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À quoi tenons-nous ? Pragmatisme et écologisme [2]

Émilie Hache est philosophe au centre Sophiapol, à Paris 10 devenue « Paris Ouest Nanterre La Défense ». L’auteure part d’un constat : les « demandes morales » se multiplient. Et les risques de réponses intolérantes aussi : « moralisme », au sens de principes à appliquer de manière intransigeante, mais aussi « naturalisme », qui enferme les êtres dans des définitions fixes, dont ils ne peuvent plus sortir (« hétérosexuel », « sans intelligence », « sous-développé » etc.). Pour éviter ces dangers, Émilie Hache propose une démarche en trois étapes, qui forment les parties de ce livre, toutes largement inspirées du pragmatisme américain et surtout des travaux d’Isabelle Stengers : faire une différence (entre les propositions morales et les positions moralistes), se mêler de ce qui n’est pas censé nous regarder, et composer un monde commun.

La différence entre les propositions morales et les positions moralistes est obtenue par plusieurs distinctions à la fois justes et utiles, au sens où leur indistinction génère souvent, dans les débats publics autour de l’écologie, le sentiment de faire face à des positions intolérantes ou moralisantes. Première distinction : la nature en tant que telle « n’appelle » personne à son secours et n’est donc pas « à sauver ». Un tel discours court-circuite « la multiplicité des opérations » (p. 18) qui lient humains et non-humains. Il y a bien un « appel », pourtant. Cet appel muet vient des êtres qui nous demandent, de manière muette, comme le visage chez Lévinas, de leur répondre – et pas seulement de répondre d’eux. La prise en compte progressive de cet appel dans les sociétés est, à la suite de Jonas, ce qu’on peut appeler « l’écologisation de la morale » au sens où nous apprenons peu à peu à admettre que les animaux, les écosystèmes etc. ne sont pas seulement des moyens mais aussi des fins en soi. Non pas une seule fin (« la » nature, ce Grand Tout cosmique), mais un ensemble de fins, individuelles, mouvantes, fluctuantes, historiques, dont la composition est malléable, dont l’essence n’est pas une donnée des sciences. Ainsi pouvons-nous exercer nos compétences morales à l’endroit de la nature sans tomber dans le naturalisme.

À partir de là, pour éviter le moralisme, trois obligations sont à garder en mémoire. Tout d’abord, relativiser les différentes fins entre elles – mais sans cesser de tenir leurs exigences morales. Autrement dit, la relativisation est à la proposition morale ce que le relativisme est au moralisme. La relativisation est nécessaire pour qu’une proposition morale puisse être discutée, évaluée, tandis que le relativisme est une position de principe qui anéantit toute visée morale véritable. Ensuite : faire appel à l’expérience, ce qui signifie faire avec les êtres concernés plutôt que de tenir des discours sur eux, de manière surplombante et souvent mal informée. Ainsi éviterait-on notamment les faux débats sur l’anthropomorphisme. Et enfin élaborer des compromis – mais sans compromission, le compromis étant à la proposition morale ce que la compromission est au moralisme, on l’aura compris. Faire des compromis, c’est se compromettre, s’engager. Par le compromis nous ne cédons pas sur nos demandes, mais nous admettons qu’elles ne sont pas seules et que nous avons tous besoin de tous pour agir vers un monde commun qui soit meilleur. Ainsi éviterait-on des postures un peu trop extrêmes telles que la revendication d’une « libération animale », alors que la place des animaux domestiques semble être quand même auprès de l’homme – mais sans doute pas, en effet, dans les élevages industriels.

