Triste progrès

L’ange de l’histoire… Il a le visage tourné vers le passé. Là où paraît devant nous une suite d’événements, il ne voit qu’une seule et unique catastrophe, qui ne cesse d’amonceler ruines sur ruines et les jette à ses pieds. Il voudrait bien s’attarder, réveiller les morts et rassembler les vaincus. Mais du paradis souffle une tempête qui s’est prise dans ses ailes, si forte que l’ange ne peut plus les replier. Cette tempête le pousse irrésistiblement vers l’avenir auquel il tourne le dos, cependant que, jusqu’au ciel, devant lui, s’accumulent les ruines. Cette tempête est ce que nous appelons le progrès.

Walter Benjamin, Thèses sur la philosophie de l’histoire, 1939.

Lorsqu’on pense aux guerres et aux catastrophes d’aujourd’hui ce passage clé des thèses sur l’histoire de Walter Benjamin vient presque inévitablement à l’esprit. Est-il plus que le cri désespéré de quelqu’un qui était persécuté sur le plan politique et racial et qui, dans le lien particulier entre la théologie juive et la théorie de la lutte des classes, avait anticipé sur le plan théorique une horreur qui s’est effectivement accomplie quelques années plus tard ? Cette pensée a-t-elle pris place à l’intérieur ou l’extérieur d’un mode d’observation de l’histoire orientée vers Marx ? Et, au sein de la violente « crise de civilisation » d’aujourd’hui, les conclusions sont-elles toujours d’actualité ? Le petit ouvrage de Michael Löwy, publié en 2010 par les éditions de l’Éclat à Paris, n’est pas seulement une contribution à un chapitre remarquable de l’histoire intellectuelle européenne ; on peut aussi y trouver des idées importantes pour répondre à ces questions [1].

Crise de civilisation et marxisme

Le thème est aussi d’actualité que la crise elle-même. Ce qui est symptomatique de cette vision, qui gagne actuellement du terrain, est la manière dont le Conseil international du Forum social mondial, dans un appel lancé à la fin de l’année dernière pour un débat dans le monde entier sur les alternatives, a caractérisé « la civilisation occidentale hégémonique » à l’aide de trois concepts : « modernité », « colonialisme » et « eurocentrisme » – ce qui inclut indirectement dans ses critiques la gauche occidentale, considérée comme un enfant de la modernité.

C’est peut-être également juste pour une grande partie de la gauche politique et syndicale. Ne doit-on pas alors aussi élargir cette critique d’une croyance aveugle dans le progrès au marxisme lui-même ? Que pense-t-il du progrès ? Tout d’abord existe-t-il un concept de progrès sur lequel ceux qui se disent marxistes sont d’accord ?

Marx a appelé les révolutions « locomotives de l’histoire » [2]. « Mais peut-être sont-elles autre chose », objecte Benjamin. « Peut-être que les révolutions sont la main de l’espèce humaine qui voyage dans ce train et qui tire sur le frein d’urgence » (Löwy, Juifs hétérodoxes, p. 62).

Ce qui est déconcertant, ce n’est pas seulement que, dans le même mouvement, Benjamin se tourne vers le « matérialisme historique » et remet en cause un de ses concepts de base. C’est avant tout son inversion de la motivation de l’action révolutionnaire qui bouleverse les lectures traditionnelles de Marx : « Si le renversement de la bourgeoisie par le prolétariat n’est pas accompli avant un moment presque calculable de l’évolution technique et scientifique (indiqué par l’inflation et la guerre chimique), tout est perdu. Il faut couper la mèche qui brûle avant que l’étincelle n’atteigne la dynamite » (Löwy, p. 115).

Contrairement à l’évolutionnisme du manuel stérile de marxisme de son époque et de la suivante, Benjamin identifie dans les révolutions non pas le résultat « naturel » ou « inévitable » du progrès économique et technique (ou de la contradiction entre les forces de production et les rapports de production), mais l’interruption d’un déroulement historique qui, c’est évident pour lui, conduit à la catastrophe.

