Alors que la crise écologique préoccupe une partie de plus en plus importante de la population et que l’idée d’une transition juste tente de se faire une place dans l’espace public, qu’en est-il des luttes concrètes, à différentes échelles, permettant de favoriser un changement ? De l’opposition au mégacentre commercial Royalmount à la mise sur pied en pleine pandémie d’un réseau qui souhaite favoriser des candidatures écologistes au municipal, en passant par la création de comités citoyens contre les projets de mégaporcherie en région, nous proposons dans cet article un bref récit de ces luttes suivi d’une réflexion visant à déterminer à la fois leurs succès et leurs difficultés. Il s’agira également, dans une perspective critique et en vue de renforcer la mobilisation climatique, de s’interroger sur la capacité de l’action climatique à revêtir une dimension plus sociale susceptible de rejoindre une plus grande partie de la population.
Contexte
Avant de procéder à notre récit, rappelons dans quel contexte se sont déroulées ces expériences de mobilisation qui ont débuté à l’automne 2019. Vingt-sept septembre 2019, le collectif La Planète s’invite au Parlement organise une manifestation historique dans les rues de Montréal avec la présence remarquée de Greta Thunberg. La mobilisation pour le climat bat son plein et s’enracine notamment dans le milieu de l’éducation avec les grèves étudiantes, particulièrement des élèves du secondaire, ainsi qu’avec la Coalition étudiante pour un virage environnemental et social (CEVES) en enseignement supérieur. Outre ces nouveaux réseaux, le mouvement écologique québécois est multiple et ancré historiquement, avec pour preuves notamment les dizaines de groupes qui se sont ralliés depuis 2015 au Front commun pour la transition écologique et à sa feuille de route vers la carboneutralité, le projet Québec ZéN (zéro émission nette). Les expériences exposées ici s’inscrivent donc dans un ensemble beaucoup plus large de mobilisation.
Ces expériences se situent également dans un contexte de révolution numérique qui redéfinit les stratégies des acteurs sociaux comme le démontrent les recherches de Mireille Lalancette et collaborateurs[1]. Du Printemps érable au Printemps arabe, en passant par le mouvement des Indignados en Espagne ou du Tea Party aux États-Unis, leurs travaux permettent de mieux décrypter ce qui est constitutif de ces mouvements sociaux pour lesquels l’utilisation des réseaux sociaux a été très importante. La croissance fulgurante de la possession d’un appareil mobile couplée à l’explosion de l’utilisation des réseaux sociaux a redéfini les modes d’interaction au sein de la société civile. La révolution numérique a eu des effets directs sur la sphère médiatique ainsi que sur la vie démocratique, et il en est de même en ce qui concerne l’implication citoyenne. Les acteurs considérés comme traditionnels, tels que les partis politiques, les groupes communautaires, les syndicats et les organisations patronales, ne sont plus seuls à être capables de se faire entendre dans la sphère publique. Les nouveaux outils technologiques à la disposition de tout un chacun permettent en effet d’interpeller directement la population ainsi que les élites et de faire évoluer les préoccupations politiques. Les médias sociaux ont pu donner une voix à des groupes minoritaires comme les Premières Nations, avec Idle No More, ou favoriser le débat public sur des sujets tabous comme les agressions sexuelles avec le mouvement #MoiAussi (#MeeToo). Comme le notent Lalancette et coll., cela a permis à plusieurs mouvements sociaux d’être plus inclusifs, plus spontanés, mais également plus décentralisés que les mobilisations traditionnelles. Ce type d’organisation, qui peut encourager la démocratie directe et la participation, présente toutefois son lot de contreparties comme le fait d’être très fragmenté, de manquer de cohésion ou de frôler « l’égo-militantisme ». Cette nouvelle réalité permet aussi de favoriser des regroupements réactionnaires…
Enfin, une troisième perspective, proposée par le philosophe Bruno Latour dans son Mémo sur la nouvelle classe écologique accompagnera notre récit. Selon ce dernier :
On assiste à une véritable recomposition, avec l’émergence de nombreuses contradictions à l’intérieur des anciennes classes. Nous ne sommes plus certains de la classe à laquelle nous appartenons, sous ce nouveau régime climatique. Il y a maintenant des situations où les gens qui étaient unis par la notion de classe sociale se trouvent désormais désunis par la question écologiste[2].
