Les échanges sur la démondialisation et ses relations avec l’altermondialisme [1] invitent à questionner de nouveau les termes mondialisation / globalisation et Etat /souveraineté nationale en dépassant les particularités des débats franco-français.
Les violentes réactions que l’on a pu observer à l’encontre de l’idée même de démondialisation – censée préparer le retour des vieux démons du nationalisme – témoignent de la croyance persistante, au sein de la gauche, que la mondialisation, en abolissant le rôle des Etats, constituerait un progrès pour l’humanité. Certes cette gauche n’assume pas le mythe de la « mondialisation heureuse » mais, en un certain sens, elle continue à parer la mondialisation des vertus de l’internationalisme. C’est bien pour exploiter cette ambivalence que le méga-spéculateur Georges Soros avait accepté de débattre avec les altermondialistes lors du premier Forum social mondial (FSM) de Porto Alegre en 2001. Ayant rapidement fait éclater la contradiction des postures, le dialogue avait avorté.
Il est probable que les controverses sur l’interprétation de la mondialisation et du rôle de l’Etat se poursuivront au sein de la gauche. Elles atteindront cependant leurs limites car elle s’inscrivent dans un schéma de pensée loin d’être universel. C’est ainsi que, dans les pays du Sud, héritiers des dominations coloniales et impériales des pays centraux du capitalisme, la signification de la mondialisation ne souffre aucune ambigüité : il s’agit de la phase suprême de la lutte capital/travail. Par ailleurs, dans certains cas, l’Etat est considéré comme un instrument au service de la démondialisation.
Pourquoi la gauche internationaliste en Amérique latine, soutient-elle une démarche qui serait qualifiée par certains, en France, de « souverainiste » et de « nationaliste » ? Pourquoi nombre d’altermondialistes français rejettent-ils avec indignation des modalités de lutte impliquant la récupération des attributs de la souveraineté nationale ? Il semble que l’utilisation du terme « mondialisation » sans adjectif, plutôt que celui de « globalisation » – généralement accompagné en anglais du qualificatif corporate qui renvoie aux grandes entreprises – ait contribué à sous-estimer le dimension impérialiste de cette phase du capitalisme. Ainsi, lors du premier FSM, certains altermondialistes européens avaient été surpris par le nombre de slogans dénonçant l’impérialisme qui, à l’époque, était incarné par George W. Bush et par le projet de Zone de libre-échange des Amériques (ZLEA ou ALCA en espagnol et en portugais)
A la chute de l’URSS, le monde occidental a adopté le discours identifiant la démocratie à l’économie de marché : la promesse de la liberté et du bien-être généralisé se réaliserait au fur et à mesure que les Etats ouvriraient leurs frontières à la libre circulation des capitaux et abandonneraient leurs fonctions régulatrices. Par exemple, en juin 1997, le rapport de la Banque mondiale sur L’Etat dans un monde en mutation » postulait que l’Etat avait toujours été un frein à la croissance et au développement. Il lui fallait donc réorganiser ses fonctions dans le sens de la rentabilité et ouvrir la prestation de ses services à des entreprises privées compétitives.
Au Chili, ce programme de privatisation des fonctions de l’Etat était en marche depuis le coup d’Etat de Pinochet contre Salvador Allende le 11 septembre 1973. L’Argentine des généraux avait suivi peu après, et la quasi-totalité des autres pays du sous-continent se dotaient de ministres de l’économie que l’on appelait les Chicago Boys car ils avaient été formés à l’école de Milton Friedman. Le programme d’ouverture s’intitulait « ajustement structurel » ; les structures de l’Etat et sa Constitution devaient être réformés pour s’adapter aux exigences des investisseurs étrangers. Le libre-échange s’imposait sous forme de traités de protection et de promotion de l’investissement étranger, dont l’application était garantie par le Centre international pour le règlement des différends relatifs aux investissements (CIRDI), tribunal d’arbitrage du groupe de la Banque mondiale dont les décisions en faveurs des investisseurs étrangers ruinaient les Etats récepteurs.
D’emblée, pour les peuples du Sud, la mondialisation, ne pouvait avoir aucun caractère « heureux », sauf pour une couche de la bourgeoisie compradore nationale servant de relais à l’investisseur étranger. Les économistes, les politistes et les syndicalistes ont rapidement posé la distinction entre les aspects technologiques de la grande transformation de la production et des échanges en cours, et la mise en oeuvre d’une construction idéologico-politique destinée à instaurer l’hégémonie du capitalisme.
Dès la fin des années 1980, les analystes latino-américains ont décortiqué l’ajustement structurel néolibéral et démythifié le mirage d’un monde sans frontières promettant un progrès généralisé, les pays du Sud étant censés se développer de manière quasi automatique par capillarité. Ils n’avaient pas oublié les succès des politiques protectionnistes de développement autocentré s’appuyant sur les travaux de Celso Furtado et Raul Prebish. Ils se sont attaqués au libre-échange, sachant que l’édifice politique néolibéral repose sur lui, dans la mesure où il conforte la domination des donneurs d’ordre du capital en empêchant l’application de législations salariales ou environnementale susceptibles de porter atteinte à la profitabilité des investissements étrangers. Le soulèvement zapatiste du 1er janvier 1994 est emblématique de la lucidité des Latino-Américains : il dénonce à la fois l’OMC et l’Accord de libre-échange nord-américain (ALENA) entre les Etats-Unis, le Canada et le Mexique.
