René Charest, Marie-Claude Goulet, Guillaume Hébert, Anne Plourde, Ouanessa Younsi
Bien qu’au Québec et au Canada le domaine des soins de santé soit, depuis plus de 40 ans, majoritairement dans le giron public, l’influence du capitalisme sur la santé se fait sentir de plusieurs manières. On la retrouve bien sûr dans la forme particulière qu’ont prise les pratiques médicales et l’organisation du système de soins à travers les époques, et elle pénètre également, jusque dans ses replis les plus intimes, le rapport plus général que nous entretenons, en tant qu’individus, mais aussi en tant que société, à la santé. Ce sont ces rapports contradictoires et complexes entre santé et capitalisme que le présent numéro des Nouveaux Cahiers du socialisme propose d’explorer.
Santé et capitalisme : à la santé du capitalisme !
Nous ouvrons ce numéro avec la traduction d’un texte de Colin Leys qui s’attaque au « mythe voulant que ‘‘le capitalisme améliore la santé’’ ». L’auteur n’y démontre pas seulement le rôle négligeable joué par le capitalisme et la croissance économique dans la « révolution de la mortalité » qu’ont connue les sociétés capitalistes entre 1850 et 1950. Il montre également que cette transformation majeure, favorisant un essor important de l’espérance de vie, « s’est déroulée autant en dépit du capitalisme que grâce à lui ». En effet, Leys met en relief le caractère hautement délétère du capitalisme pour la santé des populations : l’approfondissement des inégalités sociales, la détérioration des environnements et des milieux de vie, l’opposition systématique aux mesures préventives et de santé publique, la contestation de l’accès universel au système de soins et la marchandisation des soins de santé sont en effet autant de manifestations du capitalisme qui s’inscrivent au passif de la santé humaine.
Ces liens entre santé et capitalisme – dont Abby Lippman montre qu’ils sont également traversés par les rapports sociaux de sexes – sont abordés par cette auteure sous l’angle de la médicalisation et de l’individualisation des problèmes sociaux. Elle nous invite à une réflexion sur les effets du néolibéralisme et sur notre rapport à la santé qui se caractérise de plus en plus par un « individualisme consumériste » où « recouvrer la santé, être en santé ou le rester est une question individuelle, personnalisée, dépolitisée ». Cette tendance s’inscrit dans un contexte plus large de néomédicalisation, une perspective « bâtie sur la triade du corporatisme, du capitalisme et du consumérisme », où tous les aspects de la vie deviennent autant de facteurs de risque à contrôler pour une vie « saine ». On valorise ainsi une consommation individuelle en principe « responsable et verte » alors que l’on sait qu’il est illusoire, dans une société profondément inégalitaire, de prétendre que toutes et tous peuvent faire des « choix responsables ». Lippman expose comment les dimensions sociales et politiques de la santé sont ainsi occultées au profit de la « responsabilité individuelle » et comment cette situation affecte tout particulièrement la santé des femmes.
Un autre corollaire de cette société capitaliste consumériste est la logique infernale du « travail à tout prix » selon laquelle l’individu doit être fonctionnel, performant et productif. Dans ce contexte, le vieillissement de la population devient un enjeu majeur qu’explore Julien Simard. La courbe démographique nous force à « gérer » une population jugée « non productive » et « coûteuse » alors que simultanément le capitalisme contemporain transforme les personnes âgées elles-mêmes en un marché. On valorise ainsi de plus en plus le « vieillissement actif », qui s’accompagne d’une discrimination à l’égard des personnes âgées qui ne répondent pas à l’impératif du vieillissement « productif » ou du « bien vieillir ». Simard aborde, dans cette optique, la question de la gentrification à Montréal qui « affecte le droit de vieillir chez soi » et termine par une réflexion plus vaste sur « l’inclusion sociale des aînéEs et les possibilités de faire advenir un “vieillissement solidaire” dans les sociétés contemporaines ».
