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Les mouvements pour la justice climatique après la COP26

L’ÉCOSOCIALISME, UNE STRATÉGIE POUR NOTRE TEMPS - Nouveaux Cahiers du socialisme - No. 28 - Automne 2022

Le réchauffement climatique ainsi que la perte de la biodiversité liée aux activités humaines dirigent la planète vers une sixième phase d’extinction massive et constituent les plus grands défis auxquels l’humanité n’ait jamais eu à faire face. Si la conscience de ces défis est aujourd’hui acquise chez une grande majorité de la population et le climatoscepticisme désormais marginal, elle n’a pour autant pas entraîné, jusqu’à tout récemment, de mobilisations à la hauteur de ces enjeux. Cela fait pourtant plus d’un siècle que des scientifiques savent, et le disent, que l’utilisation massive des combustibles fossiles conduira inéluctablement à un important réchauffement du climat. De plus, le caractère anthropique du réchauffement climatique fait consensus dans la communauté scientifique depuis les années 1970. Les atteintes à l’environnement associées au développement non contrôlé du capitalisme industriel sont dénoncées dès le XIXe siècle. Au demeurant, cette prise de conscience ne s’est jamais limitée aux seul·e·s scientifiques ou aux militantes et militants écologistes. En 1972, l’année où les Nations unies organisent le premier « Sommet de la Terre », le Club de Rome, dont les membres ne sont en rien des économistes hétérodoxes, publie un rapport[1] sur les limites de la planète et l’impossibilité d’une croissance sans fin.

Devant ces défis, des mouvements de défense de l’environnement et de la nature se créent très tôt, dès la fin du XIXe siècle dans le cas du Sierra Club aux États-Unis ou des sociétés de protection des oiseaux en Grande-Bretagne, puis tout au long du XXe siècle sur tous les continents. La parution de l’ouvrage fondateur de Rachel Carson, Printemps silencieux, en 1962, contribuera à diffuser l’idée que nous faisons face à des bouleversements catastrophiques provoqués par le mode de vie occidental. En 1970, deux sénateurs étatsuniens, un démocrate et un républicain, organisent la première journée mondiale de la Terre ; plus de 20 millions de personnes, soit 10 % de la population des États-Unis à l’époque, prendront part à ce « Earthday » et participeront à des manifestations, des sit in, etc. Mais sur la question spécifique du changement climatique, il faudra attendre ces toutes dernières décennies pour voir émerger des mouvements un tant soit peu importants.

La protection de l’environnement et de la biodiversité peut se décliner à différents niveaux et à partir de différents objets et les groupes militants peuvent gagner des victoires locales et sectorielles. À l’inverse, les seules victoires locales possibles sur la question du climat concernent des infrastructures spécifiques. Les progrès dans les pays ou régions qui ont vu leurs émissions de gaz à effet de serre reculer sont totalement invisibles, noyés dans l’évolution globale d’un changement climatique planétaire.

Deux approches

Le fait que deux approches très différentes de la construction d’un mouvement sur la crise climatique s’opposent amplifie les difficultés.

La première approche consiste à aborder le problème dans sa dimension mondiale, voire globale. Elle vise à provoquer une prise de conscience la plus large possible à partir de faits scientifiques, pour que tout le monde s’entende et agisse de concert. Le changement climatique représente un défi tellement important qu’il transcende les clivages qui traversent nos sociétés, et il faut par conséquent rallier le plus de monde à la nécessité d’adopter des mesures ambitieuses. Ce choix peut déboucher sur des orientations stratégiques différentes. Les grandes ONG actives depuis plusieurs décennies, tout comme les mouvements plus récents engagés dans des actions radicales à l’instar d’Extinction Rebellion ou encore le mouvement mondial des grèves du climat partagent l’idée qu’il est primordial « d’écouter la science » et qu’il serait possible de construire une vaste alliance pour le climat. Cette dernière pourrait, dans certains cas, comprendre de grandes entreprises et des directions politiques.