De ce point de vue, pour lui, le fascisme n’apparaît pas comme un accident historique, quelque chose d’anormal, une absurdité impossible dans un contexte de progrès, mais comme l’autre face de la raison instrumentale et de la combinaison, typique de la modernité, du progrès technique et de la régression sociale. Est-ce une conclusion pertinente pour les problèmes d’aujourd’hui ?

Le lien entre le progrès et le désastre a cependant aussi une importance historique pour Benjamin. Du point de vue des opprimés, il voit le passé comme une série ininterrompue de défaites catastrophiques. Les soulèvements d’esclaves, la Guerre des Paysans, Juin 1848, la Commune de Paris et la Révolte de janvier de Berlin constituent la chaîne des événements sans cesse cités dans ses écrits, qui illustrent le fait que « l’ennemi n’a pas encore fini de triompher » (Löwy, p. 121).

Et c’est censé être le « marxisme » ? demandent tout à la fois ses partisans et ses adversaires. Oui, répond Gershom Scholem dans son essai Walter Benjamin et son ange [3], bien que ce soit un marxisme qui se distingue par son entêtement, parce que « le matérialisme historique » de Benjamin ne remplace pas son scepticisme romantique-utopique et messianique concernant le progrès, mais se fond avec lui en une critique radicale de son époque.

Benjamin est le personnage central du livre de Löwy. Plus précisément, il est à l’intersection entre les deux essais introductifs sur les intellectuels européens juifs et les chapitres suivants, chacun étant consacré à des représentants de ce groupe, en les présentant avec bonheur par paires : Walter Benjamin et Franz Rosenzweig, Hannah Arendt et Walter Benjamin, Walter Benjamin et Manès Sperber, Ernst Bloch et Georg Lukács, Victor Basch et Bernard Lazare, Ernst Bloch et Hans Jonas. Viennent ensuite les présentations individuelles de Gustav Landauer, Martin Buber, Gershom Scholem et Benjamin lui-même. Le volume se termine par un entretien avec Ernst Bloch enregistré en 1974.

L’imbrication des présentations permet de mesurer l’étendue et la diversité des milieux de gauche juifs dans l’Europe des années 1920 et 1930, qui combinent sionistes de droite et de gauche, marxistes et personnalités du mouvement communiste. À cet égard, il convient de mentionner, par exemple, Heinz Neumann, membre du Politburo du KPD, condamné à mort en 1937 à Moscou, et marié à l’ex belle-fille de Martin Buber (celle-ci, Margarete Buber-Neumann, a été expulsée par les autorités soviétiques en Allemagne nazie où elle a survécu au camp de concentration de Ravensbrück).

« Juif parvenu – juif paria »

Löwy note une polarité frappante : la majorité des intellectuels non-juifs allemands attirés par le romantisme a rejoint le camp conservateur, souvent de droite nationaliste et antisémite, alors qu’à l’inverse l’écrasante majorité des intellectuels d’Europe centrale à la sensibilité utopique-romantique était juive.

« Hétérodoxe » désigne leur dissidence, caractéristique essentielle commune de ceux qui participent à cette culture, ainsi que leur rupture avec les deux principales orthodoxies juives – l’orthodoxie religieuse fondée sur la crainte de Dieu et le respect de règles strictes, d’une part, et d’autre part, l’orthodoxie moins contraignante des Juifs assimilés, bourgeois et libéraux pour lesquels Hannah Arendt a utilisé le concept peu flatteur de « Juifs parvenus » qui nient leur identité et s’adaptent aux forces dominantes de la société.