Une analyse des rapports entre la santé et le capitalisme implique forcément de prendre en considération le rôle crucial des déterminants sociaux de la santé. L’Organisation mondiale de la santé (OMS) estime qu’environ 70 % de la santé des populations relève de ces déterminants sociaux et que l’impact sur la santé des systèmes de soins se limite à environ 10-15 %. C’est à un approfondissement de cette réalité que nous convient Marie-France Raynault et Simon Tessier dans un texte qui établit clairement le lien entre inégalités socio-économiques, inégalités de pouvoir et inégalités sociales de santé, et qui insiste sur le caractère « évitable » de ces dernières. L’auteure et l’auteur présentent les bases historiques et théoriques essentielles à la compréhension du concept d’inégalités sociales de santé, puis évoquent plusieurs études d’envergure concernant les effets des interventions politiques dans ce domaine. Sur cette base, les auteurs concluent que « la problématique des inégalités sociales de santé telle qu’elle est comprise actuellement en santé publique met en cause directement le capitalisme dans sa propension à accroître les écarts de richesses entre les groupes de population ».
Souffrance psychique et capitalisme : biopouvoir, dépression et surtraitement
C’est non seulement la médecine, mais aussi les approches populationnelles typiques du domaine de la santé publique qui sont remises en question par les auteurEs qui analysent la santé dans les termes foucaldiens du « biopouvoir » et du « gouvernement des populations ». Dans un entretien qu’il nous a accordé, Miguel Benasayag décrit la crise d’une médecine qui n’a jamais été aussi puissante dans ses possibles, mais qui ne s’est jamais montrée aussi incapable de répondre à son idéal de vaincre la maladie. C’est dans ce contexte de crise qu’émerge la question du biopouvoir, c’est-à-dire d’une nouvelle forme de « gouvernementalité » où il n’y a plus de sujets singuliers, mais plutôt des populations quantifiées et profilées. Ce profilage, qui emprisonne les gens dans des modèles statistiques et dicte à chacun ce qu’il doit et ne doit pas faire, est à l’origine d’une grande souffrance psychique. Selon Benasayag, un désir enfoui d’émancipation s’exprimerait à travers cette souffrance contemporaine.
Or, si la santé des corps ne peut être pensée indépendamment du capitalisme, il en va de même en ce qui concerne la souffrance psychique. Non seulement celle-ci est-elle, du point de vue du capitalisme, une source de profit potentiellement infinie au même titre que le corps, mais le capitalisme lui-même peut en retour être compris comme l’une des sources de « l’épreuve sociale » qu’est la dépression. C’est dans ces termes que Marcelo Otero analyse la dépression. Celle-ci est saisie non pas sous l’angle d’une « maladie mentale » individuelle, mais comme un phénomène sociologique. La dépression et les antidépresseurs sont à notre époque ce que la névrose et la psychanalyse étaient à celle de Freud. La dépression parle de la société actuelle, elle emprunte son langage. Performance et tensions dans l’univers du travail, tels sont quelques éléments de la grammaire sociale de la dépression que développe l’auteur.
L’« épidémie » de dépressions et de troubles anxieux que connaît notre civilisation n’est donc pas étrangère au caractère capitaliste de nos sociétés ni à notre échec permanent à trouver la cause de ces fléaux ailleurs que dans l’individualisation des problèmes sociaux. Il n’est guère surprenant du coup que l’on tente en vain de soigner ces troubles par la multiplication des prescriptions de médicaments. Selon la psychiatrie, la dépression appartient à un ensemble plus vaste de « troubles mentaux », qui constituent autant d’opportunités d’affaires pour l’industrie pharmaceutique. Trouble déficitaire de l’attention, anxiété, etc., plus rien désormais n’échappe à « Big Pharma ». Jean-Claude St-Onge met en lumière les conséquences prévisibles des liens de l’industrie pharmaceutique avec la psychiatrie officielle et révèle comment ce complexe médico-industriel favorise toujours plus de diagnostics, toujours plus de pilules et toujours plus… de profits.
Système de santé : enjeux politiques au Québec, au Canada et ailleurs
Un accès universel au système de soins est d’autant plus vital que nous habitons un système social profondément pathogène. L’histoire des systèmes sanitaires, y compris du système de soins québécois, montre que le capitalisme est en cela aussi un adversaire de la santé des populations. Les gains sociaux réalisés en termes d’accès à la santé ont été arrachés de haute lutte et n’ont cessé depuis d’être remis en question.