« Se mêler de ce qui n’est pas censé nous regarder » est directement inspiré du combat d’Isabelle Stengers contre la tolérance, avec l’argument qu’une certaine tolérance n’est en réalité qu’une manière de rendre l’autre inexistant, impuissant, au nom de sa différence (voir ses Cosmopolitiques). Premier domaine à envahir : les sciences. La crise écologique n’est pas seulement un problème de valeurs, c’est aussi une crise des faits. Les controverses écologiques se caractérisent en effet, comme beaucoup d’auteurs l’ont montré, par une absence de réponse scientifique claire : on ne sait pas comment va réagir le climat, on ne sait pas mesurer le bien-être animal, on ne sait pas définir objectivement une expérimentation animale « utile ». Second domaine : l’économie. Émilie Hache donne trois exemples : le rapport Stern et la question du « poids » des générations futures, le commerce équitable et la question de la population. Elle conclut cette partie en montrant que le pragmatisme, à la différence de l’utilitarisme, ne préconise aucune solution théorique ; au contraire il assume le tragique de situations dans lesquelles tous les buts ne peuvent être poursuivis en même temps.

Vient ensuite la « composition du monde commun », expression empruntée à Bruno Latour, qui est aussi l’une des références très présentes dans ce livre. Différentes écologies politiques sont possibles, comment les concilier ? Comment les composer ? Fidèle à sa démarche, Émilie Hache ne propose pas de solution unique mais des distinctions dont chacun et chacune pourra se saisir pour élaborer son propre jugement.

La première est de changer de temporalité et de refaire attention à l’avenir. Le discours sur le progrès avait « garanti » l’avenir, ce qui nous dispensait de s’en soucier, il nous déresponsabilisait. Au contraire il a souvent été noté que des peuples dits plus primitifs en faisaient grand cas, les grandes décisions étant évaluées, dit-on, par leurs conséquences jusqu’à la 7e génération. Un rapport d’attention serait plus adéquat, dans la situation actuelle, que le rapport « d’épargne » (p. 146) qui a prévalu jusque-là à l’époque moderne. Les scénarios et leur multiplication ces dernières années sont d’ailleurs l’un des signes de ce changement de rapport au temps – en effet. Seconde distinction : entre le public et les publics, à la suite de Dewey. À la place d’un discours moral hyperbolique (« nous devons réduire nos émissions de gaz à effet de serre de 75  % »), culpabilisateur et démoralisant, cultiver le pragmatisme, le « pouvoir-avec », ne pas considérer qu’autrui est nécessairement immoral parce qu’il prend sa voiture, par exemple, et mettre en place avec lui (ou elle) un système de regroupement des achats. Émilie Hache cite de nombreuses initiatives, la simplicité volontaire, la décroissance, des « milliers d’actions » (p. 212).

En conclusion Émilie Hache pose le cosmopolitisme comme un problème : la découverte de la théorie Gaïa a plutôt démontré l’absence de monde commun que l’inverse (p. 215). Elle n’en fait pas une tâche : peut-être n’y aura-t-il jamais de monde commun, faute de volonté pour ça, et cela ne sera que le résultat de la volonté de toutes et de tous (p. 218).

L’ouvrage est bien informé et fait des distinctions importantes. Le style est clair et le tout plaisant à lire. Il arrive à un bon moment, car l’écologisme commence à être l’objet d’une attention soutenue de la part du grand public. Les clarifications qui sont proposées ont besoin d’être faites et refaites, tant, depuis des années, le public (ou les publics) est pris entre des écologistes qui ont eu tendance à se construire un monde d’initiés, gros d’implicites, et leurs adversaires qui ont toujours pris soin de travestir leurs idées par des raccourcis aussi faciles que faux, le plus connu étant la fameuse loi de protection des animaux mise en évidence par Luc Ferry pour prouver la parenté de l’écologisme avec le nazisme. À rebours de ces procès staliniens, Émilie Hache adopte une posture plus modeste, qu’elle définit par le souci de « rendre visible », décrire les relations morales construites par les acteurs eux-mêmes, les expliciter, pour faciliter la mise en mots, le dialogue (pp.  33-36). Le débat a en effet besoin de nombreux auteurs comme Émilie Hache !

