Retour sur les Carrés rouges

«Ces nouveaux et jeunes intellectuels sont prêts à sortir des sentiers battus, à aller « dans le champ », si on peut dire,  sur la base de travaux rigoureux (tant sur le plan méthodologique qu’épistémologique) et à poursuivre la quête incessante et épuisante de lier la théorie et la pratique.»

Pierre Beaudet

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Au Québec au début de 2012 s’est développé un mouvement social inédit, qui va laisser des traces dans la société québécoise.

 

Un mouvement qui vient de loin

 

Il faut faire un bref détour par quelques éléments d’historicité qui éclairent les mobilisations populaires du printemps dernier. Le processus n’est pas unique au Québec, en phase avec l’évolution dans les mobilisations et les mouvements sociaux au tournant des années 1990 dans plusieurs pays capitalistes. Il rebondit aujourd’hui en portant de nouvelles utopies dans le sens qu’Ernst Block et Walter Benjamin ont apporté à ce mot. Il faut souligner une sorte d’« accumulation primitive des luttes » sur laquelle se construisent les mobilisations récentes, et dont quelques-uns des jalons sont les suivants :

 

  • La Marche des femmes contre la pauvreté et la violence (1995), qui a été l’initiative d’une Fédération des femmes du Québec (FFQ) redynamisée, en mesure de confronter l’inertie de l’époque, notamment le discours néolibéral du Parti Québécois alors au pouvoir.
  • Le Sommet des peuples des Amériques (2001) qui a amené dans la rue une foule immense, bigarrée, jeune, autour de revendications contre la globalisation du néolibéralisme et surtout d’une utopie : « un autre monde est possible ».
  • Les mobilisations au moment de l‘arrivée au pouvoir de Jean Charest (2003), notamment devant la menace de coupures des centres de la petite enfance (crèeches) et d’autres services publics.
  • La grève étudiante de 2005, autour de nouvelles articulations et de nouveaux réseaux et dont les formes de luttes inédites ont suscité une mobilisation d’une telle ampleur que le gouvernement est forcé de reculer.
  • L’essor du mouvement écologiste (2007 jusqu’à aujourd’hui), devenu revendicateur, et qui s’est s’investi dans de grandes mobilisations dont la plus spectaculaire a été celle sur la rive-sud de Montréal contre les projets d’exploration gazière.
  • L’apparition de « réseaux de réseaux » autour de coalitions ponctuelles (Coalition contre la tarification et la privatisation des services publics, Alliance Sociale, Forum social québécois, etc.) et qui non seulement coalisent les mouvements et associations mais qui soulèvent les débats à une grande échelle.
  • De plusieurs manières, ces initiatives québécoises ont été interpellées et ont interpellé des processus à l’échelle mondiale, comme la mouvance Occupy et Indignados, la Marche mondiale des femmes, le Forum social mondial, etc.

 

Ces dates et évènements ne racontent pas toute l’histoire, car plusieurs choses sont restées invisibles :

 

  • L’identité plurielle des luttes et des mouvements. Il y a un refus de l’homogénéisation et d’un méta narratif qui prétend « tout dire ». La forme réseau et la forme coalition connaissent des développements importants, qui incluent, parfois avec réticence, les « anciens » mouvements sociaux » et qui amalgament des « multitudes », très souvent de petits collectifs soudés par des expériences communes et des « affinités ».
  • Un répertoire des revendications large et décentré : féminisme, altermondialisme et écologisme, en particulier. Il y a également beaucoup de « non » : non à la mondialisation néolibérale, à la marchandisation du secteur public, au tout-au-profit. C’est une cacophonie, mais il y a un message intelligible qui s’en dégage.
  • Ces luttes et mouvements font du politique, mais pas nécessairement de la politique, qu’ils identifient au dispositif étatique et à celui des partis. Mais ils parlent de pouvoir, si ce n’est que pour le dénigrer ou le contester.
  • Les alignements sont locaux et ancrés sur des revendications concrètes, mais ils sont également transnationaux, « glocaux », inter-reliés à une échelle inédite notamment par les médias sociaux et l’internet, et agissant via un processus de « traduction » qui n’est pas seulement linguistique, comme l’explique Boaventura Sousa Santos.

 

Les Carrés rouges

 

La mobilisation des Carrés rouges a procédé à la fois dans le sillon de ces mouvements et en allant au-delà dans l’innovation.

 

  • Les Carrés rouges ont été un « mouvement de mouvement » plutôt qu’un mouvement.
  • Ils ont été le résultat d’initiatives citoyennes dépassant de loin les frontières des mouvements organisés.
  • La mobilisation a dit non (marchandisation) et a dit oui (revitalisation du système public dans l’éducation et la santé), mais sans complaisance (il n’était pas question de seulement « préserver » l’université comme elle l’était).
  • Les Carrés rouges ont exprimé une identité fortement politisée qui a été un des facteurs importants dans la défaite du gouvernement de droite au pouvoir.

 

Certes comme tout mouvement social d’envergure, il est normal qu’un tel niveau de mobilisation ne puisse être maintenu. Avec l’élection du gouvernement minoritaire du PQ en septembre dernier, il y a aussi un effet politique conjoncturel, en attente de voir plus clairement dans la nouvelle configuration des forces qui s’ébauche. De plus, les prochaines mobilisations citoyennes vont sans doute émerger dans des contextes très différents où vont jouer plusieurs facteurs

 

  • La crise globale de la gouvernance capitaliste (au Québec, au Canada et dans le monde), également la gestion de cette crise ouvrent des portes à la relance du néolibéralisme, une sorte de néo-néolibéralisme à la manière forte, qui intimide, punit, surveille. D’où l’idéologie massivement véhiculée par les médias du « Tout-le-monde-contre-tout-le monde », contre les immigrants, les musulmans, les réfugiés, les assistés sociaux, les jeunes, les retraités, etc. Ce virage à droite est visible à l’échelle canadienne (gouvernement fédéral) et dans plusieurs autres pays capitalistes. Il est encore hésitant au Québec (après tout c’est la droite qui a perdu l’automne dernier).
  • L’utopie des Carrés rouges de créer une nouvelle expressivité sociale est un projet de longue durée, qui ne peut être linéaire. Également, les « anciens » mouvements qui mobilisaient auparavant ne sont pas disparus, d’autant plus qu’ils remplissent des fonctions importantes dans la défense des citoyens (pensons aux syndicats par exemple). Le « mariage » entre les nouvelles et les anciennes identités citoyennes reste un défi. D’autant plus que certains « nouveaux » mouvements transportent l’héritage ambigu des périodes précédentes : l’arrogance, le je-sais-tout-isme, un certain avant-gardisme, et des tentations idéologisantes simplificatrices (un certain anarchisme notamment). Tout cela peut conduire les mouvements à l’isolement, la confrontation-pour-la-confrontation, etc.

 

Il reste donc beaucoup de débats et d’explorations, dans les mouvements mêmes et aussi à l’université par des processus hybrides où apparaissent de « nouveaux intellectuels » dans la tradition de Gramsci et de Bourdieu. Ces nouveaux et jeunes intellectuels sont prêts à sortir des sentiers battus, à aller « dans le champ », si on peut dire,  sur la base de travaux rigoureux (tant sur le plan méthodologique qu’épistémologique) et à poursuivre la quête incessante et épuisante de lier la théorie et la pratique.

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