La seconde approche est privilégiée par des mouvements dont l’objectif est de s’assurer que les peuples et les communautés « en première ligne » puissent défendre leurs moyens d’existence (forêts, rivières, mangroves, océans, etc.) qui sont accaparés ou détruits par le réchauffement climatique, l’extractivisme ou encore l’agriculture industrielle. Ces mouvements se rencontrent sur tous les continents, dans les pays du sud bien sûr, mais aussi dans ceux du nord, en France par exemple, où on retrouve des luttes contre l’exploitation du gaz de schiste ou contre les projets d’infrastructures, comme le projet d’aéroport à Notre-Dame-des-Landes ou la ligne à grande vitesse (LGV) au Pays basque. Ces mouvements ne se sont pas construits à partir de la question climatique, mais à partir de revendications très concrètes. Ils se mobilisent autant contre l’industrie fossile que contre les programmes de compensation carbone (notamment le programme des Nations unies REDD+[2]), autant pour la reconnaissance d’une dette écologique que pour les droits des peuples et tribus autochtones. Leur insertion dans le mouvement pour la justice climatique s’est faite pour des raisons pragmatiques : trouver des alliés et des réseaux qui peuvent soutenir leurs revendications; et surtout, ils sont convaincus que les problèmes qu’ils soulèvent, la déforestation et l’extractivisme, sont au cœur du système économique responsable du changement climatique.

Cette tension entre deux approches, l’une ancrée dans des luttes concrètes et le plus souvent locales, l’autre portant une vision globale, mais souvent déconnectée des réalités vécues par les populations affectées, traverse différentes périodes historiques. Nous pouvons remonter à l’émergence du mouvement ouvrier dans l’Angleterre de la fin du XVIIIe siècle et à ses relations avec les intellectuels porteurs de la philosophie des Lumières et inspirés par la Révolution française. Nous pouvons rappeler Mai 68 où le mouvement étudiant mondial a entretenu avec le mouvement ouvrier des relations très différentes suivant les pays, mais toujours compliquées. Nous pouvons aussi mentionner le mouvement altermondialiste dont les premières manifestations, comme celle de Seattle en 1999, ont été jugées par les mouvements de base nord-américains comme « trop blanches et trop classes supérieures ». Il a fallu attendre Porto Alegre, au Brésil, pour que se retrouvent, en janvier 2001, ces mouvements et les premiers concernés, dont les paysans de la Via Campesina, les peuples autochtones, les associations de petits pêcheurs. Les mêmes défis attendent les mouvements pour la justice climatique pour qui se posent les problèmes d’alliance de mouvements d’origine, de base sociale et de vision différente, ainsi que la nécessité de penser un « nouveau modèle de développement » qui permette à la fois de prendre à bras le corps la question climatique et de permettre à toutes les populations, en commençant par les plus affectées par les crises environnementales et climatiques, de vivre dignement.

Le rapport aux institutions

Les différences entre les approches se sont largement structurées en fonction de leur position sur le processus onusien de négociation sur le climat. Le Sommet de la Terre de Rio de Janeiro en 1992 a lancé le processus. Ce dernier a abouti à la création de trois conventions-cadres des Nations unies, sur les questions environnementales, sur la désertification et sur la biodiversité, ainsi qu’à la Convention-cadre des Nations unies sur les changements climatiques (CCNUCC), plus connue sous son sigle anglais UNFCCC (United Nations Framework Convention on Climate Change). L’UNFCCC est une structure permanente qui tient des réunions annuelles (les COP, Conférences des Parties, c’est-à-dire des États) et des réunions intermédiaires. Mais la particularité de la Convention-cadre sur le climat réside dans la présence, à tous les niveaux, d’ONG et d’organisations de la société civile, qui, sans être décisionnels, assistent aux débats, y interviennent et y exercent une influence, en particulier auprès des petits pays qui n’ont ni l’expertise ni les moyens pour suivre des discussions très longues et très techniques. Cette participation, non prévue à la création de l’ONU, s’explique par le contexte très particulier des années 1990 : après la chute du mur de Berlin et l’effondrement de l’URSS s’est ouverte une courte phase de multilatéralisme où des ONG se sont de plus en plus manifestées dans les arènes internationales.

L’UNFCCC a permis l’adoption, en 1997, du protocole de Kyoto qui fixait des objectifs contraignants de réduction des émissions de gaz à effet de serre des pays industrialisés et établissait un système de compensations, c’est-à-dire un marché mondial de permis d’émissions en échange d’investissements dits « verts » dans des pays tiers. Le protocole de Kyoto a eu une portée limitée en particulier parce que les États-Unis, de même que l’Australie, à l’époque les plus importants émetteurs de gaz à effet de serre, ne l’ont pas ratifié et que le Canada s’en est retiré après l’avoir ratifié. Il a cependant donné aux COP et à l’UNFCCC un rôle central dans l’élaboration de politiques de lutte contre le changement climatique.