Beaucoup de jeunes Juifs, cependant, venus des ghettos et des shtetls dans les métropoles de Vienne, Prague et Berlin, au tournant du siècle, ont découvert que tout espoir de mobilité sociale par l’assimilation leur était interdit. Ils se sont alors orientés vers les professions libérales, pour lesquelles les études universitaires étaient une condition préalable, et ils ont formé la masse des intellectuels juifs déclassés, les « Juifs parias ». Certains ont rompu avec l’orthodoxie pour le sionisme – dans sa forme non étatique –, d’autres pour le marxisme, et quelques-uns aussi pour l’anarchie. Mais sur ce terrain, on trouvait aussi les Juifs hétérodoxes qui fuyaient les certitudes doctrinaires et la discipline politique des différents mouvements : ils sont devenus des hérétiques sionistes, marxistes ou libertaires, caractérisés par une posture romantique, rebelle, non conformiste, utilisant en toute liberté les sources juives pour leurs discours messianiques et d’utopie radicale.

Walter Benjamin occupe une position exceptionnelle en raison de sa « sensibilité libertaire utopique », de son « anti-autoritarisme » et de son « intransigeance face à la domination pas seulement en termes d’exploitation économique », qui l’éloignent « des idées dominantes au sein de la gauche allemande et européenne ». De cette manière, il incarne aussi « de la façon la plus profonde et la plus radicale, toute la richesse, toute la force subversive, mais aussi toutes les contradictions de cette culture juive hétérodoxe » (Löwy, p. 8).

Pessimisme révolutionnaire

À la fin des années 1920, il a noté dans les principales tendances à gauche de son époque un « optimisme sans conscience », un « optimisme de dilettante ». Par là, il ne veut pas seulement parler d’une évaluation de la situation qui ne tient pas compte de la réalité – qu’on trouve aussi dans l’Internationale communiste avec laquelle il sympathisait – mais d’une croyance générale au progrès linéaire qu’il a vue s’incarner surtout dans les partis libéraux et sociaux-démocrates. Selon lui, la situation de l’Europe et du monde exigeait une méfiance radicale de la part des révolutionnaires, un « pessimisme sur toute la ligne » : méfiance à l’égard du sort de la littérature, méfiance à l’égard de la liberté, méfiance à l’égard des peuples européens, mais surtout triple méfiance à l’égard de tout compromis : entre classes, entre peuples, entre individus. « Il va sans dire qu’il ne s’agit pas d’un sentiment contemplatif et fataliste, mais d’un pessimisme actif, pratique, entièrement tendu vers l’objectif d’empêcher, par tous les moyens possibles, l’avènement du pire. Plus d’une décennie avant l’extermination industriellement perfectionnée d’êtres humains par le gaz Zyklon B, Benjamin pousse son plaidoyer pour une méfiance générale jusqu’à un paradoxe extrême : “confiance illimitée seulement dans l’I.G.Farben et dans le perfectionnement pacifique de la Lufftwaffe” » (Löwy, p. 61).

Le principe d’espérance

Le marxisme d’Ernst Bloch est lui aussi hétérodoxe. On peut notamment le constater dans son « principe d’espérance ». Comme on le sait, Marx avait renoncé à l’utopie et Engels l’avait dénoncée dans son célèbre pamphlet sur le passage intitulé « Du socialisme utopique au socialisme scientifique ». Mais Bloch a insisté sur l’inversion de cette relation.

Il a admis que le marxisme exigeait sobriété, rigueur dans l’investigation et raison ; dans le même temps toutefois, il exigeait aussi imagination, espoir et enthousiasme. Ce qui était nécessaire, selon une expression célèbre, c’était la fusion des deux – c’est-à-dire de la tendance chaude et froide du marxisme ; la tendance chaude y jouerait le rôle décisif, puisque ce qui en découlait était ce que Bloch appelait l’optimisme militant, c’est-à-dire l’espérance active dans la réalisation de l’utopie.

Contrairement à la plupart des romantiques allemands non-juifs, Bloch, Benjamin, Scholem et Buber n’ont pas orienté leur critique de la civilisation capitaliste industrielle – critique effectuée au moins en partie, au nom des valeurs éthiques, sociales et religieuses prémodernes et précapitalistes – vers l’idée réactionnaire de la restauration de vieilles sociétés tribales germaniques ou du Moyen-âge.