Il s’agira donc, dans une perspective écosocialiste, d’utiliser cette grille de lecture proposée notamment par Latour pour tirer certaines conclusions afin de renforcer la capacité d’action des groupes sociaux qui agissent dans l’écosystème écologiste.
Royalement contre Royalmount
Annoncé depuis 2015, le projet du mégacentre commercial Royalmount, qui a fait beaucoup parler de lui dans les médias au cours des dernières années, a rencontré de l’opposition. Projetée au coin des autoroutes 15 et 40 sur le territoire de Ville de Mont-Royal, une ville défusionnée sous le gouvernement libéral mais située en plein cœur de Montréal, la construction de ce centre commercial est planifiée sur une superficie de plus de 2 millions de pieds carrés pour des investissements de plusieurs milliards de dollars. Comme le mentionnait le président d’ATTAC-Québec, Claude Vaillancourt, le 4 mars 2020 :
En suivant la piste de l’argent, on se lance dans un parcours révélateur. Carbonleo s’associe à L. Catterton Real Estate (LCRE), basé au Connecticut, « la plus grande entreprise de placements privés orientés vers les biens de consommation au monde ». L. Catterton est partie prenante de l’une des plus grandes firmes internationales du luxe, LVMH (Louis Vuitton Moët Hennessy), dont l’actionnaire majoritaire est celui qui serait en ce moment l’homme le plus riche du monde, Bernard Arnault[3].
Royalmount, c’est donc une histoire de gros chiffres : 170 commerces comprenant des hôtels et un parc aquatique, 5000 habitations pouvant accueillir 10 000 personnes (mais aucun logement social…), une salle de spectacle, 9000 places de stationnements (12 000 prévues au départ) pour un total de plus de 20 000 millions de visites par année ! Alors que le nombre de déplacements quotidien dans le secteur est estimé à 140 000 par un rapport de la professeure et urbaniste Florence Junca-Adenot publié au printemps 2019, le projet en amènerait près de 94 000 supplémentaires. Le caractère pharaonique du projet est donc clair, ainsi que son impact sur cet espace urbain déjà fortement congestionné.
Le promoteur Carbonleo a fait face dès le début à une opposition et tente depuis des années de donner un visage vert au projet comme on peut aisément l’observer en visitant le site Web de ce dernier : bâtiments écoénergétiques, récupération de l’eau de pluie, murs végétalisés, promenades urbaines, etc. L’indécence va même jusqu’à présenter Royalmount comme favorisant « le luxe pour tous » (sic). Il faut donc comprendre que les promoteurs sont passés à côté du livre de Hervé Kempf justement intitulé Comment les riches détruisent la planète[4]. Les images virtuelles en trois dimensions présentent des arbres venant d’être plantés, mais déjà matures alors qu’en dessous le gigantesque stationnement disparait. Une passerelle surplombant l’autoroute 15 et donnant accès au métro est programmée, mais il a fallu des années de critiques avant que le promoteur accepte de payer la facture. De plus, et c’est bien le cœur du problème, on privatise les profits générés par ce projet alors que les externalités négatives liées à la congestion, à la baisse de la qualité de l’air ou encore à la dévitalisation d’autres espaces du centre-ville seront assumées par l’argent public.
