières années et cela constitue sans doute un des aspects les plus positifs de cette dynamique. Cependant, comparativement à l’organisation et à la solidarité des puissants de ce monde, nous sommes encore loin du compte. De nombreuses luttes très importantes partout dans le monde ne se reconnaissent pas dans le processus FSM et/ou n’y prennent pas part. Par exemple, les zapatistes du Mexique, que certains considèrent comme les initiateurs du mouvement altermondialiste, n’en font pas partie. Le chemin qu’il reste à parcourir est donc encore long pour, non seulement intégrer plus de mouvements sociaux dans le processus, mais aussi et surtout faire en sorte que cette intégration et cette implication aient un impact réel sur la dynamique des mouvements sociaux et leurs luttes.
En 2010, avec une trentaine d’activités internationales se revendiquant du FSM, une des priorités devra être de faire en sorte qu’un maximum de mouvements sociaux deviennent des acteurs du processus, en l’intégrant et en se l’appropriant. Dans cette optique, l’idée proposée par le Conseil international du FSM est d’avoir un thème commun à toutes les activités de 2010 : « les réponses des mouvements sociaux face à la crise ». Cette stratégie a l’objectif d’accumuler les expériences et les propositions, et de les centraliser lors du prochain FSM qui se tiendra à Dakar au Sénégal en 2011, avec l’espoir que cette édition constitue un nouveau départ pour le mouvement et ses actions. A suivre…
Comment rendre le processus plus attractif ?
Contrairement à ce que ressasse le discours dominant à son sujet, le FSM reste un processus intéressant et a des aspects positifs indéniables. Cependant, sous peine de perdre en légitimité et de s’enliser dans la répétition de rencontres, agréables mais stériles, le FSM va devoir résoudre une série de faiblesses et de contradictions importantes. Premièrement, il reste fondamental de populariser et de visibiliser les alternatives. Le slogan « Un autre monde est possible » a maintenant 10 ans et pourtant, aujourd’hui encore, la majorité de la population mondiale reste imprégnée de la logique de la fatalité et de la peur. Les raisons à cela sont nombreuses, et beaucoup sont d’ailleurs extérieures au processus lui-même, mais quoi qu’il en soit, l’objectif de montrer qu’il n’est ni irréaliste ni utopique de vouloir construire un monde meilleur n’est pas encore atteint. Il faut donc continuer le travail de sensibilisation et les efforts pour que les forums soient réellement populaire et rencontrent les préoccupations et les luttes réelles des travailleurs et travailleuses.
Deuxièmement, il faut absolument augmenter le cohérence des événements FSM en tant que tels. Les graves erreurs commises lors du FSM de Nairobi [2] ont eu un impact très négatif sur bon nombre de citoyens et d’organisations qui ont perdu confiance dans le mouvement altermondialiste. Bien sûr, on pourra toujours trouver des erreurs, des faiblesses et des contradictions dans chaque forum social, mais l’important est d’apprendre des erreurs passées et de tout faire pour limiter au maximum ces erreurs et pour que le FSM soit un exemple de cohérence, une source d’inspiration, un lieu où l’on voit et où l’on vit l’alternative. A ce niveau, les citoyens, les ONG, les mouvements sociaux qui se revendiquent du changement doivent intégrer l’alternative dans leurs analyses bien sûr, mais aussi dans leurs pratiques et leurs actes. Belém a clairement marqué un saut qualitatif par rapport à Nairobi, et la préparation du FSM 2011 de Dakar semble sur une bonne voie, mais rien n’est jamais acquis et, sans devenir méfiant, il s’agit de rester vigilant. Beaucoup de personnes pensent qu’un échec en 2011 sera fatal pour les mouvements sociaux africains et pour le mouvement dans son ensemble. Ils n’ont peut-être pas tort…
Enfin, il faudra faire en sorte que le FSM se tourne beaucoup plus vers l’action. Le débat, l’analyse et l’élaboration des alternatives sont des étapes nécessaires, mais elles doivent aboutir à des actions concrètes. Le FSM doit être capable de répondre à cette critique et se situer beaucoup plus dans la construction que dans la « vitrine » de l’alternative. Rappelons ici que ce que les puissants craignent avant tout, ce n’est pas tellement de combattre des idées qui « flottent dans l’air », mais les actions organisées et les tentatives de réaliser ces idées.
