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Vers un observatoire du racisme systémique au Québec

APPEL À UN DÉBAT Cette partie DÉBAT composé de deux textes fait suite à un appel lancé dans le dernier numéro des NCS, le n° 25, page 210. La raison est un texte de Pierre Mouterde, « Il n’y aura pas de transition à moins que…» qui traitait brièvement, à la fin, de l’utilisation du mot « nègre » et du sens à donner à la notion de racisme systémique. Pour une partie du collectif responsable du dossier Sortie de crise : de la pandémie ou du capitalisme ?, il n’était pas souhaitable de faire paraître ce texte en raison des « provocations dans les termes et du discours excluant envers les groupes et mouvements sociaux qui ne partagent pas les prémisses de l’article ». Un compromis jugé acceptable fut que l’article de P. Mouterde ne soit pas inclus dans la partie Dossier, mais dans la partie Perspectives du numéro. Pour aller au-delà de ce compromis, les NCS ont souhaité un débat sur ces questions, débat qui porterait non seulement sur la valeur du pluralisme et de la liberté d’expression, mais aussi sur la façon dont on pourrait souhaiter voir se développer les luttes antiracistes aujourd’hui.

Les images de l’agonie de Joyce Echaquan prises depuis son lit de mort et avec son propre téléphone portable le 28 septembre 2020 à l’hôpital de Joliette ont marqué l’imaginaire québécois. Les paroles acérées des deux infirmières qui avaient le devoir de protéger la vie de la patiente constituent la partie émergée d’un iceberg de discrimination qui se manifeste sous de multiples formes dans la vie de tous les jours.

L’assassinat d’Ahmaud Arbery et de Christian Cooper par les forces de police aux États-Unis, d’Adama Traoré, Lamine Dieng et Amadou Koumé en France, et de Regis Korchinski-Paquet, D’Andre Campbell, Machuar Madut, Nicholas Gibb au Canada illustre l’ampleur de la discrimination et du racisme que vivent les populations racisées et les peuples autochtones partout dans le monde. Le meurtre de George Floyd en 2020 a sonné comme un cri de ralliement partout sur la planète et nous a forcés à voir l’essence du racisme systémique dans les expériences de millions de personnes. Pendant des semaines, des manifestations ont éclaté sur tous les continents pour dénoncer les iniquités structurelles, les barrières systémiques et les pratiques qui instaurent, perpétuent et aggravent les inégalités de classe et de race dans tous les domaines, que ce soit le travail, la santé, la justice, la sécurité, l’éducation et la culture.

En mars 2020, la crise sanitaire nous a rappelé que les disparités raciales sont aggravées par une multitude de facteurs d’exclusion. L’inégalité sociale devant le virus s’est fait sentir au chapitre des pertes d’emploi et de revenus, de l’éducation, de la qualité du confinement, mais aussi en ce qui concerne le risque d’être infecté et d’en mourir. À Montréal, par exemple, ce sont les quartiers les plus densément peuplés, où vit une importante population immigrante et racisée, qui affichent les plus hauts taux de contamination[2]. Le racisme systémique apparaît alors clairement, incontestablement, comme une pandémie encore plus pernicieuse. Or l’ampleur de ces inégalités ne cesse de s’accroître et se manifeste déjà dans l’accès des pays du Sud global à la vaccination.

Concentrées dans certaines parties de la ville de Montréal, ces inégalités créent une discrimination socioterritoriale des groupes non blancs. Selon une étude réalisée par le groupe Hoodstock[3] en janvier 2021, plus de 30,2 % des résidentes et résidents du quartier de Montréal-Nord, majoritairement racisés, vivent dans des logements qui ont des problèmes de moisissures, d’isolation ou d’insalubrité. En contexte de pandémie, le logement représente plus qu’un lieu de vie. Selon cette même étude, 92,4 % des habitants ayant contracté le virus n’ont reçu aucune assistance.

La pointe de l’iceberg du racisme systémique

La pointe visible de l’iceberg du racisme systémique ne nous laisse percevoir qu’un petit échantillon d’une multiplicité de pratiques discriminantes, pernicieuses et instaurées dans nos réflexes et nos biais inconscients. Il y a une forte tendance à considérer le racisme comme un phénomène isolé, un accident, mais la violence raciste constitue un ordre particulier qui obéit à une logique collective qu’il faut comprendre et contextualiser.

