Comment ne pas sombrer dans le désespoir politique et imaginer une issue ?
Le grand mérite de l’essai de Gérard Duménil et de Dominique Lévy, La grande bifurcation, en finir avec le néolibéralisme est de sortir de la critique, râbachée, du néolibéralisme, qui a suffisamment prouvé sa toxicité (ou alors il faut vivre sur Mars) pour essayer de commencer à éclaircir l’horizon des possibles.
Dans cet essai on ne parle pas de la société à venir, mais de la stratégie pour y parvenir, et des points d’appui dont tous ceux qui voient que le modèle économique actuel est une promesse d’abîme ont absolument besoin. Pour y croire. Pour ne pas se tromper. Pour ne pas bader ceux qui leur racontent des sornettes.
Pour les auteurs, la phrase inaugurale du manifeste de 1848 écrit par Marx est toujours valable : l’histoire des sociétés peut en définitive se résumer à l’histoire de la lutte des classes. C’est à partir de cet outil de compréhension de la dynamique du monde qu’ils essaient d’imaginer les voies de dégagement du néolibéralisme.
Celui-ci apparaît à la fois triomphant et fragile comme jamais. Les réseaux de solidarité que les libéraux s’évertuent à détruire tiennent encore partiellement, mais la pression s’intensifie pour les liquider. Il suffit de voir le déchainement par exemple du patronat français ces derniers temps, qui réclame tout, encore tout, encore plus que tout, pour s’en convaincre. Les champs d’expansion du profit peuvent encore s’élargir, les charges (c’est-à-dire nous) se réduire.
En Europe deux fissures très larges ont été ouvertes par le désir d’accumulation du capital, avec les réformes Schroeder qui ont entamé l’État social allemand et que l’on nous présente désormais comme le viatique européen obligatoire. Pour citer le superbe essai, prophétique, de Naomi Klein, « la stratégie du choc » a été testée en Europe, ce qu’on pensait impossible. Ce qui se déroule en Grèce et en Espagne nous aurait paru délirant il y a peu. Et pourtant c’est notre temps. Les sociétés européennes subissent une pression des agences de notation, un pilonnage médiatique, pour entrer dans la danse morbide, à leur tour. Il n’y a plus de « tabou ». Ni le travail pour la vieillesse, ni la santé chacun pour soi, ni le travail forcé pour subvenir au miminum vital. Qu’est ce qu’une société sans tabou? Une barbarie.
Mais les mécanismes autrefois dévoilés, qui ont conduit le capitalisme à des crises, parfois majeures, sont toujours là. Si le capitalisme a su les surmonter, pour des tas de raisons, il doit toujours se les coltiner.
Parmi ces contradictions, dont certaines sont récurrentes (les crises de sous-consommation), il y en a une centrale, que Marx soulignait et qu’un Joseph Schumpeter avait aussi flairée. Le capitalisme socialise la production lui-même. La production repose sur une interdépendance de plus en plus large, une division du travail à immense échelle, les entreprises se possèdent entre elles, constituent d’immenses agrégations. Et cela fait inévitablement apparaître le caractère désuet de la possession de tout cela par quelques-uns, alors que la richesse est produite par l’association de tous, dans le travail.
Qu’est ce que cette propriété prédatrice apporte ? Rien. Elle est parasitaire et improductive. Et hautement toxique par ce qu’elle impose aux économies humaines : le court-termisme suicidaire, le gâchis immense des ressources, des productions, des talents, l’ignorance des besoins humains et de l’environnement, l’ignorance des nécessités de la vie collective.
Cette contradiction entre la production sociale et son appropriation privée n’a pas disparu, elle est indépassable dans le capitalisme, elle est à l’œuvre dans la mondialisation approfondie.
Surtout elle est mortelle pour le mode de production capitaliste. Duménil et Levy en sont persuadés : le capitalisme n’est pas la fin de l’Histoire, il n’en est qu’une phase. Et dans cette phase-là, le néolibéralisme de notre époque n’est qu’une étape.
L’originalité de l’essai est d’insister sur le rôle historique des cadres, qui sont la solution trouvée par le capital pour assurer l’organisation immense de cette production sociale.
En s’organisant, le capitalisme a dû avoir recours aux cadres. Du point de vue des auteurs, il s’agit d’un élément fondamental à prendre en compte, pour enrichir le marxisme. Car les cadres constituent bien à leurs yeux une classe. Une classe non seulement nombreuse, mais qui par sa place a les clés de l’avenir.
Bien entendu, comme toute classe, elle est divisée en fractions. Par exemple les cadres privés et publics constituent des fractions, elles-mêmes divisibles.
Nous nous retrouvons donc dans une société tripolaire. Composée de trois grandes classes : les capitalistes, les cadres, les employés-ouvriers. Le sort des sociétés dépend de la configuration des alliances entre elles. Le néolibéralisme est une configuration reposant sur l’alliance dominante entre les capitalistes (la finance) et les cadres, sous direction de la finance.
La configuration précédente, celle née du « New Deal », du front populaire, puis de l’après-guerre dans le contexte de la guerre froide, était bien différente. Elle était un compromis général, dans lequel les cadres avaient un rôle très important, particulièrement les cadres publics. Ce compromis a été détruit parce que les conditions n’étaient plus là : la rentabilité du capital n’était plus opérée simultanément avec la croissance des salaires et le maintien de la protection sociale, du fait d’une stagnation de la productivité du travail. Les relances keynésiennes, dans ce moment-là, n’ont produit que de l’inflation. Aussi, la finance est-elle passée à l’offensive générale, profitant de l’explosion du système de Bretton Woods (pouvant ainsi spéculer sur les monnaies fluctuantes), des opportunités de la mondialisation, et de la fin de la guerre froide (élément politique sous-estimé par nos auteurs).