En France, en 1998, on a connu un bref épisode de dénonciation du libre-échange : la bataille contre l’Accord multilatéral sur l’investissement (AMI ) grâce auquel, entre autres bénéfices, les Etats Unis et leurs entreprises prétendaient – au nom de la concurrence libre et non faussée – obtenir les mêmes aides de l’Etat que les entreprises françaises. Sous la pression des acteurs de la culture, le gouvernement Jospin fut contraint de se retirer de l’Accord, ce qui revenait à l’enterrer. Ce faisant, il eut une attitude parfaitement « souverainiste » et « démondialisatrice »…
La lutte engagée depuis longtemps contre la mondialisation néolibérale dans les pays du Sud, puis dans ceux du Nord à partir de la création d’Attac en 1998, a débouché sur le premier FSM en janvier 2001. Cet événement, véritable amorce de la démondialisation, s’inscrivait dans le prolongement des Rencontres internationales de Saint Denis de juin 1999 et des journées de réflexion autour des 150 ans du Manifeste du Parti communiste en 1998.
Le Forum social mondial a mis en pièces le mythe de la mondialisation heureuse et stimulé partout les résistances au néolibéralisme, mais tout indique qu’il a maintenant épuisé sa mission. Pire, il a fait l’objet de certaines récupérations par des tenants du système hégémonique. Il faut donc inventer de nouvelles formules d’alliances internationales et Nord/Sud. C’est le cas, par exemple, du réseau Enlazando Alternativas au sein duquel des organisations européennes et latino-américaines conjuguent des luttes contre les traités de libre échange euro-latino-américains et contre l’activité prédatrice des multinationales européennes.
Il nous faut simultanément faire vivre le potentiel des luttes internationales et les reterritorialiser en utilisant, là où ils existent, les instruments de la souveraineté nationale. Il est des situations où l’Etat ayant récupéré ses attributs de protection, ayant identifié la mondialisation capitaliste comme un nouvel impérialisme, adopte des mesures de résistance et programme des alternatives concrètes. C’est le cas de l’Alliance bolivarienne pour les peuples de notre Amérique (ALBA). Cette initiative, lancée en décembre 2004 par les gouvernements de Cuba et du Venezuela, fait suite aux combats menés au niveau continental contre les traités de libre-échange et à la victoire remportée sur l’ALCA.
Les 8 Etats membres de l’ALBA conservent leur souveraineté nationale et revendiquent leur patriotisme au nom des idéaux hérités de Simon Bolivar. Ils s’unissent dans un réseau d’échanges complémentaires et solidaires, chacun répondant aux besoins spécifiques de l’autre. Ils mettent en route le Traité de commerce des peuples (TCP) qui s’oppose totalement au modèle des traités de libre échange néolibéraux en cours. L’ALBA a mis en place une nouvelle architecture financière régionale visant à extraire ses membres du système financier organisé autour de la Banque mondiale et du FMI, en créant une Banque de l’ALB et une monnaie commune virtuelle (comme l’était l’ECU en Europe) : le SUCRE (Système unique de compensation régionale). Cet exemple, encore modeste dans ses proportions, a une portée symbolique considérable : il amorce, lui aussi, une démarche de démondialisation ; il arrache un espace territorial à l’hégémonie de la globalisation.
L’esprit de résistance à l’impérialisme des grandes puissances qui anime les Etats de l’ALBA les amène à prendre des décisions qui mettent des grains de sable dans les mécanismes bien huilés de la globalisation néolibérale. Ainsi, la Bolivie et l’Equateur ont signifié à la Banque mondiale leur retrait du CIRDI. Ces deux pays étaient victimes de décisions arbitrales les condamnant à verser plusieurs milliards de dollars à des compagnies transnationales de l’eau ou du pétrole.
L’un des instruments majeurs de domination des pays du Sud est le système des brevets, en particulier les brevets sur le vivant, à partir des biotechnologies et du piratage des savoirs traditionnels de peuples autochtones. Plusieurs gouvernements (de petits pays) ont eu le courage de déroger aux règles fixées par l’OMC. Ainsi l’Equateur a osé affronter les grandes entreprises pharmaceutiques internationales sur le terrain des brevets pharmaceutiques. Dans plusieurs cas, il a fait valoir que les données sur lesquelles l’entreprise fondait son dépôt de brevet étaient dans le domaine public, et donc que les laboratoires nationaux équatoriens pouvaient les utiliser pour produire leurs propres médicaments.
Ces efforts des gouvernants, appuyés par des organisations populaires, ne sont encore que des bribes de démondialisation. Ils montrent cependant qu’il est possible de desserrer l’étau de la machinerie mondiale du capitalisme, et que l’exercice de la souveraineté nationale peut contribuer à la déglobalisation. L’idée proposée en 1996 par Bernard Cassen, lancée publiquement par Walden Bello lors du FSM de 2002 puis dans son livre, et reprise ces derniers temps en France dans les ouvrages de Jacques Sapir, Emmanuel Todd et Arnaud Montebourg, est arrivée à maturation.
[1] Lire Bernard Cassen : « http://www.medelu.org/L-heure-de-la… également le dossier sur la démondialisation publié dans La Revue du projet du PCF : <http://www.calameo.com/read/000609216cd5c60d43a22>.