Pour bien comprendre l’histoire de l’opposition à Royalmount, il faut savoir que la ville de Montréal a tout d’abord tenté de s’y opposer officiellement en organisant une très intéressante commission menée par le conseiller municipal Richard Ryan. Ces travaux, qui ont abouti au début de l’année 2019 et dont les mémoires sont encore accessibles, ont recommandé un moratoire sur la poursuite du projet en raison de ses effets négatifs : circulation et pollution, compétition malsaine avec le centre-ville de Montréal, absence de logements sociaux, etc. Toutefois, et c’est en partie là que réside la complexité du cadre légal entourant ce projet, le terrain fait partie de Ville de Mont-Royal et non de Montréal, ce qui a fait en sorte de limiter fortement les pouvoirs de la métropole[5]. C’est ce qui nous amènera plus tard à intervenir auprès du conseil municipal de Ville de Mont-Royal, mais également auprès de la ministre Chantal Rouleau, responsable de la Métropole et ministre déléguée aux Transports, pour ce qui est des aspects des autoroutes 15 et 40.
Alors que de nombreux groupes, notamment Vivre en ville et Coalition climat Montréal, se sont mobilisés pour dénoncer ce projet, l’absence de possibilités d’intervention de la ville de Montréal a fini par en décourager plusieurs. S’inspirant de la lettre ouverte « Dans ces conditions, c’est Royalement non ! » publiée dans La Presse le 4 février 2019 par un collectif de signataires dont plusieurs groupes écologistes, le regroupement Royalement contre Royalmount a été mis sur pied à l’automne 2019.
Né d’une initiative citoyenne, et donc sans ressources, le groupe s’est tourné vers les réseaux sociaux qui, dans un premier temps, ont constitué une véritable clef de voûte. Malgré les critiques justifiées envers les GAFAM, il faut reconnaitre l’intérêt de la création d’un groupe Facebook pour amorcer une mobilisation : plus de deux adultes québécois sur trois disposent d’un compte Facebook et la programmation des algorithmes de Facebook favorise les publications de groupes aux dépens des publications de pages. Les interactions virtuelles permettent également d’entrer rapidement en contact avec les personnes responsables d’autres groupes ou pages, ce qui fut le cas avec un groupe de citoyennes et citoyens critiques de l’administration municipale de Mont-Royal. Ainsi, en publiant quotidiennement des actualités, des références, des images et des commentaires, le groupe a rassemblé plus 400 membres en quelques mois, ce qui a permis de relancer la mobilisation contre le projet.
La mobilisation a aussi été rendue possible et crédible grâce à l’importante documentation produite préalablement, mais également grâce au soutien de groupes dont l’implication est passée du virtuel au présentiel. Il y eut l’organisation de rencontres des personnes intéressées, puis la planification d’une action coup d’éclat au début de décembre. Cette dernière a ciblé le conseil municipal de Mont-Royal, un lieu décisionnel ayant encore des capacités d’action, et demanda l’arrêt du projet sous le slogan On ne veut pas se faire passer un sapin. À partir de cet événement, la couverture médiatique a permis de rendre plus visible Royalement contre Royalmount[6]. Au début de l’année 2020, la ministre Rouleau a accepté une rencontre qui avait pour objectif de la sensibiliser à nouveau sur l’impact du projet sur les infrastructures publiques sous la responsabilité du gouvernement provincial. Royalement contre Royalmount avait aussi organisé une mobilisation publique planifiée pour mars 2020… annulée pour cause de pandémie et mettant un terme à cette phase de la mobilisation. Il y eut une certaine réduction de la superficie du centre commercial après la relance postpandémique, mais, surtout, les élections municipales du 7 novembre 2021 ont fait élire une nouvelle équipe à Mont-Royal qui a fait campagne notamment contre Royalmount et qui conserve le pouvoir sur le développement résidentiel dans ce secteur.
Vague écologiste au municipal
La dernière campagne des élections municipales s’est déroulée dans le contexte très particulier de la pandémie. La mise sur pied du mouvement Vague écologiste au municipal a été tout autant particulière, car ce mouvement s’est constitué et développé entièrement en ligne. Créé à la fin de l’année 2020 et d’abord informel, il visait à encourager puis à soutenir les candidatures de personnes écologistes lors des élections du 7 novembre 2021. « Notre réseau vous fournira des outils, des formations, des espaces de réseautage et de partage pour vous soutenir dans cette aventure de démocratie locale. Formez ou rejoignez une équipe de soutien locale, ou présentez-vous comme personne candidate aux élections municipales de 2021 », voici l’objectif tel que défini sur leur site Internet[7].