Les années 1990 vont voir une coalition d’ONG prendre une importance croissante, le Climate Action Network (CAN). Ce réseau est à l’origine, en 1989, une création occidentale constituée d’un noyau européen qui s’est allié à un regroupement comparable aux États-Unis, puis au Canada. Après le Sommet de Rio, en 1993, le CAN s’est doté de structures plus officielles et s’est imposé comme un interlocuteur clé dans les négociations de l’UNFCCC parce qu’il regroupait plus de 1500 organisations venant de 130 pays. Mais le poids des grandes ONG, comme le World Wildlife Fund (WWF) ou Greenpeace, et surtout le poids de leurs représentants des pays industrialisés, en particulier européens, n’ont pas permis que le CAN critique les marchés du carbone et les autres mécanismes de compensation. Ce sont ces questions d’orientation politique, mais aussi l’absence, dans le CAN, de mouvements sociaux de base, de paysans, de pêcheurs et d’autres acteurs de luttes pour les conditions de vie qui expliquent la mise sur pied d’une autre coalition.

Dès 2004, un groupe d’intellectuel·le·s, de militantes et de militants, issus principalement de pays du Sud, ont créé le Durban Group for Climate Justice qui a défendu à la fois une ligne plus radicale de critique du marché et la nécessité de s’allier aux mouvements sociaux. En 2007, à l’occasion de la COP de Bali, est créé le Climate Justice Now!, une alliance entre les Amis de la Terre, une grande ONG environnementale, des réseaux internationaux de mouvements sociaux créés dans les années 1990, la Via Campesina, des organisations de petits pêcheurs artisanaux et de très nombreux mouvements de base. Ces réseaux ont un temps porté l’espoir que pourrait émerger un leadership du Sud au sein du processus onusien, soutenu par les chantres du « néo-extractivisme », la Bolivie, l’Équateur et dans une moindre mesure le Venezuela, leadership qui pourrait construire un autre type de développement, libéré de l’extraction des combustibles fossiles.

De Copenhague à Cochabamba puis à Paris

La COP de Copenhague, en décembre 2009, constitue un moment décisif du mouvement pour la justice climatique. La force des mouvements les plus radicaux comme la coalition Climate Justice Now! et de nombreux groupes européens, qui étaient les plus nombreux dans la rue, associée à l’engagement des pays les plus progressistes en matière de climat, notamment les membres de l’Alliance bolivarienne pour les peuples de notre Amérique (l’ALBA)[3], ont abouti au rejet d’un accord qui représentait un recul par rapport au protocole de Kyoto.

La Bolivie et l’Équateur n’ont pas seulement attiré l’attention des militantes et des militants soucieux d’observer l’expérience de présidents et de gouvernements progressistes issus des mouvements populaires afin de s’en inspirer, mais ces deux pays ont également beaucoup intéressé les écologistes. Quelques semaines après le sommet de l’ONU sur le climat, le président bolivien Evo Morales a convoqué une Conférence mondiale des peuples sur le changement climatique et les droits de la Terre-Mère. Tenue du 19 au 22 avril 2010 à Cochabamba, elle a réuni deux chefs d’État, Evo Morales et Hugo Chavez, des négociateurs, des délégué·e·s officiels et surtout plusieurs dizaines de milliers de militantes et militants des organisations et mouvements altermondialistes, écologistes et autochtones.

Cette « conférence » a débouché sur un « Accord des peuples » ambitieux : réduction drastique des émissions de gaz à effet de serre, reconnaissance de la dette écologique des pays industrialisés envers les pays du sud et nécessité des transferts financiers et technologiques que cela implique, promotion d’une agriculture locale, rejet des mécanismes de marché. Bref, des mesures indispensables au maintien du réchauffement climatique à moins de 2 °C, voire de 1,5 °C, comme le préconise cet accord de Cochabamba. Le texte réclame en outre l’adoption d’une Déclaration universelle des droits de la Nature.