Mais les cadres pullulent et comme toute créature ils peuvent échapper à leur créateur. Ils ont un rôle très important dans l’organisation de la production. Les capitalistes ont tout fait pour se les subordonner, et ils ont passé évidemment une alliance ferme avec les cadres financiers. Cependant, rien n’interdit de penser que les cadres puissent aspirer eux aussi à devenir la classe dominante. Dans le cadre capitaliste ou non.
On voit donc que rien n’est fatal. La seule alliance impossible est celle entre les capitalistes et les employés-ouvriers par-dessus la tête des cadres. On l’imagine mal. Mais ce qui importe, c’est que les cadres puissent basculer d’une alliance à l’autre. Ils peuvent être dominants dans deux types d’alliance. Ils peuvent aussi être alliés à la classe ouvrière et dominés par celle-ci, mais la classe ouvrière est en mauvaise posture politique, atomisée, privée de modes d’expression politique, mise en concurrence. L’alliance entre capitalistes et cadres est allée jusqu’à transformer la démocratie en « démocratie des classes supérieures », les classes populaires ne se retrouvant plus dans le jeu politique et s’en remettant au vote-sanction ou à l’abstention, devant un théâtre qu’ils savent réservé aux puissants. Le pouvoir a même été transféré dans des structures permanentes, abritées des élections, telles la BCE, le FMI, les traités, qui consolident l’alliance entre capitalistes et fractions supérieures des cadres (notamment financiers).
Les employés et ouvriers, bref « la gauche » sociale, doivent donc se préoccuper des cadres. La question posée au mouvement ouvrier, alors que les tendances managériales du capitalisme sont très puissantes et que les entreprises ne sont plus depuis longtemps dirigées par un patron proprio en haut de forme, doit chercher à briser l’alliance entre la finance et les cadres, à l’affaiblir tout au moins, et à séparer autant que possible ces deux classes aujourd’hui associées.
Les cadres doivent être poussés à s’allier sur leur gauche.
Cela signifie d’abord évidemment, de se pencher sur les fractions de cadres qui peuvent être le plus sensibles aux thèmes antilibéraux. Tous ceux dont le travail souffre du néolibéralisme. Les chercheurs, les cadres publics qui ont l’intérêt général en tête, les cadres précarisés… Et je pense ici que c’est en partie le cas, quand on voit le vote des grandes zones urbaines à gauche.
La finance a intensifié sa concentration sous dominance anglo-saxonne, elle a pris le pouvoir profondément sur l’économie américaine. Elle ne dirige pas la Chine où le politique est encore aux commandes. En Europe, la différence entre finance et sphère réelle est encore de mise, et c’est un point d’appui à utiliser pour repousser les financiers. Malheureusement, c’est la France qui s’est jetée dans les bras de la finance, beaucoup plus que les allemands qui ont donné la priorité à l’industrie par des investissements à l’Est. Notre pays est devenu une base de départ pour l’expansion financière dans toute l’Europe, particulièrement vers le sud avec les dégâts qu’on a mesurés lors de la crise de 2008, dont le capitalisme n’a résolu aucune cause, et dont il sort avec les mêmes maux, la finance absorbant tout ce qu’elle peut, au sein de cette immense bulle qui ne peut qu’éclater.
Ébranler le pouvoir de la finance, tel est donc le chemin pour sortir les classes populaires de l’asphyxie.
Bien évidemment, les mesures « anti-finance » (pas besoin de les réciter, on les connaît déjà, elles sont écrites partout : de la taxe Tobin à la séparation des activités bancaires, en passant par la renaissance d’une politique monétaire pour que cesse le chantage sur les États) donneront lieu à une répression. Elles se traduiront par des attaques des marchés et des fuites de capitaux. Mais c’est la solution pour revenir à une économie financée autrement, par la propriété réciproque entre entreprises. La prise de contrôle publique des organismes financiers est un impératif.
C’est en libérant toute la société de l’emprise de la finance, que peut se consolider une alliance de classes nouvelles, renversant celle qui a cours. Que peut en gagner la classe des cadres? Elle peut en retirer le rôle de classe dominante nouvelle, ce qui n’est pas rien. Mais elle ne le fera pas spontanément : elle devra éprouver la force d’attraction des classes populaires organisées, qui devront aussi tirer parti des déconvenues de certaines fractions cadristes dans le modèle néolibéral.
Qu’en conclure en termes politiques pour le mouvement ouvrier? Cette partie de la réflexion est faible dans l’essai. Les auteurs imaginent un scenario d’abord national, ce qui me paraît en effet cohérent. La voie d’une alternative politique européenne immédiate paraît hors de portée, pour toute une série de raisons. La dérive oligarchique de la démocratie est encore plus prégnante à large échelle. Si un gouvernement européen franchit les lignes rouges tracées par la finance, que se passera t-il? On ne le sait pas. Quand on ne sait pas, on se comporte différemment parfois, selon que l’on ait tout à gagner ou tout à perdre. Ces éléments seront déterminants bien entendu.
Mais comment intégrer ces apports stratégiques dans la lutte politique? Si on veut y procéder, cela signifie que la gauche antilibérale doive réflechir à qui elle s’adresse. Décrocher les cadres du néolibéralisme suppose de leur parler, de trouver les moyens de rassembler autour de cette nouvelle alliance de substitution. Loin sans doute du folklore de la gauche radicale. Pour y parvenir, il faudrait sans doute qu’elle se refonde entièrement. Et ça ce n’est pas gagné…
Mes mille et une nuits à lire, 8 mars 2014