Si l’affaire de Joyce Echaquan s’est exprimée comme une expérience individuelle, laquelle est souvent subie en silence, le racisme est loin de se limiter à une sphère interpersonnelle ou à un incident discriminatoire isolé. Il s’inscrit dans un système de structures sociales, culturelles et politiques qui ne parviennent pas à s’affranchir de la logique du colonialisme. Il s’agit d’un ensemble de pratiques et de représentations qui stigmatise et infériorise des groupes racisés en raison de leurs caractéristiques physiques ou culturelles. Le racisme systémique produit donc des inégalités cumulatives et durables basées sur la race, une catégorie socialement construite sur des caractéristiques essentialistes et imaginaires. Il se traduit par moments à travers le regard posé sur une personne non blanche, ce qui peut avoir une incidence, parfois dramatique, sur sa relation avec certaines institutions; on peut citer, par exemple, la fréquence des interpellations policières et le dérapage violent qui peut s’en suivre, ou le traitement différencié dans les services de santé qui compte parfois sur la surcapacité du patient non blanc à supporter certaines douleurs souvent considérées comme inférieures ou exagérées (le cas de Joyce Echaquan).

Ces mécanismes s’articulent principalement par une sorte de validation régulière du « gros bon sens » qui vient d’une seule position, celle du blanc, qui représente le point de référence de la « normalité », considéré souvent comme universaliste, neutre et objectif. Ce qui finit par marginaliser l’expérience des personnes qui se situent en dehors du champ blanc.

Pour mieux illustrer ces phénomènes, une enquête sur le profilage racial à Montréal, publiée dans Nouvelles pratiques sociales[4], indique qu’à Montréal-Nord et Saint-Michel, les jeunes hommes noirs se font arrêter pour des contrôles aléatoires de cinq à huit fois plus souvent que les jeunes hommes blancs. Une autre étude réalisée sur la question de l’emploi en 2012 par Paul Eid mentionne qu’au Québec, « à compétences et à qualifications égales, un Tremblay ou un Bélanger a au moins 60 % plus de chances d’être invité à un entretien d’embauche qu’un Sanchez, un Ben Saïd ou un Traoré, et environ une fois sur trois (35 %), ces derniers risquent d’avoir été ignorés par l’employeur sur une base discriminatoire[5] ». En 2016, une recherche menée par l’IRIS montrait que les immigrantes et immigrants de deuxième et troisième génération subissent les mêmes discriminations[6].

Parler du racisme systémique, c’est donc articuler de façon plus complexifiée l’ensemble des mécanismes de la discrimination raciale dans les pratiques sociales et institutionnelles. Ces mécanismes contribuent au maintien d’un statu quo racial dont bénéficient principalement les personnes blanches et permettent de perpétuer des inégalités systémiques vécues par les personnes non blanches. En quelque sorte, il s’agit du maintien d’un système basé sur une certaine supériorité accordée à la blanchité ou à la « pensée blanche » plutôt qu’à de simples pratiques discriminatoires exercées par des individus blancs sur d’autres groupes raciaux.

Dans ce sens, le racisme systémique est défini par la Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse « comme la somme d’effets d’exclusion disproportionnés qui résultent de l’effet conjugué d’attitudes empreintes de préjugés et de stéréotypes, souvent inconscients, et de politiques et pratiques généralement adoptées sans tenir compte des caractéristiques des membres de groupes visés par l’interdiction de la discrimination[7] ».

En continuité des luttes contre le racisme systémique

En marge des grandes manifestations qui ont attiré les projecteurs sur la question du racisme, un riche mouvement social antiraciste s’est développé, formé principalement par des collectifs et organisations engagés contre le racisme et qui se mobilisent autour d’actions concrètes; pensons notamment à Hoodstock, à Black Lives Matter, à certains mouvements pour la justice climatique, à #RhodesMustFall[8], à #DefundTheSPVM[9] et à bien d’autres. Ces mouvements œuvrent à dénoncer les causes structurelles du racisme qui se manifestent dans différents espaces, et à nourrir une discussion plus large dans une perspective de plus en plus décoloniale. Ils nous rappellent aussi qu’il est impossible de considérer le racisme comme une contingence locale, puisqu’il s’ancre dans la structure globale d’un système-monde colonial, capitaliste et patriarcal.

Les mouvements antiracistes sont par ailleurs imbriqués dans une logique « glocale », à la fois globale et locale. Fortement articulés dans les espaces locaux, ils doivent pourtant être compris dans une perspective internationaliste. À la convergence de ces mouvements s’ajoute une préoccupation croissante de la part d’universitaires qui produisent de plus en plus de savoir scientifique et de données empiriques sur le racisme afin de nous éclairer davantage sur les dynamiques raciales de nos sociétés, et afin d’influencer nos institutions, nos politiques et débats publics dans l’espoir de faire bouger les choses vers une réelle égalité pour tout le monde.