Les droits de la Nature ont d’abord été reconnus dans la nouvelle Constitution de l’Équateur, adoptée le 28 septembre 2008. Le processus constituant a été, en lui-même, inédit. L’Assemblée constituante était composée de 130 citoyennes et citoyens équatoriens ainsi que d’organisations de la société civile, équatoriennes et internationales. Des organisations françaises ont ainsi apporté leur expertise sur les questions de service public, le Comité pour l’annulation de la dette du Tiers monde (CADTM) a contribué à alimenter les discussions de la Constituante sur les questions de dette et d’architecture financière nationale et régionale. La démarche a également mis à contribution l’expérience et les analyses des militantes et militants écologistes des municipalités et comtés des États-Unis qui ont voté des ordonnances reconnaissant les droits de la Nature.

Alberto Acosta, ancien président de l’Assemblée constitutionnelle, membre fondateur du parti indigéniste et socialiste Pachacutik, est également à l’origine d’une des premières traductions concrètes des mandats constitutionnels de préservation de la Nature : l’initiative Yasuni-ITT[4]. Il s’agissait de renoncer à des forages d’exploration et d’exploitation dans une zone riche en pétrole, au sein du parc national de Yasuni, ce qui représentait 850 millions de barils, contre une contribution financière de la communauté internationale. L’Équateur entendait ainsi appliquer les obligations inscrites dans sa constitution : préserver un écosystème riche et fragile, garantir le respect du droit des Indiens d’Amazonie à vivre en situation d’isolement volontaire et ouvrir par là même une voie originale dans la lutte contre le réchauffement climatique.

Ces gouvernements faisaient face à un paradoxe fondamental : leurs politiques redistributives, celles-là mêmes qui permettaient de les définir comme progressistes, étaient possibles grâce à la rente extractiviste. C’est ce que le journaliste E. Gudynas a appelé le « néo-extractivisme » : les gouvernements de gauche latino-américains, ceux de la Bolivie et de l’Équateur, mais aussi du Brésil et du Venezuela notamment, ont poursuivi l’exploitation et l’extraction des ressources naturelles destinées à l’exportation. Les revenus de ces ventes ont permis de financer leurs politiques de lutte contre la pauvreté, les services publics d’éducation ou de santé, etc. Soucieux de ne plus dépendre uniquement de l’exportation de ces ressources et d’être tributaires des cours fluctuants des marchés mondiaux, ils ont commencé à « moderniser » leurs infrastructures et à développer leurs industries de transformation pour traiter ces matières premières à l’intérieur de leurs frontières. Mais les dommages aux écosystèmes, à l’environnement et à ceux, humains et non-humains qui y vivent, se sont accélérés. En Équateur comme en Bolivie, les gouvernements ont rapidement effectué un virage politique et se sont opposés aux mouvements indigènes qui avaient contribué à les porter au pouvoir. L’expérience n’a donc malheureusement pas fait long feu et l’espoir issu de la rencontre de Cochabamba et des initiatives équatoriennes s’est dissipé rapidement. Plus encore, la rencontre de Cochabamba n’a pas eu de suites, et le mouvement pour la justice climatique n’est pas parvenu depuis à se doter d’espaces de rencontre et d’actions communes indépendamment du cycle institutionnel, au contraire des forums sociaux et de la dynamique altermondialiste.

De leur côté, les négociations onusiennes se sont enlisées, à mesure que les négociateurs ont compris qu’il était illusoire de travailler à un nouvel accord contraignant. Les négociations ont alors progressivement changé d’objectif, un glissement qui a abouti à l’adoption de l’Accord de Paris en décembre 2015. Ce dernier, salué comme une « révolution » par ses promoteurs ainsi que par certaines ONG, fait pourtant état de nets reculs. Quoiqu’il appelle à limiter le réchauffement à très près de 1,5 °C, il entérine la mise à l’écart du principe de « responsabilité commune, mais différenciée » qui fondait le Protocole de Kyoto et ses objectifs contraignants. L’Accord de Paris se base sur des contributions « volontaires », non contraignantes, décidées par chaque pays. Or, à ce jour, les engagements pris par les États annoncent un réchauffement bien supérieur à 2 °C. Malgré l’accélération des changements climatiques et l’intensification des phénomènes météorologiques graves depuis 2015, seule la moitié des signataires de l’Accord de Paris a révisé à la hausse les engagements de réduction des émissions de gaz à effet de serre.