Si le syndrome « pas dans ma cour » est souvent à l’origine des mobilisations citoyennes, la bougie d’allumage de la vague écologiste repose davantage sur un ralliement de personnes déjà mobilisées autour des enjeux écologiques et qui ont été regroupées une première fois par Carole Dupuis, membre du comité de coordination du Front commun pour la transition énergétique et militante de longue date. À la suite d’un article qu’elle avait publié dans la revue À bâbord! sur l’importance de mobiliser les collectivités locales pour lutter contre le changement climatique[8], nous l’avons interpellée pour savoir si un regroupement écologiste intermunicipal existait au Québec. Elle a alors mobilisé son réseau par une première rencontre virtuelle à laquelle participaient notamment des personnes ayant déjà entrepris le même type d’initiative dans la municipale régionale de comté (MRC) de Brome-Missisquoi ainsi que d’autres militants écologistes. Partant d’un constat commun concernant le potentiel des municipalités pour favoriser la transition énergétique, un groupe s’est constitué et a développé ce qui deviendra la vague écologiste au municipal : déclaration de principe, formations, sorties médiatiques, site Web, page et groupe Facebook.
Le groupe a d’abord cerné plusieurs enjeux, dont la très grande différence entre la dynamique de la politique municipale des grandes villes et celle des villages. Dans les villes de moins de 5000 habitants, les partis ne sont pas autorisés contrairement aux grandes villes. De plus, la politique municipale n’a pas bonne presse, surtout après la Commission Charbonneau; les taux de participation y sont faméliques, les femmes et les jeunes minoritaires et plus de la majorité des élu·e·s le sont par acclamation[9]. Ce palier de gouvernement détient pourtant un potentiel important : mobilité, gestion des déchets, démocratie participative, etc. Cependant, si on observe un intérêt et un certain renouvellement dans les grandes villes, notamment par la victoire de plusieurs femmes écologistes à leur tête, l’implication bénévole et la faible culture démocratique dans les plus petites villes créent encore un effet repoussoir en particulier pour les femmes et les plus jeunes.
Quoiqu’il en soit, il apparaissait indispensable aux personnes militantes d’agir à la fois pour faire face à l’urgence climatique et également au manque de vitalité de la démocratie municipale. Le défi était de taille et les moyens limités. Toutefois, s’il a d’abord fallu bien déterminer les limites imposées par l’encadrement légal dans lequel notre action politique pouvait s’exercer, ce qui a rendu possible ce projet, c’est bien l’expérience de mobilisation, de formation ou de communication des personnes impliquées dans différentes sphères de la société (mouvements sociaux, écologiques, syndicaux, communautaires ou universitaires), notamment Jonathan Durand Folco qui est devenu co-porte-parole avec Marie-Ève Bélanger-Southey. Dans un laps de temps limité et de façon bénévole, le collectif a dû à la fois développer une structure de prise de décision, effectuer le recrutement de candidates, de candidats, de bénévoles et organiser des activités de formation, tout cela à distance !
Quant à la couverture médiatique et aux résultats obtenus de la part de près d’une centaine d’élu·e·s se réclamant de la Vague[10], nous pouvons constater un certain succès de cette initiative originale. Nous devons toutefois rappeler que cette dernière s’inscrit dans une dynamique plus large du mouvement écologiste au Québec. Les outils numériques et les médias sociaux, largement utilisés, ont permis une flexibilité importante. Par contre, au regard de la très faible participation au scrutin (38 %), de l’importance du nombre d’élu·e·s sans opposition (62 %), du faible nombre de femmes (35 %) et de jeunes élu·e·s (âge médian des élu·e·s : 55 ans) sur l’ensemble des 8062 postes en élection au sein des municipalités, on ne peut que constater l’ampleur du travail qu’il reste à faire. L’importante sensibilité écologiste des mairesses de Montréal, de Longueuil et de Sherbrooke ainsi que celle du maire de Québec, tout comme les prises de position sur le climat de l’Union des municipalités du Québec[11], peuvent cependant faire naitre un certain espoir. De l’espoir, il en faut, mais il faut surtout un renforcement à la fois des compétences municipales et des espaces de consultation citoyenne, au regard de l’enjeu des mégaporcheries au Québec !