Comment faire en sorte que le processus continue à se radicaliser ?
Depuis la crise qui a explosé en 2008, et en particulier depuis le dernier FSM de Belém en janvier 2009, il est très clair que le processus se radicalise. Certaines positions, minoritaires, voire combattues il y a encore quelques mois, sont maintenant acceptées par de plus en plus de monde, comme par exemple le fait que le FSM doit avant tout être un espace utile pour les mouvements sociaux et favoriser l’action. Cela a des implications concrètes, notamment au niveau du Conseil international, qui décide d’avoir une réflexion de fond sur la nature et les objectifs du processus [3]. Par ailleurs, pour la première fois depuis le début du processus du Forum social mondial, toute une série de mouvements sociaux se sont exprimés clairement sur la question du capitalisme. Différentes déclarations le montrent très clairement, par exemple celle de l’Assemblée des mouvements sociaux (AMS) à l’occasion du FSM de Belém : « Pour faire face à la crise, il est nécessaire d’aller à la racine du problème et d’avancer le plus rapidement possible vers la construction d’une alternative radicale qui en finisse avec le système capitaliste et la domination patriarcale » [4]. Cette radicalisation est très positive, notamment pour l’AMS, qui s’est développée en lien avec le Forum social mondial et a comme caractéristique d’être un espace ouvert pour la construction d’agendas communs et a pour objectif de lutter conjointement contre la capitalisme dans sa phase néolibérale, impérialiste et militaire (de guerre globale et permanente), et contre le racisme et le patriarcat. Si, pour l’AMS, des alternatives socialement justes et respectueuses de la nature ne pourront se mettre en place que dans le cadre d’une rupture avec le système capitaliste, cela ne doit pas empêcher de collaborer positivement avec des ONG qui, en favorisant le dialogue avec les institutions financières internationales ou en prônant un capitalisme à visage humain, se placent dans une autre perspective. L’absence de consensus sur l’alternative à construire n’est pas nécessairement signe de blocages. Il est en effet possible de collaborer de manière large et unitaire sur des revendications précises comme la taxe Tobin ou encore la régulation du système financier. Mais il faut rester vigilant : la « dialectique de la conquête partielle » n’est jamais loin. L’histoire nous a montré à de nombreuses reprises que la capacité d’adaptation et de récupération du système capitaliste est immense. Ce qui est important dans ce contexte, c’est d’inscrire ces revendications partielles dans une perspective de transformation radicale de la société et non dans une optique d’aménagement du système actuel, qui a suffisamment prouvé son caractère destructeur, humainement et écologiquement. Pour le CADTM comme pour d’autres mouvements sociaux, c’est aussi cela être cohérent.
Personne ne peut prédire l’avenir, tout comme personne ne peut prédire l’avenir de l’humanité. Mais nous pouvons être sûrs de deux choses. D’une part, l’élargissement, la cohérence et le niveau de radicalité du processus décideront en grande partie du rôle que pourra jouer le FSM. D’autre part, FSM ou pas, les mouvements sociaux, les opprimés, les exploités, les exclus continueront de lutter pour leurs droits et leur dignité. Et ce qui compte vraiment, c’est de rendre ces luttes victorieuses. Le FSM ne pourra au mieux qu’être un outil au service de ces luttes.
Par Olivier Bonfond (CADTM Belgique)
BONFOND Olivier
Notes
[1] Michael R. Krätke, « La iglesia capitalista pierde fieles »,
http://www.sinpermiso.info/textos/i…
[2] Pour plus d’infos sur le bilan du FSM de Nairobi, voir sur ESSF : Contribution collective aux débats du Conseil international (CI) du Forum social mondial qui se déroulera à Berlin du 29 au 31 mai 2007
[3] Une première étape importante sera Porto Alegre en janvier 2010, où un débat stratégique de trois jours sera organisé sur le bilan et les perspectives du processus dans son ensemble. Pour plus d’infos sur cette activité : Tout sur la mise en place du FSM en 2010
[4] Pour lire la déclaration de l’AMS : : Nous ne payerons pas la crise ! Que les riches la paient ! et pour une analyse des autres déclarations et du FSM de Belém, lire l’interview d’Éric Toussaint par Pauline Imbach, Le rebond du Forum social mondial
* Olivier Bonfond (CADTM Belgique)
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