AccueilNuméros des NCSNo. 12 - Automne 2014Pourquoi Lavalas n’est pas une alternative pour Haïti

Pourquoi Lavalas n’est pas une alternative pour Haïti

Renel Exentus

Vous, apprenez à voir, plutôt que de rester
Les yeux ronds. Agissez au lieu de bavarder.
Voilà ce qui aurait pour un peu dominé le monde !
Les peuples en ont eu raison, mais il ne faut
Pas nous chanter victoire, il est encore trop tôt :
Le ventre est encore fécond, d’où a surgi la bête immonde.

Bertolt Brecht, Théâtre complet, 1941.

Au tournant des années 1980, le mouvement Lavalas est parvenu au pouvoir en Haïti. Sous la poussée du mouvement populaire, il a mis fin au règne sanguinaire de Papa Doc. Par la suite, Lavalas n’est pas arrivé à déconstruire le système, celui des grandons (grands propriétaires terriens) et des bourgeois compradores. Ce système, en périphérie de l’impérialisme, constitue le nœud gordien de la crise sociale haïtienne, au cœur de cette société depuis l’Indépendance (1804). Au total, les régimes successifs n’ont jamais pris en considération les revendications sociales des classes laborieuses et même plus encore, ils les ont toujours réprimées.

Continuités

Aujourd’hui, la répression se poursuit à travers les forces d’occupation de la Mission des Nations unies pour la stabilisation en Haïti (MINUSTAH), omniprésente dans le pays. Sous le drapeau de l’ONU, cette force militaire participe au maintien du statu quo, cherchant à préserver avant tout le système d’exploitation des masses. C’est ce qu’on a encore constaté en novembre 2013 lors de la mobilisation ouvrière revendiquant l’augmentation du salaire minimum. Pendant des mois, les ouvriers et les ouvrières de la sous-traitance ont été en lutte, demandant dix dollars canadiens pour une journée de travail de huit heures. La MINUSTAH était sur place pour « maintenir l’ordre ». En décembre dernier, même mouvement. Les paysans de la petite Île à Vache (au sud d’Haïti, 15 000 habitants) ont résisté à un projet du gouvernement visant à transformer l’île en camps pour touristes, entreprise qui mènerait éventuellement à leur déplacement forcé (comme on le voit souvent en République dominicaine). Les manifestations ont été réprimées. Lavalas, lorsqu’il était au pouvoir, a également procédé à des expropriations de terres dans le Nord-Est et à Caracol lors de l’installation de la zone franche. Aujourd’hui face aux confrontations en cours, Lavalas ne dit mot. En réalité, tant les partis politiques traditionnels que Lavalas se relaient au niveau de l’appareil d’État, jouant de la chaise musicale pour appliquer les mêmes politiques. Durant les années où il a été au pouvoir, Aristide a-t-il jamais défendu les véritables intérêts de la population ? A-t-il jamais tenté d’organiser la population pour la défense de ses intérêts propres ? A-t-il jamais au moins manifesté une velléité à ce propos ?1

Un triste bilan

Lors de l’accord de Paris de 1994 qui permettait le retour d’Aristide, les puissances impérialistes lui avaient imposé de respecter les politiques néolibérales promues par son adversaire en 1990, le bien-aimé des pays occidentaux, Marc Bazin2. Ce choix impliquait le démantèlement du mouvement populaire, la privatisation des entreprises publiques, l’ouverture maximale du pays aux capitaux étrangers. Pendant son règne, Lavalas a appliqué à la lettre cette politique suicidaire, malgré les manifestations des classes populaires) . Le gouvernement a procédé au lancement du processus de privatisation (Minoterie, Ciment d’Haïti, Aciérie d’Haïti, Téléco). Parallèlement, il a désarticulé la production agricole à travers le fameux dumping des productions agricoles venues de l’étranger en effaçant les barrières douanières. Aujourd’hui, Haïti est le pays où les taux de taxation douanière sont les plus bas dans la Caraïbe (entre 0 et 10 %). En outre, Lavalas s’est révélé le principal artisan de la mise en œuvre du plan Reagan pour la Caraïbe, le fameux Caribbean Basin Initiative (CBI de 1982, dont l’objectif était de réduire l’économie des pays de la région et d’Haïti au développement de zones franches et du tourisme. Aristide a favorisé ainsi l’implantation de la zone franche CODEVI à Ouanaminthe dans la plaine Maribaouen 2002. Il faut souligner que l’installation de cette zone franche a eu lieu dans l’unique zone fertile du Nord-Est, après que les terres des agriculteurs de la région aient été expropriées. Dans son « Livre blanc » de 2002, Lavalas déclarait favoriser les zones franches parce qu’elles « constituent des modèles de partenariat secteur public-secteur privé, bénéfiques pour les travailleurs » . Les gouvernements successifs Lavalas n’ont pas accompagné les travailleurs dans leur lutte pour de meilleures conditions de travail. De plus, les syndicats ont toujours été soumis à la répression des forces publiques lorsqu’ils exigeaient du patronat de respecter les droits fondamentaux des travailleurs. Néanmoins, du moins jusqu’à aujourd’hui, le parti Lavalas– et son leader historique Jean-Bertrand Aristide – continue de jouir d’une certaine popularité auprès des catégories les plus démunies de la population, notamment dans les centres urbains. Il est important d’analyser à quoi cela est dû, mais ce serait l’objet d’un autre débat. Cependant, il est clair qu’un retour éventuel de Lavalas au pouvoir perpétuera la même politique de soumission aux capitalistes et à l’impérialisme.

Que faire ?

Le système capitaliste qui repose sur l’écrasement des travailleurs et des travailleuses de manière générale et sur la destruction de l’environnement s’est révélé, en Haïti comme partout ailleurs, incapable d’apporter le bien-être aux peuples. Le fossé entre la petite minorité de riches détenteurs des moyens de production et la population ne fait que s’agrandir. Les solutions de surface et les larmes de crocodile versées par ceux et celles-là mêmes qui sont à la base de cette situation ne sont que de la poudre aux yeux. Il faut créer une force révolutionnaire populaire nationale sous la direction des travailleurs et des paysans. Pour cela, il faut construire le seul véritable outil de lutte – un parti politique sous la direction des travailleurs – capable de mener le projet d’émancipation des travailleurs à bon port. Cet objectif ne sera pas facile à atteindre, car les agents de l’impérialisme yankee, français, canadien veillent au grain. Enfin, il est improbable que cette lutte puisse se faire dans un seul pays. Dans le cas d’Haïti, il importe de continuer l’œuvre de 1804, la seule révolution à la fois antiesclavagiste, anticolonialiste, antiraciste et anticapitaliste victorieuse des temps modernes.

2 Bazin a dirigé le parti Fanmi Lavalas alors qu’Aristide était en exil en 2005. On retiendra également qu’en 1995-1996, Bazin voyant l’ensemble des mesures néolibérales appliquées par les gouvernements Lavalas, déclara que ce qu’ils étaient en train de faire, c’était du « bazinisme sans Bazin ».

) Jean-Alix René, La séduction populiste : essai sur la crise systémique haïtienne et le phénomène Aristide, Port-au-Prince, Imprimeur II, 2003.

Cité par Alain Saint-Victor, Haïti-Zones franches. Extraversion économique et sous-développement, Alterpress, 24 mars 2012, <www.alterpresse.org/spip.php?article12588#.U5daCfl5Mnd>.

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