La mise en place progressive d’un réseau public de santé au Québec tout au long du XXe siècle est le résultat de luttes populaires et syndicales. L’histoire de ces luttes depuis la Révolution tranquille fait voir à la fois des gains initiaux comme l’assurance-maladie et le retour en force du secteur privé à la suite de l’avènement de l’ère néolibérale. Une première vague de reculs a lieu durant les années 1980 et la décennie des années 1990 est marquée par le sous-financement du système public de santé et des services sociaux qui conduit au rétrécissement des services. Cette diminution des soins permet à certains de justifier l’intrusion du privé dès lors présenté comme une panacée pour les tares d’un système public vu comme « défaillant ». Marie-Claude Goulet, Guillaume Hébert et Cory Verbauwhede rappellent les faits saillants de cette histoire et montrent comment le concept anodin de gouvernance dissimule un processus de démantèlement de la santé conçue comme un service public. Mise en compétition des fournisseurs de soins publics et privés, mise en place de marchés internes, indicateurs de performance, recherche de compétitivité : un nouveau langage technocratique et marchand prend forme au sein du réseau en dépit de son incompatibilité avec les valeurs fondatrices du système de santé.
S’il est essentiel de comprendre comment les luttes sociales qui ont marqué l’histoire du Québec ont joué un rôle majeur dans l’émergence d’un système de soins public, il est aussi nécessaire de réfléchir à la façon dont le capitalisme a historiquement imposé des limites aux réformes en matière de santé. Anne Plourde propose d’analyser cette question à travers le cas des Centres locaux de services communautaires (CLSC), au départ considérés comme le cœur de la Réforme des affaires sociales ayant présidé à la naissance du système de soins moderne au Québec. Par le biais d’une comparaison entre le modèle initial des CLSC et celui des cliniques populaires qui émergent à la même époque, l’auteure explore les contraintes que fait peser le capitalisme sur les tentatives d’orienter le système de soins vers une médecine véritablement préventive et vers une démocratisation de ses institutions.
La problématique de l’accès universel au système de soins soulève aussi la question de l’accès pour ceux et celles qui sont les grands exclus de ce système : les migrantes et les migrants. Les services de santé se détériorent et la situation est pire encore pour les personnes qui n’ont pas le statut de « citoyen canadien » qui, de plus en plus, n’ont carrément plus accès aux soins. La contribution de Samir Shaheen-Hussain décrit les impacts des réformes des gouvernements sur la santé et la vie des personnes dont le statut (ou l’absence de statut) est précaire et qui font les frais de manœuvres et de chantages politiques honteux. À ce titre, la réforme récente de Jason Kenney contre les demandeuses et les demandeurs d’asile n’est qu’une seule des politiques injustes d’un système qui prend peu à peu les traits d’un véritable « apartheid ».
La surproduction et la surconsommation caractérisent la société capitaliste au même titre que la médecine du XXIe siècle. Le complexe pharmaco-industriel est l’un des secteurs économiques les plus lucratifs au monde : il « surproduit » de nouvelles technologies et de nouvelles molécules et soumet l’ensemble du corps médical et social à son emprise tentaculaire. De plus en plus de machines et de médicaments : toutes les phases normales de la vie sont « pathologisées », la fragilité propre à l’être humain n’est plus acceptée, on repousse les limites du vivant sans jamais remettre en question tout cet arsenal qui profite essentiellement à une poignée de grandes firmes dont le chiffre d’affaires atteint plusieurs dizaines de milliards de dollars. Marc-André Gagnon montre que le secteur privé n’a pourtant pas le monopole de l’innovation en santé, notamment en ce qui a trait au secteur pharmaceutique. Au contraire, les organisations publiques qui ne sont pas soumises à l’impératif de profits immédiats sont souvent bien davantage en mesure de penser la recherche et le développement fondamentaux nécessaires à de véritables avancées thérapeutiques et technologiques en santé.
Luttes et résistances : pour une politisation de la maladie !