Ce changement de stratégie dans les négociations a comme conséquence de déplacer le terrain de mobilisation de l’UNFCCC et des COP vers les États, seuls responsables de définir leurs objectifs et leurs politiques. À partir de 2015, les mobilisations vont donc se détacher progressivement des COP et, dans le même temps, prendre une plus grande ampleur.

Ces glissements peuvent sembler insignifiants vus de l’extérieur, d’autant plus que les controverses qu’ils alimentent ne portent pas sur les mêmes enjeux que les débats sur les stratégies et les tactiques (voir la partie suivante). Ainsi, Extinction Rebellion critique grandement la pusillanimité des ONG, mais continue, au Royaume-Uni du moins, à organiser des mobilisations qui laissent largement au gouvernement le soin de traduire les revendications en des mesures politiques concrètes. De son côté, l’association « Citoyens pour le climat » refuse d’appeler à la désobéissance civile, mais s’oppose aux grandes ONG, jugées trop peu ambitieuses et trop bureaucratiques dans leur approche.

Surtout, ces glissements ne se font pas qu’en surface, mais s’apparentent plutôt à des évolutions tectoniques : souterrains, certes, mais d’une ampleur profonde. Les débats évoqués ci-dessus sont en effet très similaires à ceux qui ont accompagné l’émergence du mouvement altermondialiste, entre des actrices et des acteurs déterminés à agir directement, sans attendre des États qu’ils traduisent les revendications en politiques concrètes, et des organisations et réseaux soucieux de formuler un ensemble de propositions précises à soumettre aux gouvernements. Plus encore, la dynamique altermondialiste, à l’instar du mouvement pour la justice climatique, avait fait le pari de s’adosser aux espaces institutionnels transnationaux. Comme le rapport de force était trop défavorable pour espérer « changer de système » ou faire advenir « un autre monde », il est apparu pertinent d’« utiliser » les sommets d’organisations internationales (Organisation mondiale du commerce (OMC), Banque mondiale, Fonds monétaire internationale, Union européenne dans le cas de la dynamique altermondialiste, arènes onusiennes dans le cas du mouvement pour le climat). Là où les militants et militantes altermondialistes entendaient tout simplement saper la légitimité de ces institutions et les bloquer au moins temporairement, les acteurs et actrices du mouvement pour la justice climatique ont dû composer avec une situation plus complexe. Il n’est en effet pas question de remettre en cause le cadre onusien, dont les principes fondateurs sont en théorie bien plus égalitaires que ceux, par exemple, de l’OMC : chaque État dispose d’une voix, les décisions sont prises par consensus et l’UNFCCC offre aux États les plus affectés par le changement climatique un rare espace de discussion direct avec les principaux pollueurs. On défend plutôt l’idée de construire des mobilisations de masse en marge des sommets officiels : à Copenhague (COP15, 2009), ATTAC[5] et d’autres ont appelé à raviver la flamme de Seattle.

Nouvelles cibles et nouvelle approche

Après Copenhague, une partie du mouvement pour le climat décide de changer d’approche et de cibler plus directement l’industrie fossile. L’ONG 350.org, qui coordonne alors une campagne mondiale de « désinvestissement », en est l’un des fers de lance, mais le mouvement est plus vaste. En Angleterre, des militantes et des militants lassés du rythme des contre-sommets organisent le premier « camp climat » pour protester contre le projet d’agrandissement de l’aéroport d’Heathrow de Londres.

L’initiative essaime rapidement. En France, la lutte contre l’aéroport de Notre-Dame-des-Landes trouve son second souffle à la suite des deux premiers camps climat organisés sur place, qui déboucheront sur l’occupation plus massive du site du futur aéroport. En Allemagne, les militantes et militants du mouvement Ende Gelände s’inspirent directement de l’expérience des camps climat anglais pour organiser de gigantesques blocages de mines de charbon dans le but de pousser le gouvernement d’Angela Merkel à accélérer la transition vers une combinaison de sources d’énergie renouvelable à 100 %. Ces réseaux organisent régulièrement des actions de désobéissance civile de masse, mais délaissent très largement les arènes institutionnelles : ainsi Ende Gelände n’a jamais véritablement organisé de mobilisation contre les COP, alors même que le siège de l’UNFCCC est à Bonn, qui accueillera d’ailleurs la COP23, sous présidence fidjienne.

