La difficulté de recruter de nouveaux militants est largement partagée par beaucoup d’organisations françaises : partis politiques, syndicats, associations de la société civile, etc. Pour tenter de mieux comprendre le phénomène et, si possible, proposer des idées susceptibles d’aider à surmonter les difficultés, Espaces Marx a commencé un travail d’enquête auprès de divers militants et responsables d’associations et de syndicats confrontés à ces questions. Article paru dans la revue Transform !
La diagnostic est certes différent selon la nature des organisations. Mais il y a aussi des traits communs. Dans les organisations qui constituaient le cœur du mouvement ouvrier « traditionnel » (partis de gauche et syndicats), on note qu’il est de plus en plus difficile de faire émerger une nouvelle génération de militants pour assurer la continuité du travail accompli jusqu’alors. Les équipes en place semblent avoir du mal à incarner suffisamment le changement et à répondre ainsi aux aspirations de celles et ceux qu’elles souhaiteraient convaincre d’adhérer à l’organisation, notamment des jeunes. Par contraste, l’impression est largement répandue que les « nouvelles organisations », qui comprennent aussi bien les partis ou syndicats récemment créés que des associations qui agissent dans le champ social, tirent mieux leur épingle du jeu.
La méthode de travail utilisée pour cette enquête est très empirique : nous avons commencé de façon relativement informelle et sans stratégie définie à l’avance un cycle de rencontres avec des militants d’horizons divers. Ces rencontres ont permis de vérifier la pertinence du questionnement et l’intérêt de nos interlocuteurs pour ce type de réflexion. Il ne s’agit cependant pas d’un travail de recherche stricto sensu mais plutôt d’une réflexion partagée avec les militants et dirigeants rencontrés, nous-mêmes réagissant d’abord comme militants et non comme « observateurs » extérieurs.
Les lignes de forces de cette enquête
Pour diversifier les expériences militantes, nous nous sommes adressés dans un premier temps à un dirigeant important du principal syndicat français, la CGT, au président de la Ligue française des droits de l’Homme, une association plus que centenaire et qui joue aussi un rôle important aux plans européen et international, à la personne en charge de la formation des militants et du recrutement parmi la jeunesse d’une organisation encore plus ancienne, la Ligue de l’enseignement1 et du président d’un important réseau d’associations de solidarité, le Centre de Recherche et d’Information pour le Développement, CRID. Ces organisations ont des histoires et des cultures très différentes. Elles ont cependant en commun, chacune à sa manière, la volonté de transformer la société.
À propos des militants et des acteurs impliqués dans les luttes sociales ou les actions de solidarité
Dans la suite, nous utiliserons le terme de militants pour désigner les personnes qui font partie d’une organisation et qui y exercent des fonctions déterminées. Beaucoup de travaux leur ont été consacrés récemment, mettant en général en évidence un processus de « professionnalisation ». Cela désigne le fait que ces militants n’ont souvent plus d’activité sociale autre que le travail pour leur organisation. Cette situation qui n’est pas nouvelle pour les partis politiques, et plus particulièrement les partis de gauche, est un phénomène plus récent pour les associations, où elle co-existe certes avec un important bénévolat. Elle présente l’avantage pour les organisations d’une plus grande disponibilité. Mais l’inconvénient est évidemment que ces « professionnels », qui ne sont pas forcément recrutés pour leur engagement militant, dépendent totalement de leur organisation et de ses responsables, ce qui transforme profondément le rapport organisations/militants.
À la LDH ou à la Ligue de l’enseignement, les nouveaux militants semblent être plus à gauche qu’auparavant. Mais leur rapport avec les partis politiques est complexe. Le « déficit de politique » de ces deux ou trois dernières décennies a fait qu’ils ont tendance à « importer » au sein des associations les questions auparavant traitées par les partis. Mais les associations tiennent beaucoup, et avec raison, à la différence, même dans les cas où elles sont conduites à prendre position sur des questions relevant de la sphère politique. Cette particularité peut alors susciter une forme de « frustration du politique » chez certains des nouveaux militants récemment recrutés.