Buber, par exemple, a su voir que le lien social qui a maintenu la cohésion de ces sociétés anciennes a été celui des « liens du sang », c’est-à-dire la naturalisation des rapports sociaux. La « nouvelle Communauté » repose cependant, dit-il, sur l’émancipation des individus, c’est-à-dire sur le libre choix, les « affinités ». Cela permettrait non seulement d’inclure toutes les libertés modernes, mais aussi de dépasser la société bourgeoise et ses normes. Dans ses Chemins de l’utopie de 1947, publiés en hébreu, Buber décrit une histoire du socialisme depuis Saint-Simon et Fourier jusqu’aux kibboutzim en passant par Marx et Lénine ; sa préférence va au socialisme libertaire de Proudhon, Kropotkine et surtout de Gustav Landauer, un ami de jeunesse, assassiné par les soldats réactionnaires en tant que chef de file de la révolution du Conseil de Bavière de 1919.

On peut aussi définir comme hérétique la relation au sionisme des théoriciens dont il s’agit ici. Vers 1915, le jeune Gershom Scholem a rejeté l’idée sioniste d’un État juif en Palestine avec des mots durs, parce que « nous prêchons l’Anarchisme. Cela veut dire : nous ne voulons aucun État, mais plutôt une société libre (avec laquelle celle décrite par Herzl dans Altneuland n’a rien à voir !). En tant que Juifs nous en savons assez sur l’horrible idole État, pour ne pas nous incliner devant elle, et pour ne pas lui apporter nos descendants comme sacrifice à son insatiable avidité de gains et de pouvoir » (Löwy, p. 126).

La Shoah et la création d’Israël ont modifié les termes de ce débat. Personne à gauche n’a pu contester le droit à une patrie juive. Cela a également alimenté l’hégémonie du « sionisme étatique » parmi les intellectuels juifs survivants. C’est aussi plus ou moins vrai pour la gauche. Pourtant, cela ne gomme pas toutes les différences. Manfred Buber, qui avait fui en 1938 les nazis en allant en Palestine et qui a enseigné à partir de 1951 à l’Université hébraïque de Jérusalem, est resté tout au long de sa vie un commentateur critique du sionisme et de ses politiques répressives envers la population arabe. Même s’il a évoqué au fil des ans diverses formes d’État pour vivre ensemble en Palestine – État binational, fédération judéo-arabe ou confédération – il a toujours défendu un principe d’égalité morale et politique : deux peuples, Juifs et Arabes, ont un droit égal de vivre sur cette terre.

Dans un article de 1947, « Deux peuples en Palestine », il écrit : « Ce dont chacun des deux peuples vivant l’un à côté de l’autre, et l’un pour l’autre, en Palestine, a réellement besoin, c’est d’auto-détermination, d’autonomie, de possibilité de décider librement » (Löwy , p. 104).

[Comme je l’ai appris récemment de Michael Löwy, une traduction en espagnol du livre est en cours. Elle sera la bienvenue. Mais il faut aussi espérer qu’un jour on puisse trouver une autorité compétente en Allemagne ou en Autriche qui rendrait possible une édition en allemand.

Avec ce volume des essais, Juifs hétérodoxes (à l’heure actuelle, malheureusement disponible uniquement en français), Löwy reprend les thèmes de son livre de 1988 : Rédemption et utopie. Le judaïsme libertaire en Europe centrale.]

Notes

[1] L’essai Juifs hétérodoxes reprend le thème de son étude parue aux PUF en 1988 : Rédemption et utopie. Le judaïsme libertaire en Europe centrale (édition du Sandre, mars 2009).

[2] Gershom Scholem, Walter Benjamin et son ange, Benjamins Zur Aktualität Walter, Frankfurt am Main, 1972, p. 87 ss.

[3] Gershom Scholem, Walter Benjamin et son ange, Benjamins Zur Aktualität Walter, Frankfurt am Main, 1972, p. 87 ss.

 

par Walter Baier, économiste, Vienne, et coordonnateur du réseau européen Transform !

 

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