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Sortie de crise : de la pandémie ou du capitalisme ?

NOTE DE LECTURE par Cory Verbauwhede

François Dubet, Le temps des passions tristes. Inégalités et populisme, Paris, Seuil, 2019

Le sociologue François Dubet a rassemblé dans ce petit livre des réflexions puisées dans sa riche carrière consacrée à l’étude des inégalités sociales. Au vu des multiples liens entre ses recherches et les débats actuels reliant inégalités et populismes, sa voix est incontournable.

Dans son analyse de l’ascension récente des « passions tristes », Dubet cible moins l’accroissement quantitatif des inégalités sociales, dont le rythme et l’étendue demeurent variables de pays en pays, que leurs transformations qualitatives. Partout en Occident, croit-il, on assiste à un changement de « régime d’inégalités ». Selon lui, la décomposition de la société de classes, dans laquelle les inégalités étaient vécues de façon plus ou moins uniforme par des pans entiers de la société, a mené à une individualisation de l’expérience des inégalités et au développement de mille petites jalousies, si bien que les grandes forces sociales et les raisons de lutter ensemble sont de moins en moins visibles. La montée du ressentiment à la base des populismes s’expliquerait par cette perte de repères et ce déficit de représentation sur le plan politique.

Pour Dubet, le problème fondamental sur lequel se butent les « gauches démocratiques » est la multiplication des catégories d’exclusion sociale et la vision restrictive de la solidarité qu’elle engendre. S’il rejoint d’autres en voyant un début de solution à cette atomisation des luttes sociales dans la notion d’« intersectionnalité », il note que « la convergence […] n’est pas pour demain » (p. 29). Par ailleurs, par rapport au régime des classes sociales, Dubet reconnaît qu’il y a plus de mobilité sociale dans notre régime des « inégalités multiples », mais il constate néanmoins que finalement les individus « bougent très peu » (p. 41). Cette « micromobilité », qui déstabilise les individus, se combinerait à une faible « macromobilité », leur donnant l’impression d’une société où les possibilités sont fermées. La combinaison de l’atomisation des luttes, de la précarité des positions sociales et de la fermeture des opportunités individuelles poserait le défi le plus grand pour les partis de gauche traditionnels. Dubet parle au nom des opposants et opposantes à la montée d’un populisme de gauche en attirant leur attention sur le défi qui découle de cette combinaison de facteurs. Son livre est donc une critique de la voie d’un populisme de gauche qui entendrait répondre à un populisme de droite lui-même fortement alimenté par ces mêmes phénomènes.

La partie la plus intéressante du livre prend comme point de départ les témoignages recueillis lors d’une enquête en France sur le sentiment de discrimination d’immigrants et d’immigrantes de deuxième génération, dont l’analyse a été publiée sous le titre évocateur « Pourquoi moi? ». Dubet et ses collègues ont découvert que les immigrants nés en France avaient un sentiment d’injustice plus élevé que leurs parents qui, objectivement, avaient subi des discriminations bien plus étendues et systématiques. Dubet croit discerner dans ce glissement un changement de paradigme qui est loin de s’arrêter aux seules populations immigrantes. Il l’attribue plutôt à la montée en puissance de l’idéal de l’égalité des chances, aux dépens d’une vision plus large de la justice sociale. En effet, sous le modèle de l’égalité des chances, les inégalités sociales ne sont pas un problème en soi, puisqu’on cherche justement à promouvoir des inégalités « justes » (p. 58). Seules les inégalités injustes que sont les discriminations poseraient un problème puisqu’elles trahiraient un mépris ou un déficit de respect. Si Dubet est sensible aux injustices qu’engendrent les discriminations, le défi de ce nouveau paradigme réside dans le fait que les discriminations appellent « une sanction juridique […] bien plus qu’une politique globale de réduction des inégalités » (p. 57). L’égalité des chances et l’égalité sociale ne sont pas logiquement incompatibles, mais Dubet considère la conjugaison de ces deux types d’égalité difficile étant donné la tension constante entre égalité, mérite et autonomie (p. 65-67). Ainsi y aurait-il de nos jours un abandon de l’idéal de l’égalité en faveur d’une vision tronquée de la justice sociale.

Pour Dubet, cette vision tronquée entraîne les individus dans un repli sur eux-mêmes, puisqu’ils n’arrivent pas à faire le lien entre les discriminations ressenties au quotidien et les grandes injustices sociales. Ce repli est exploité tant à gauche qu’à droite en fonction de la cible du ressentiment : élites protéiformes d’un côté; pauvres, étrangers et « assistés » de l’autre (p. 75-85). En somme, « [t]out se passe comme si les expériences personnelles étaient déconnectées de la vision globale de la société » (p. 68). Or, ni la nation républicaine – menacée de l’extérieur par la mondialisation des échanges et de l’intérieur par un racisme renouvelé (p. 85-86) – ni la solidarité sociale – victime de l’épuisement de l’« imaginaire solidariste » en vertu duquel « le travailleur et sa famille avaient des droits parce qu’ils donnaient à la société » (p. 83-85) – ne sont capables de conjurer ces fractures sociales. C’est cette inadéquation entre injustices vécues et récits de société qui serait à la base de la résurgence de la colère et de l’indignation, lesquelles, faute d’issue politique « capable [… d’imposer] la réduction des inégalités entre toutes les positions » (p. 101), deviennent ressentiment aveugle, que l’Internet accueille et amplifie à grande échelle.

La conclusion de Dubet appelle à faire de la lutte contre les « grandes » inégalités une priorité, sans pour autant oublier les « petites », qui « du point de vue sociologique et politique […] pèsent davantage » (p. 104). À cet égard, il exhorte la classe politique à cesser d’ignorer les raisons de la colère et à lutter contre les discriminations tout en résistant aux « lectures identitaires qu’elles induisent » (p. 105). Dubet rappelle que les « sociétés égalitaires ne sont pas moins dynamiques que les sociétés inégalitaires » et qu’elles sont « plus paisibles, en meilleure santé [… et qu’on] y accepte mieux l’exigence de la solidarité et de la défense de l’environnement » (p. 105).

 

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