Dans les associations et notamment dans celles qui se disent elles-mêmes de lutte, il y a aussi changement chez les militants. Les plus anciens ont fréquemment commencé par s’engager dans un parti (souvent d’extrême-gauche) au cours des années 1970. Les nouveaux viennent parfois directement de filières universitaires prestigieuses, sans expérience politique préalable. Certains s’investissent dans les associations par refus d’une carrière dans les entreprises ou dans les administrations. Les luttes sociales accroissent cette prise de conscience et cette demande : ils veulent « faire quelque chose ». Ces associations mobilisent aussi dans leurs actions beaucoup d’acteurs occasionnels, intermittents en quelque sorte. Ils participent mais ne veulent pas pour autant être « enrôlés » durablement. Ils ne veulent pas « consacrer leur vie à… », même s’ils sont disponibles pour des actions ponctuelles.
On retrouve certains de ces aspects dans une structure forte comme un syndicat, avec une culture d’organisation ancienne. À la CGT, la génération précédente a été formée, parfois formatée, par les partis politiques, au premier chef le parti communiste. Les nouveaux militants sont sensiblement plus hétérogènes. La contrepartie, c’est que les cadres de référence leur font parfois défaut. Leurs projets, en venant au syndicat, sont plus individuels, plus subjectifs. En un sens, ils n’adhèrent pas à ce qui préexiste, ils construisent leur syndicat à partir d’une prise de conscience qui se produit dans l’entreprise, à partir des problèmes rencontrés là.
Les organisations
De nouvelles formes d’organisation ont émergé depuis dix ou quinze ans. On connaissait auparavant les partis et les syndicats d’une part, et d’autre part des associations agissant dans des secteurs non directement liés à l’activité économique, au rapport salarial et à l’entreprise, comme le logement, la consommation, etc. Au cours de la décennie 1980 ce modèle simple, à trois branches, est devenu plus complexe en France. Sont apparus les « collectifs » dans le domaine de l’action syndicale. Du fait de la faiblesse ancienne du syndicalisme en France, notamment en dehors de la grande industrie, ces collectifs ont parfois suppléé l’absence de syndicats. L’exemple le plus connu est celui des infirmières dans les années 1980, par exemple. Mais ces collectifs se créaient aussi, plus ou moins spontanément, pour « contourner » les syndicats, considérés comme trop peu combatifs, ou pour créer des cadres unitaires nouveaux. On a vu ensuite apparaître des formes encore plus lâches comme les coordinations, réunissant organisations et individus. Enfin, en liaison avec les technologies modernes de communication mais aussi avec une aspiration assez nouvelle à pouvoir agir sans être obligatoirement « encarté » (« embrigadé » diront certains), on a vu se développer des réseaux et des formes de mobilisation ou d’action (les pétitions par exemple) presque entièrement « virtuels ». Ces actions se sont développées d’autant plus qu’elles se sont révélées très efficaces grâce au grand nombre de personnes impliquées et à la rapidité de ces formes de « mobilisation ».
C’est dans la mouvance « altermondialiste » que ce phénomène est très marquant, en partie pour des raisons liées directement au champ d’action lui-même. Comment en effet délibérer et prendre des décisions dans un réseau continental ou mondial dont on ne peut réunir les membres que très occasionnellement ? Pour ces associations et leurs militants, le champ privilégié de la transformation sociale n’est plus, comme pour les syndicats ou la plupart des partis politiques de gauche, le terrain économique (l’entreprise) ou le terrain politique (l’État et son administration), mais celui de la société civile et des luttes pour l’égalité des droits.
Le développement même du mouvement associatif de lutte engendre deux types de problèmes : celui de l’efficacité et celui de la durée. Comment être efficace à la bonne échelle (éliminer la pauvreté et ne pas seulement aider les pauvres) ? Comment « durer » alors que le militantisme lui-même est parfois intermittent, comme on l’a vu ? Les réponses données peuvent conduire à des dérives. Le « modèle » de l’efficacité étant l’entreprise et la recherche du rendement, les associations sont tentées d’en copier le fonctionnement (hiérarchie, salariat, c’est-à-dire professionnalisations des militants, comme on l’a vu plus haut, etc.). Le modèle de la durée étant l’institution, l’association a tendance à s’en inspirer, ce qui conduit à mettre en place de véritables bureaucraties, avec des salariés parfois nombreux, qu’il faut alors financer dans la durée.