L’ouvrage comporte tout de même plusieurs faiblesses. Émilie Hache se fonde par exemple plusieurs fois sur la théorie latourienne des « faitiches », pour avancer l’argument que les objets sont construits. Cette proposition, si elle ne choque plus les sciences humaines, continue de heurter les sciences dures. Cela parce qu’elle est clairement hyperbolique, à un tel point qu’elle finit par nuire à la compréhension. Dans le fond, tout le monde sait que la science utilise des outils, qu’elle construit ses objets ; mais ce qu’on attend de la science, en tant que telle, est qu’elle nous donne des faits, des vérités, clairement distinctes des opinions – la pierre tombe, ou pas. La science doit décrire ce que tout le monde verrait dans le télescope, s’il pouvait regarder – délégation. Le GIEC doit nous dire si le climat change, ou pas, quelles sont les causes qui le font changer, et quelles sont les incertitudes. Latour tend au contraire à exhiber une science tissée d’intérêts, de subjectivités, une science qui de ce fait n’est plus une science, qui ne parle plus de vérité et ne mérite donc plus ce nom. C’est excessif, il y a une spécificité, dans la science, qui est justement de parvenir à dépasser les subjectivités, même Rorty le rappelle, jusque dans le titre de son opuscule sur le sujet (Science et solidarité : la vérité sans le pouvoir, Éditions de l’Éclat, 1992). Émilie Hache aurait tout aussi bien pu avoir recours à sa propre théorie de la reconnaissance des fins à l’œuvre dans la nature, et montrer comment les industriels se mentent à eux-mêmes quand ils veulent croire que les animaux ne sont que des machines, ou que la terre n’est qu’un stock de ressources pour la production. La théorie du faitiche cède de plus un peu trop souvent au jargon universitaire parfois donneur de leçons, inversant les rôles, sans sortir de la posture de pouvoir ; car c’est en fait le sociologue qui se présente comme celui qui dévoile « la vraie vérité » !

On sent d’ailleurs le poids de la sociologie des sciences dans les travaux de l’auteure, à tel point que la (petite) partie sur l’économie manque réellement de souffle. Ce qui est dit n’est pas faux, mais c’est un peu léger en regard de la masse des travaux sur le sujet – notamment la critique du capitalisme et du développement. Le courant de la « critique de la valeur » (Moishe Postone) et les auteurs écosocialistes (J.B. Foster, M. Löwy etc.) sont absents. Côté critique du développement, Latouche est cité un peu à contre-emploi, pour avoir remarqué que le mode de vie américain ne serait soutenable que pour un milliard d’Américains, ce qui ne fait guère apparaître la dimension anthropologique de son œuvre. Du coup une bonne partie des enjeux anthropologiques est gommée de la démonstration. Ce n’est pas un hasard: on touche aux limites du pragmatisme, qui se refuse à tout discours globalisant, au profit de multiples (« milliers ») de « publics » n’ayant aucune relation fixe les uns avec les autres. On voit bien l’actualité de ce type d’approche, et même leur nécessité, dans la période actuelle : tragédies provoquées par les Grands Récits et les Avant-Gardes ; caractère démobilisant des injonctions venant « d’en haut » dans le domaine de l’écologie etc. Mais du coup une telle approche se rend incapable de saisir en quoi l’écologie se revendique d’un changement de paradigme, voire de civilisation. Et ce n’est pas seulement une revendication gauchiste, puisque cet argument est présent dans les propos de quelqu’un comme Corinne Lepage. Il est vrai que cette approche a le même avantage que celle proposée par Bruno Latour : en neutralisant les enjeux ontologiques, elle rend l’écologisme abordable. Il faut lui reconnaître cette vertu.

date: 10/06/2011 – 14:19

Fabrice Flipo [3]


Source: Contretemps

Liens:
[1] http://www.contretemps.eu/lectures
[2] http://www.contretemps.eu/lectures/quoi-tenons-nous-pragmatisme-%C3%A9cologisme-0
[3] http://www.contretemps.eu/auteurs/fabrice-flipo

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