Mégaporcherie, non merci !
À l’été 2020, dans la municipalité du Canton de Valcourt en Estrie, une citoyenne lance un cri du cœur au Téléjournal. Elle vient d’apprendre par un avis de sa municipalité régionale de comté du Val-Saint-François qu’une « consultation publique » se tiendra concernant l’installation d’une mégaporcherie de 3996 (et non 4000) porcs à quelques kilomètres de son domicile. D’autres résidentes et résidents la contactent, elle organise une rencontre sur son terrain alors que la crise sanitaire est en cours. Un comité citoyen se forme et s’organise notamment par les réseaux sociaux[12]. La consultation qui devait d’abord se faire à distance se tiendra finalement en présence, non sans une tension certaine. Les médias couvrent le sujet[13], les élu·e·s locaux écoutent sagement, le producteur, ses agronomes et le ministère de l’Environnement expliquent que tout est fait selon les normes et que le projet est déjà accepté. Le rapport de consultation est rédigé, puis déposé au conseil municipal qui l’adopte et délivre le permis de construction. Pendant ce temps, l’émission de télévision de Radio-Canada, La semaine verte, produit un reportage sur nos lacs et nos rivières en danger[14]…
En avril 2021, même MRC, même type de projet, même processus, mêmes frustrations… Malgré une demande d’enquête de la part du Bureau d’audience publique sur l’environnement (BAPE), car les deux projets rassemblés de 3996 porcs dépassaient le nombre de 4000 porcs permettant de réclamer une telle enquête, le ministre de l’Environnement et de la Lutte aux changements climatiques (MELCC) refuse. Recevant l’appui de l’Union paysanne, puis de l’agronome lanceur d’alerte Louis Robert, une majorité de conseillers municipaux résistent et reportent l’adoption du permis de construire. Comme résultat, ils reçoivent une mise en demeure à leur domicile de la part du promoteur qui les force à adopter le document ! Il y a une seule petite consolation : à travers la MRC, les maires demandent au gouvernement une révision du processus de consultation, mais la demande n’a pas encore trouvé écho…
Ces histoires locales sont malheureusement loin d’être uniques sur le territoire du Québec et dans le temps. Récemment, un nouveau comité citoyen s’est formé dans un autre petit village de la Mauricie[15]. L’histoire rurale québécoise a été marquée par de très nombreuses oppositions à la multiplication des porcheries, notamment à la fin des années 1990. Cette période, durant laquelle la production est passée de moins de 5 millions de porcs à plus de 7 millions, correspond en effet à celle où, sous l’impulsion du premier ministre péquiste Lucien Bouchard et la montée du libre-échange, le Québec a mis en place des politiques agricoles pour soutenir le développement de la filière porcine en vue des exportations qui représentent 70 % de la production. Les contestations se structureront particulièrement autour de la fondation de l’Union paysanne en 2001, et elles seront publicisées largement par le documentaire Bacon du cinéaste Hugo Latulippe, puis par l’ouvrage collectif Porcheries![16] en 2007. C’est finalement le ministre de l’Environnement du même parti politique, qui décrétera un moratoire de la production de 2002 à 2005 et commandera un rapport du BAPE.
Près de 20 ans plus tard, alors que la crise sanitaire a mis en avant-scène la fragilité de nos systèmes d’échanges commerciaux et de production, l’attrait pour l’autonomie alimentaire et la consommation locale s’est accentué. À l’échelle internationale, le dernier rapport du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC) est à nouveau alarmant et le rapport de 2021 de l’Organisation des Nations unies pour l’agriculture et l’alimentation porte un titre qui parle de lui-même : Des systèmes au bord de la rupture.