C’est dans la trajectoire de ces luttes que s’inscrit l’engagement de l’organisation Alternatives, depuis sa fondation, contre le racisme systémique et la discrimination. C’est aussi dans cette optique que l’Observatoire des inégalités raciales au Québec a vu le jour en mars 2021. Né de la collaboration entre Alternatives, le Centre de recherche interdisciplinaire sur la diversité et la démocratie (CRIDAQ) de l’UQAM, l’Observatoire international sur le racisme et les discriminations, le Conseil régional FTQ Montréal métropolitain, le Centre justice et foi, le Centre des travailleurs et travailleuses immigrants et la Fédération des femmes du Québec. Cet observatoire a pour objectif d’étudier et de critiquer la persistance des inégalités raciales dans la société québécoise, ce qui entrave les possibilités d’une pleine participation de la part des personnes racisées. Son mandat est de veiller au suivi des enjeux sous-jacents au racisme systémique dans différents secteurs d’activité afin d’éviter que le sujet ne soit relégué au second plan dans les débats publics.

Observer le racisme systémique d’une façon systématique vise à briser le silence et à transformer les expériences individuelles en données d’ensemble qui permettront de trouver des stratégies pour contrer cette violence. L’exercice d’observation du racisme consiste à reconnaître les structures systémiques de cette violence pour ainsi mieux en comprendre les différentes manifestations, les causes et les processus à l’œuvre.

La mission de cet observatoire est triple. Premièrement, il assurera une veille continue sur les disparités et les défis auxquels font face les communautés racisées par la recherche et l’analyse de données probantes qui s’appuient sur des connaissances scientifiques objectives, rigoureuses et accessibles. Deuxièmement, il mettra au point des outils pour lutter contre les inégalités raciales et ainsi favoriser l’égalité des chances et une pleine participation des personnes racisées. Enfin, il nourrira les échanges sur les inégalités raciales au niveau national et international.

Ce projet n’est qu’une goutte dans l’écosystème des luttes antiracistes au Québec. Il travaillera en collaboration avec les personnes et groupes impliqués dans les luttes déjà en place. Nous souhaitons pouvoir contribuer à faire changer le quotidien des personnes les plus marginalisées et à construire ainsi une société plus égalitaire.

Observatoire des inégalités raciales au Québec et Alternatives[1]


  1. Par Safa Chebbi, coprésidente d’Alternatives, David Hernandez, Développement stratégique d’Alternatives, Catherine Pappas, à ce moment directrice par intérim d’Alternatives.
  2. Alix Adrien, Marie-Pierre Markon et Vicky Springmann et coll., Inégaux face à la pandémie : populations racisées et la COVID-19, Direction régionale de santé publique de Montréal, 19 août 2020, <https://santemontreal.qc.ca/fileadmin/fichiers/Campagnes/coronavirus/situation-montreal/point-sante/populations-racisees/Populations-Racisees-Covid-19.pdf>.
  3. Hoodstock, « Pas la même pandémie. 54,97 % de la population du Nord-Est de Montréal-Nord démasque leur réalité », communiqué, 28 janvier 2021, <https://www.facebook.com/Hoodstock2020/photos/pcb.3897225620317279/3897225530317288>.
  4. Anne-Marie Livingstone, Marie Meudec et Rhita Harim, « Le profilage racial à Montréal, effets des politiques et des pratiques organisationnelles », Nouvelles pratiques sociales, vol. 31, n° 2, 2021.
  5. Paul Eid, « Les inégalités “ethnoraciales” dans l’accès à l’emploi à Montréal : le poids de la discrimination », Recherches sociographiques, vol. 53, n° 2, 2012.
  6. Julia Posca, Portrait du revenu et de l’emploi des personnes immigrantes, note socioéconomique, IRIS, septembre 2016.
  7. Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse, Mémoire à l’Office de consultation publique de Montréal dans le cadre de la consultation publique sur le racisme et la discrimination systémiques, novembre 2019, p. 6.
  8. NDLR. Un mouvement de protestation étudiant sud-africain qui a débuté en mars 2015 à l’Université du Cap quand des étudiants ont demandé le retrait de la statue commémorant Cecil Rhodes, située à l’entrée du campus.
  9. Une campagne qui a pour but d’instaurer un nouveau modèle de sécurité publique à Montréal sans la violence policière, <https://www.defundthespvm.com/>.

 

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