Il faudra finalement attendre 2018 pour qu’apparaisse le début d’un mouvement de masse mondial : à la fin du mois d’août, Greta Thunberg, une adolescente suédoise, décide de faire la grève de l’école tous les vendredis, pour demander à la Suède de revoir ses ambitions climatiques à la hausse. Assez rapidement, d’autres adolescentes et adolescents l’imitent, notamment en Australie. Invitée à la COP24 à Katowice, en Pologne, à la fin de l’année, elle y lance un appel à multiplier les grèves du climat. Ces grèves essaimeront en Belgique, en Allemagne et au Royaume-Uni notamment, avant de prendre plus d’ampleur en France à la faveur de la venue de Greta Thunberg en février 2019. Les jeunes grévistes du climat organisent plusieurs journées mondiales d’action, qui réuniront chacune plusieurs millions de participantes et de participants, jusqu’à culminer en septembre 2019 : plus de 7 millions de personnes descendent dans la rue à l’appel de Fridays for Future et de nombreuses autres organisations.

En parallèle, des militantes, militants et chercheur·e·s anglais lancent un appel à se rebeller contre l’extinction[6] des espèces à l’automne 2018 et appellent à bloquer Londres quelques mois plus tard. Extinction Rebellion affiche alors l’ambition de donner naissance au mouvement de désobéissance civile « le plus vaste de l’histoire ».

D’autres groupes vont utiliser les tribunaux pour forcer les gouvernements à assumer la responsabilité de leur inaction, pour les contraindre à enfin agir. Les Pays-Bas ont ainsi été condamnés par un tribunal en 2016, verdict confirmé par la Cour suprême, pour inaction, dans un jugement qui les enjoignait à réduire leurs émissions de gaz à effet de serre de 25 % d’ici 2020 par rapport aux émissions de 1990. En France, l’Affaire du siècle[7] obtenait une première victoire le 3 février 2021 : le Tribunal administratif de Paris reconnaissait en effet la responsabilité de l’État dans la crise climatique et jugeait illégal le non-respect de ses engagements de réduction des émissions de gaz à effet de serre. Plus récemment, le 1er juillet 2021, le Conseil d’État donnait neuf mois à la France pour « prendre toutes les mesures utiles permettant d’infléchir la courbe des émissions de gaz à effet de serre ».

Bien que ces jugements aient une portée concrète limitée, ils contribuent à entériner le déplacement de l’attention de l’arène onusienne vers un ciblage des États. De plus, ils légitiment l’idée que les gouvernements sont responsables, sinon coupables, du réchauffement climatique. En cela, ils offrent des perspectives stratégiques nouvelles au mouvement pour la justice climatique.

Ainsi, malgré le désintérêt relatif des ONG envers les instances onusiennes, certaines d’entre elles ainsi que des mouvements citoyens créés récemment cherchent à influer sur les arènes institutionnelles. La Convention citoyenne pour le climat (CCC) en est, en France, l’un des derniers exemples à ce jour. Certains collectifs et organisations ont sciemment choisi de ne pas contribuer aux travaux des 150 membres de la Convention citoyenne, choisis par tirage au sort, tandis que d’autres ont au contraire décidé d’y prendre part. Cependant, quasiment tous et toutes partagent un sentiment d’échec à l’issue de cette expérience. Le double langage d’Emmanuel Macron, qui s’était engagé à reprendre « sans filtre » l’essentiel des propositions de la CCC avant d’y opposer une fin de non-recevoir, a changé la donne : le temps et l’énergie investis dans les espaces institutionnels apparaissent ici comme largement perdus, non pas parce que la société civile ne parviendrait pas à se montrer à la hauteur des enjeux, mais parce que les dirigeantes et dirigeants politiques décident de supprimer les possibilités politiques que représentaient, jusqu’alors, les mécanismes de consultation. La CCC n’est ici qu’un exemple parmi les nombreux mécanismes de consultation locale qui devrait précéder tout projet d’aménagement du territoire.

Vers de nouvelles perspectives et de nouvelles alliances?

Le processus des COP est enlisé : la communauté internationale n’est toujours pas parvenue à s’entendre sur un véritable plan de réduction des émissions de gaz à effet de serre, sans parler de sa mise en œuvre. Pour autant, le sommet de Glasgow, qui s’est tenu en novembre 2021, marque une inflexion qui pourrait avoir des conséquences stratégiques importantes. Le texte adopté lors de cette 26e COP, le « pacte » de Glasgow, n’a pas la portée juridique d’un « accord ». Il est, sans surprise, décevant et bien en deçà de ce qui est nécessaire.