C’est dans ce contexte que la coalition Mégaporcherie, non merci! est née. Ralliant les comités citoyens mobilisés, particulièrement par les réseaux sociaux, ainsi que les organisations structurées sur les enjeux agricoles (Union paysanne, Eau secours, Fondation Rivières, Victimes des pesticides au Québec et Vigilance OGM), la coalition a publié un rapport, Une autre agriculture est possible, à la fin de l’hiver 2022 qui a été bien couvert par les médias[17] et qui a été suivi de plusieurs rencontres avec le cabinet du ministère de l’Environnement.
Pistes de réflexion et d’action pour le nouveau régime écologiste
Que ce soit pour la coalition Mégaporcherie, non merci ! ou pour toutes les initiatives militantes que l’on pourrait qualifier de « réseau informel », le principal défi consiste à rester actives dans le temps. Souvent créés en réaction et dans l’urgence, les regroupements citoyens bénévoles s’apparentent parfois à des feux de paille. Il s’avère en effet très difficile de continuer à mobiliser lorsque les obstacles s’additionnent. À l’inverse, les organisations structurées, ayant généralement des personnes permanentes à leur emploi, demeurent plus stables et développent de l’expertise dans des domaines clefs (juridiques, médiatiques ou politiques). Elles sont cependant souvent moins mobilisatrices, car plus prudentes, mais également parce qu’elles doivent utiliser une partie de leurs ressources, en temps et argent, pour faire fonctionner la vie démocratique interne plutôt que pour faire connaître publiquement les revendications. Dans les trois cas que nous avons exposés ici, seul le dernier réunit encore des militantes et des militants actifs. Dans tous ces cas cependant, il y a une collaboration entre des individus et des organisations pérennes qui poursuivent leur implication.
Ces exemples d’implication démontrent également que l’engagement à l’échelle locale constitue un espace d’action qui apparaît plus significatif pour une plus large partie de la population. Bien que les compétences des autorités municipales soient limitées, les mobilisations contre Royalmount ou contre les mégaporcheries ont toutefois provoqué des rencontres avec les responsables ministériels provinciaux notamment parce que plusieurs élu·e·s demeurent plus sensibles aux critiques et aux revendications des citoyennes et des citoyens qui les élisent. Deux mouvements se développent d’ailleurs actuellement pour favoriser les mobilisations locales, soit le Réseau Demain le Québec de la Fondations David Suziki et le Front commun pour la transition énergétique, ce qui nous amène à penser que le palier local semble porteur pour les mobilisations en faveur de la transition écologique. Même si l’échiquier politique provincial n’a pas l’air de virer au vert comme le souhaite la coalition du même nom, la mobilisation écologique au Québec demeure relativement importante, ce qu’a démontré la mobilisation de la Planète s’invite au parlement, un réseau informel qui a été partie prenante avec la Vague écologiste au municipal et qui continue d’être actif.
