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#MeToo et la poursuite du «processus de civilisation»

De quoi le mouvement de dénonciation des agressions sexuelles est-il porteur ? Que traduit-il du point de vue du rapport au corps, de la sexualité humaine et de la manière dont est codifié l’univers complexe du désir ?

S’il est sans doute trop tôt pour en rendre toute l’intelligibilité, il apparaît néanmoins pertinent de situer cette révolution dans la perspective historique et globale de ce que le sociologue allemand Norbert Elias appelait le « processus de civilisation ». Celui-ci jette un éclairage original sur les transformations des moeurs et les ressorts inhérents au façonnement de la personnalité. Dans son ouvrage phare, La dynamique de l’Occident, il avance l’idée selon laquelle la transformation de la structure de la personnalité résiderait dans le développement progressif d’un « dispositif intériorisé de censure ». Ainsi, entre le Moyen Âge et le XIXe siècle, le contrôle des pulsions aurait pris la forme d’un « mécanisme stable d’autocontrainte » se traduisant par une atténuation des écarts émotionnels et la raréfaction des explosions affectives.

Temps de l’amour courtois et des cathédrales, le Moyen Âge fut surtout marqué par la guerre de tous contre tous. Dans un univers où la logique de la défense et de l’agression fait de la conquête un impératif, les humeurs dominantes sont irrémédiablement belliqueuses. S’opposant plus qu’ils ne collaborent, les hommes de cette époque semblent manifestement privés, en toutes choses, de la moindre retenue, les pulsions naturelles étant assouvies dès qu’elles se manifestent et le viol, dans ce contexte, totalement banalisé.

On assiste pourtant, dès la Renaissance, à l’élaboration de nouvelles normes comportementales prenant la forme d’une plus grande retenue des uns à l’égard des autres. Pour Elias, la naissance de l’État moderne et le monopole de la contrainte qui le caractérise constitueraient un puissant facteur de pacification et de raffinement des conduites. Publiés dès le XVIe siècle, les traités de civilité attesteraient de cet irréversible « procès civilisationnel » perceptible à travers la mutation de « l’économie pulsionnelle » de chacun contribuant à modeler le niveau affectif de l’ensemble de la société.

Soucieuse de préserver son rang face à un monarque omnipotent et de se distinguer des couches inférieures, la noblesse ne cesse d’innover, enrichissant de normes d’excellence l’étiquette qui la fait sienne. Elle sera toutefois vite imitée et rattrapée par la bourgeoise montante. Nées de cette concurrence au sommet de la société, les règles de savoir-vivre en viendront ensuite à se généraliser sous l’effet de la division du travail que dicte la croissance démographique. En somme, la spécialisation des tâches et la densité de la population forcent la coopération et la domination des pulsions instinctives comme si les individus, en s’observant mutuellement, en venaient à faire pression les uns sur les autres, les incitant à la mesure. Peu à peu, des sentiments acquis en viennent à être ressentis comme « naturels », alors que se développe un consensus sur les gestes qu’il est convenu ou non de faire, lesquels modèlent en retour les sensibilités collectives.

Ultime combat

Ce processus n’étant jamais achevé, on peut donc en déduire que la répugnance suscitée par les révélations des victimes avérées annonce, du point de vue des mentalités, un saut qualitatif absolument fondamental, constat que partagerait Elias selon qui, vraisemblablement, la marche des femmes vers l’émancipation portait en elle cet ultime combat. Cela traduirait une reconfiguration du lien social ne laissant plus de place aux « inconduites » (le terme est d’ailleurs sans ambiguïté) de certains hommes imbus de leur pouvoir et produisant — sur le plan normatif — des relations entre les sexes beaucoup plus policées. Cette vague de dénonciations rend aussi visible la confusion, voire l’effacement de la frontière entre la sphère de l’intime et celle du monde commun que transgresseraient des êtres se croyant autorisés à jouir, sans aucune entrave, des choses et des corps.

La révolte qui souffle sur l’Occident pourrait donc, à terme, se concrétiser par une intériorisation de règles morales forçant les hommes à évaluer certaines pulsions qui les animent. Certes, il y a bien ici un risque d’essentialisation et de généralisation d’une « nature masculine » jugée historiquement « dominante » qui doit inciter à la prudence, sans pour autant masquer le malaise. Cette révolte marque sans doute une rupture quant à la figure de la femme au sein d’une société rompue à l’idéal de l’égalité, mais où, paradoxalement, l’affirmation du désir se révèle dans l’objectivation des corps et la négation de l’être. Aussi, s’il nous est permis de craindre légitimement un dérapage où les médias sociaux, devenus tribunaux populaires, se substitueraient à la justice, il n’en est pas moins vrai que, devant la lourdeur du système et le silence de ses acteurs, la dénonciation s’imposait comme une nécessité historique.

 

NB

Ce texte est d’abord paru dans Le Devoir du 2018-03-03

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