Cependant, la COP26 a permis quelques avancées notables. Pour la première fois de l’histoire des COP, la nécessité d’abandonner les combustibles fossiles est explicitement mentionnée dans un texte onusien. La première formulation, « sortir du charbon et des subventions aux énergies fossiles », a malheureusement été transformée en une version plus floue et moins ambitieuse : il ne s’agit désormais plus que de « diminuer » la part du charbon et de mettre fin aux subventions « inefficaces » aux combustibles fossiles. Malgré cela, la mention de la sortie des combustibles fossiles ouvre de nouvelles perspectives militantes : le blocage d’infrastructures charbonnières, gazières ou pétrolières pourra désormais se faire au nom d’un texte onusien et la jurisprudence pourrait rapidement évoluer et reconnaître la légitimité de ces actions.

Parallèlement à la COP, des coalitions d’États se sont par ailleurs engagées à sortir du charbon, à cesser tout investissement « à l’étranger » dans le gaz et le pétrole, à sortir du gaz et du pétrole. Le processus onusien est encore loin du compte et les engagements pris à Glasgow ne dessinent pas une feuille de route vers un réchauffement de 1,5 °C (plutôt que 2 °C) ; les blocages sont nombreux sur d’autres points essentiels : financement, compensation pour les « pertes et dommages », refus des « fausses solutions ». Mais l’inflexion est toutefois importante : s’ouvre peut-être une phase où les mouvements peuvent à nouveau espérer obtenir des victoires de l’intérieur des institutions, s’ils parviennent à exercer une pression suffisante sur les États clés et à construire de nouvelles alliances au sein de la société civile et entre les acteurs de la société civile et les États.

Les COP à venir seront à cet égard riches d’enseignements.

Christophe Aguiton, sociologue militant syndical et politique
Nicolas Haeringer, directeur des campagnes à 350.org


  1. Donella Meadows, Dennis Meadows, Jorgen Randers et William Behrens, The Limits to Growth, New York, Universe Books, 1972. Traduction française : Halte à la croissance ?, Paris, Fayard, 1972.
  2. NDLR. Le mécanisme REDD (Réduction des émissions dues à la déforestation et à la dégradation forestière) relève de la Convention-cadre des Nations unies sur les changements climatiques pour inciter les grands pays forestiers tropicaux à éviter la déforestation et la dégradation des forêts. On attribue une valeur financière au carbone stocké dans les forêts, ce qui constitue une incitation économique à la diminution de la déforestation dans les pays en voie de développement. Le programme REDD+ va au-delà de la déforestation et de la dégradation des forêts et comprend la gestion durable et la conservation des forêts ainsi que le renforcement des stocks de carbone liés à la forêt.
  3. NDLR. L’Alliance bolivarienne pour les peuples de notre Amérique – Traité de commerce des Peuples (ALBA – TCP) est une organisation politique, culturelle, sociale et économique pour promouvoir l’intégration des pays de l’Amérique latine et des Caraïbes. Elle assume des positions de défense des droits de la Terre-Mère (en référence à la Pachamama) et des droits de l’Homme, pour le rétablissement de la paix et pour l’autodétermination des peuples. Au 15 novembre 2019, l’Alliance compte dix membres : Cuba, le Venezuela, le Nicaragua, la Dominique Antigua-et-Barbuda, l’Équateur, Saint-Vincent-et-les-Grenadines, Sainte-Lucie, Saint-Christophe-et-Niévès et la Grenade (dans l’ordre d’adhésion). Wikipédia.
  4. NDLR. L’initiative concernait les champs pétroliers d’Ishpingo, de Tambococha et de Tiputini, d’où ITT.
  5. ATTAC : Association pour la taxation des transactions financières et pour l’action citoyenne.
  6. NDLR. Le mouvement utilise un sablier stylisé connu sous le nom de symbole d’extinction, pour avertir que le temps presse rapidement pour de nombreuses espèces.
  7. NDLR. L’Affaire du siècle est une campagne de justice climatique en France visant à poursuivre en justice l’État pour inaction en matière de lutte contre le réchauffement climatique.

 

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