Il ressort de ce qui précède que la santé, au même titre que la démocratie et les écosystèmes, n’est pas soluble dans le capitalisme. Non seulement le capitalisme, en tant que structure sociale hautement inégalitaire, est générateur de maladie, mais sa logique individualisante et consumériste contribue à médicaliser les problèmes sociaux et ainsi à masquer le caractère politique des enjeux liés à la santé. Le capitalisme génère également une souffrance psychique qui prend dans nos sociétés des proportions épidémiques. Cette logique malsaine axée sur des valeurs de performance et sur la compétition conduit à considérer les nombreux « perdantEs » (les femmes, les aînéEs, les migrantEs, etc.), comme responsables de leur sort. De manière plus morbide encore, le capitalisme se nourrit allègrement de la maladie qu’il contribue littéralement à « produire » puisqu’une nouvelle maladie à traiter, c’est aussi un nouveau traitement lucratif à offrir, sans compter les occasions d’affaires représentées par les brèches toujours plus grandes pratiquées dans le système public de soins.
En d’autres termes, l’histoire des luttes sociales autour de l’enjeu politique majeur qu’est la santé n’est pas terminée et de nouvelles luttes surgissent. En témoigne notamment la « Déclaration de résistance à la nouvelle gestion publique dans la santé et les services sociaux », initiée par le RÉCIFS, le RIOCM et Ex-aequo. Il s’agit d’un manifeste qui dénonce les effets néfastes de pratiques de gestion directement importées de l’entreprise privée. L’implantation de méthodes dites d’optimisation dans le réseau de la santé, notamment le Lean et la méthode Toyota, en est la manifestation la plus visible. En effet, ces réorganisations perpétuelles, dans lesquelles il faut « faire plus avec moins », sont à l’origine d’une dégradation des conditions de travail, d’une diminution de la qualité des soins et des services rendus aux patientes et aux patients et d’une atteinte « à la santé physique et mentale des travailleuses et travailleurs ainsi que des personnes qui utilisent les services, en particulier les personnes vulnérables et leurs proches aidants ». Face à ces nouvelles menaces, la résistance s’organise : de nombreux groupes, syndicats, organismes communautaires et citoyennes et citoyens dénoncent cette situation et revendiquent plutôt une amélioration continue du système de santé en réaffirmant l’importance des services publics comme projet solidaire, en remettant l’être humain au cœur du système et en démocratisant les lieux de travail pour y développer et expérimenter de nouvelles pratiques réellement démocratiques.
C’est le nouveau premier ministre du Québec, le Dr Philippe Couillard, ainsi que son nouveau ministre de la Santé et ancien président de la Fédération des médecins spécialistes du Québec, le Dr Gaétan Barrette, qu’interpelle directement Jacques Benoît au nom de la Coalition solidarité santé. Après avoir dressé le triste bilan des années de Philippe Couillard au ministère de la Santé, l’auteur attaque de front les principales menaces qui planent sur le système public de soins. Si certaines d’entre elles sont familières et font partie du paysage québécois depuis les débuts du virage néolibéral (le recours aux privatisations, à la sous-traitance ou aux partenariats public-privé), d’autres sont apparues plus récemment : l’implantation du financement à l’activité ou celle de nouvelles méthodes de gestion du personnel inspirées du toyotisme. Prenant le contrepied des discours sur les bienfaits de ces avancées du secteur privé dans le système public de soins, l’auteur démontre leurs effets catastrophiques non seulement pour la santé des usagerEs, mais aussi pour celle des travailleuses et des travailleurs. Contre ces menaces, la lutte doit formuler et promouvoir des revendications qui débordent le système de soins et qui visent « l’amélioration des conditions de vie de la majorité de la population par le partage de la richesse déjà existante et la réduction des inégalités, dans un souci de contrer la catastrophe environnementale qui nous guette et qu’on ne doit pas léguer à nos enfants ». Le texte de Jacques Benoit se conclut par un appel à la solidarité et à l’unité essentielles à l’élaboration d’un rapport de force qui « ne se construit pas que dans les urnes, mais aussi dans la rue ».
C’est à cet appel que le présent numéro souhaite faire écho.