Comme nous l’avons mentionné en introduction, c’est notamment en s’appuyant sur les outils numériques que plusieurs mobilisations sont rendues possibles. Toutefois, si le numérique peut soutenir les actions des groupes informels, ces outils ont leurs contraintes. Ils nous permettent en effet d’intervenir uniquement dans la limite de nos bulles algorithmiques et, plus encore, ils ne réparent en rien la fracture numérique qui exclut une partie de la population de cette sphère du débat social. C’est sans doute une des raisons qui expliquent que la mobilisation citoyenne écologiste a de la difficulté à lever dans l’ensemble des classes sociales. Pourtant, dans presque tous les cas, les revendications environnementales rejoignent les préoccupations de la population en s’opposant à des entreprises privées très lucratives et peu respectueuses du bien commun, par exemple Royalmount : en plus de vouloir créer des magasins de luxe et des espaces de loisir pour les touristes, les logements prévus sont loin d’être des logements sociaux ! Dans le cas des mégaporcheries, il s’agit de combattre l’accaparement des terres et des fermes par quelques gros joueurs de l’industrie agroalimentaire. C’est la vitalité des territoires et le tissu social qui en dépendent alors que le nombre de fermes ne cesse de diminuer. Malheureusement, les alliances entre des groupes plus favorisés et militants écologistes et des groupes sociaux plus défavorisés sont difficiles. L’exemple des gilets jaunes en France, une opposition contre une taxe carbone, l’illustre bien. On peut toutefois constater que toutes ces dynamiques participent à la recomposition des alliances de classe ou à ce que Latour appelle le nouveau régime écologique. Par exemple, les résidentes et résidents privilégiés de Mont-Royal se sont retrouvés à militer à côté de personnes impliquées dans la lutte pour des logements sociaux à Montréal. Même si leurs intérêts et objectifs étaient différents, l’enjeu écologique à l’origine de la mobilisation a pu créer d’improbables rencontres. Il en est de même pour les enjeux liés à l’agriculture, car les solidarités ne sont pas aussi homogènes que ce que le monopole de l’Union des producteurs agricoles (UPA) voudrait nous faire croire. De nombreux agriculteurs, dont la ferme est de taille plutôt moyenne, comprennent bien comment les grands consortiums les prennent en étau et se montrent sensibles aux préoccupations environnementales. Récemment, ce sont les éleveurs de porcs indépendants eux-mêmes qui ont décrété un moratoire sur les nouveaux élevages, et ce, en réaction au quasi-monopole de la compagnie Olymel sur l’abattage !
Si les mobilisations écologiques ont de la difficulté à se maintenir dans le temps et demandent une implication bénévole considérable, de telles mobilisations sont indispensables pour démontrer que l’argent n’est pas tout-puissant, et aussi parce qu’une opposition citoyenne réussit souvent à limiter les effets catastrophiques de certains projets tant sur le plan écologique que social. Ces mobilisations sont également créatrices de liens sociaux et d’expertises qu’il ne faudrait surtout pas négliger et qui sauront certainement s’exprimer à l’occasion de la prochaine campagne électorale municipale.
D’ici là, une hypothèse à envisager serait l’adhésion des comités issus de luttes locales à un large regroupement tel que le Front commun pour la transition énergétique (FCTÉ). Principal regroupement des organisations écologiques, syndicales, communautaires et étudiantes sur le front de la lutte climatique, plus de 85 organisations en font déjà partie, le FCTÉ fédère aussi plusieurs comités citoyens locaux issus des luttes du début des années 2010 contre le pipeline Énergie Est ou contre l’exploration gazière à fracturation hydraulique. Ce serait le lieu idéal pour créer de larges alliances sociales et trouver les appuis politiques et techniques essentiels à la survie des luttes écologistes locales tout en leur donnant la résonance dont elles ont besoin. D’ailleurs, le réseau de la Planète s’invite au parlement s’est joint à ce front commun dès 2019 et travaille de concert avec des organismes communautaires et étudiants pour dynamiser les mobilisations climatiques tant locales que nationales.
D’ici là, une hypothèse à envisager serait l’adhésion des comités issus de luttes locales à un large regroupement tel le Réseau Demain le Québec ou le Front commun pour la transition énergétique (FCTÉ). Ce dernier est d’ailleurs le principal regroupement des organisations écologiques, syndicales, communautaires et étudiantes sur le front de la lutte climatique, plus de 85 organisations en font déjà partie. Il fédère aussi plusieurs comités citoyens locaux issus des luttes du début des années 2010 contre le pipeline Énergie Est ou contre l’exploration gazière à fracturation hydraulique. Il pourrait constituer le lieu idéal pour créer de larges alliances sociales et trouver les appuis politiques et techniques essentiels à la survie des luttes écologistes locales tout en leur donnant la résonance dont elles ont besoin. Le réseau de la Planète s’invite au parlement s’est joint à ce front commun dès 2019 et travaille de concert avec des organismes communautaires et étudiants pour dynamiser les mobilisations climatiques tant locales que nationales.
Pierre Avignon, conseiller politique et militant écologiste.