Dans les organisations structurées de longue date, le problème est en un sens inverse. À la CGT on cherche ainsi à répondre aux aspirations des nouveaux adhérents par un travail sur les structures qui fait paradoxalement redécouvrir des pratiques plus anciennes : le fédéralisme au lieu du centralisme, la délibération collective en assemblée générale des salariés, etc. Cette évolution remet en cause aussi une vision de la transformation sociale qui a longtemps été dominante à gauche et qui privilégie le rôle de l’État. Il y a prise de conscience du fait que qu’on ne peut se contenter de lutter contre le libéralisme par le seul recours à l’État (ce qui fait, là encore, renouer avec une conviction ancienne du mouvement ouvrier, un peu oubliée, en France tout au moins, pendant la période où les partis ont exercé leur hégémonie sur les syndicats, qu’ils soient d’ailleurs réformistes ou révolutionnaires !). D’où les recherches et réflexions au sein du mouvement syndical pour mieux conjuguer l’apport de la puissance publique et des outils qu’elle donne avec celui du mouvement social et de l’intervention des salariés.
Tout en étant moins présente, par nature, sur le terrain économique, des organisations comme la Ligue des droits de l’Homme ou la Ligue de l’enseignement mettent elles aussi l’accent sur la capacité d’initiative de leurs structures décentralisées.
Cette évolution commune traduit la volonté de répondre, dans des contextes par ailleurs divers, à ce qui est perçu simultanément comme une stratégie mieux adaptée au paysage nouveau créé par la mondialisation et aux aspirations nouvelles des individus à plus d’autonomie et de créativité telles qu’on a pu les voir apparaître depuis une vingtaine d’années (qui sont d’ailleurs pour une part une des dimensions de la mondialisation). On peut d’ailleurs noter comme une constante chez nos interlocuteurs la conviction qu’une des forces des libéraux est d’avoir su mieux répondre jusqu’ici à ces aspirations, quand ils ne les ont pas suscitées.
Le néolibéralisme a en effet encouragé, à partir des années 1980, l’individualisme sous toutes ses formes. Mais si l’individualisme a des aspects négatifs du fait de la perte des repères que donnait le sens du collectif, il ne faut pas en sous-estimer les aspects positifs, en tout cas perçus comme positifs par des individus aujourd’hui mieux formés, plus rompus à l’esprit critique, mieux à même de ce fait de comprendre le monde de façon autonome. Beaucoup de recherches, menées par des chercheurs qui ne sont pas tous libéraux, loin de là, mettent bien en évidence cette ambiguïté, trop longtemps ignorée.
Développement des organisations, campagnes de recrutement et formation
Une des caractéristiques des organisations qui ont émergé dans le champ social depuis une dizaine d’années est de tirer leur efficacité non pas du nombre de leurs adhérents – elles ne sont pas ce qu’on a appelé des organisations de masse – mais de la résonance dans l’opinion de leurs thèmes revendicatifs (très ciblés mais relevant tous de l’action pour l’égalité des droits et l’accès de tous à ces droits, pour résumer), des formes de la mobilisation, du recours systématique au soutien médiatique. Elles ne cherchent donc pas nécessairement à attirer des adhérents et des militants. Elles ont parfois même l’attitude inverse en distinguant fondateurs (en nombre limité), adhérents, soutiens, donateurs, etc. Leur problème est souvent de dépasser la contradiction qui peut exister entre ce qui fait réagir à une situation d’urgence (installer des tentes dans les rues pour obtenir le relogement de personnes sans logement, par exemple, comme cela s’est passé à Paris au cours de l’hiver dernier) et la nécessité d’une action durable, attaquant le problème à la source en quelque sorte.
Pour les syndicats et les partis politiques de gauche, la situation est différente. Ils éprouvent en général de grandes difficultés à recruter de nouveaux membres et à les fidéliser. Ces difficultés sont pour partie la conséquence de l’histoire de ces vingt dernières années : le « discrédit du politique », les alternances entre droite et gauche au gouvernement, sans que cela conduise à de véritables alternatives, encore moins à la transformation sociale, etc.
Une des réponses possibles est l’organisation de campagnes de recrutement. En France, la deuxième grande confédération syndicale, la CFDT, a eu recours à de véritables professionnels, les développeurs, en utilisant d’ailleurs certains critères de la gestion des entreprises (gestion par objectifs, rémunération aux résultats, etc.) Cette pratique est courante dans le syndicalisme européen. La CGT a opté pour une voie plus « militante », en créant cependant en son sein des collectifs spécialisés dans cette tâche. Le résultat est cependant bien en deçà des espoirs. Malgré les moyens mis en œuvre, les effectifs n’ont guère progressé. D’où une réflexion plus nouvelle, conduite avec des institutions spécialisées dans les enquêtes d’opinion. Il apparaît en effet qu’en France, une partie du problème vient du petit nombre de secteurs professionnels que le syndicat organise, alors que, statutairement, la confédération a vocation à représenter tout le salariat. Pour la CGT, la zone d’influence réelle est de 20% du salariat seulement (grandes entreprises, administrations publiques, principalement). Un secteur comme le commerce, qui compte presque le tiers des salariés du pays, est nettement sous-représenté dans le syndicat. S’y ajoutent des « déficits » chez les jeunes, les femmes et les personnes issues de l’immigration.
Le paradoxe vient de ce que, en même temps, les études d’opinion menées par la CGT montrent une confiance dans la capacité des syndicats à changer les choses qui est plutôt en hausse depuis quinze ans (contrairement aux partis politiques de gauche). Le syndicat semble même apparaître comme un « dernier rempart ». Plutôt que de redoubler d’efforts de syndicalisation dans les secteurs traditionnels, où le rendement marginal se révèle très faible, la CGT a donc opté pour une politique de « redéploiement ». Elle se traduit par des changements substantiels dans la « gouvernance » (y compris la répartition interne des moyens financiers), une réflexion sur les structures (des syndicats territoriaux à côté des syndicats d’entreprises) et un projet de journal commun à tous les adhérents de la confédération. Dans la même optique, les stages de formation sont en cours de révision. La demande est forte pour les outils de l’activité syndicale, à usage immédiat en quelque sorte. Mais, comme pour les associations, le problème est ici de trouver la bonne articulation entre la pérennité de l’organisation (et donc une formation de base large, notamment dans le domaine économique et social) et ce qui est immédiatement utilisable pour des formes plus spontanées et plus éphémères de l’action revendicative.
En guise de conclusion (très provisoire)
Nous avons essayé pour l’instant de repérer quelques-unes des questions qui se posent aux organisations attachées à la transformation sociale pour se développer, élargir leur zone d’influence, attirer et retenir de nouveaux membres. Ce qui conduit bien entendu à tenter d’analyser, pour en tenir compte, les aspirations de ces nouveaux acteurs sociaux.
Dans cette contribution, nous avons privilégié trois types d’associations (au sens le plus général de ce terme : des citoyens qui se mettent ensemble pour agir) : les syndicats, les associations citoyennes anciennes, c’est-à-dire ayant une culture d’organisation fortement ancrée, les associations « nouvelles » apparues depuis une quinzaine d’années, notamment mais pas seulement avec la mondialisation. Cette typologie n’a aucune prétention scientifique. Nous avons seulement voulu donner un aperçu de la diversité des situations, qui co-existe avec de nombreux traits communs, pour, nous l’espérons, susciter la réflexion et contribuer à une meilleure compréhension de ce que sont aujourd’hui les acteurs sociaux porteurs de la volonté de transformation sociale.
Nous allons continuer ce travail avec le souci de rencontrer le plus grand nombre possible de ces acteurs. Nous souhaitons l’élargir à d’autres membres de Transform ! en Europe.