NOTES
- Vincent Raynauld, Mireille Lalancette et Sofia Tourigny-Koné, « Political protest 2.0 : social media and the 2012 student strike in the Province of Quebec », French Politics, vol. 14, n° 1, 2016, p. 1-29. ↑
- Bruno Latour et Nikolaj Schultz, Mémo sur la nouvelle classe écologique. Comment faire émerger une classe écologique consciente et fière d’elle-même, Paris, La Découverte/Empêcheurs de penser en rond, janvier 2022. ↑
- Claude Vaillancourt, « Royalmount, lieu de luxe, d’écoblanchiment et d’exclusion », Le Devoir, 4 mars 2020. ↑
- Hervé Kempf, Comment les riches détruisent la planète, Paris, Seuil, 2007. ↑
- De manière encore plus précise, alors que la partie commerciale dépend d’autorisations du conseil d’agglomération, l’aspect résidentiel appartient à la Ville de Mont-Royal. ↑
- « Nouvelle action citoyenne contre le projet Royalmount lundi », Métro, 16 décembre 2019 ; « Royalmount : des opposants frustrés de se faire passer un sapin », TVA Nouvelles, 17 décembre 2019 ; « Royalmount opponents crash T.M.R.’s last city council », The Gazette, 17 décembre 2019 ; « Mégaprojet Royalmount : le troisième lien de Montréal », La Presse, 5 janvier 2020 ; « Royalmount revu et corrigé mais toujours aussi controversé », Le Devoir, 26 février 2020. ↑
- <https://vagueecologistemunicipal.com/:Vague écologiste au municipal – Un réseau pour l’émergence de candidatures écologistes>. ↑
- Carole Dupuis, « Collectivités territoriales. Champ de lutte pour un avenir viable », À bâbord!, n° 86, décembre 2020.↑
- Données statistiques relatives à l’élection générale municipale 2021 : <www.electionsmunicipales.gouv.qc.ca/candidatures-resultats-et-statistiques/>. ↑
- « Une “Vague écologiste” s’invite aux élections municipales », La Presse, 4 avril 2021 ; « Une centaine de candidats à travers le Québec pour un mouvement écologiste municipal », Le Devoir, 10 août 2021 ; « Des écologistes prennent d’assaut les élections municipales », Le Soleil, 8 octobre 2021 ; « Des écologistes qui veulent investir les hôtels de ville », La Voix de l’Est, 10 septembre 2021 ; « Des candidats écologistes portés au pouvoir dans les municipalités du Québec », Radio-Canada, 13 novembre 2021. ↑
- UMQ, Adaptation aux changements climatiques. L’UMQ lance un guide à l’intention des municipalités, communiqué, 28 mars 2022. Voir également : <https://umq.qc.ca/dossiers/environnement/>. ↑
- Pour en savoir plus sur le comité citoyen du Val-Saint-François, consulter le groupe public Facebook, Vers un Val Vert. ↑
- Jean-François Desbiens, « Valcourt : un projet de mégaporcherie fait des inquiets », Journal de Montréal, 9 septembre 2010. ↑
- Claude Labbé et Pier Gagné, « Lacs en danger. Activités humaines et changements climatiques menacent nos plans d’eau », Radio-Canada, 4 décembre 2021. ↑
- Geneviève Beaulieu-Veilleux, « Saint-Adelphe : un imposant projet de porcherie suscite des questionnements », Le Nouvelliste, 23 décembre 2021. ↑
- Denise Proulx et Lucie Sauvé (dir.), Porcheries ! La porciculture intempestive au Québec, Montréal, Écosociété, 2007. ↑
- « Gérer les porcheries par bassins versants », La Presse, 22 mars 2022 ; « Si tu ne t’occupes pas de la politique, la politique va s’occuper de toi! : un rapport pour transformer l’industrie porcine », Le Nouvelliste, 22 mars 2022 ; « La coalition Mégaporcherie, non merci! publie un portrait critique de l’industrie porcine », La Tribune, 22 mars 2022. ↑