Nous reproduisons ici, avec l’autorisation des Prairies ordinaires (Paris), l’introduction de l’édition française du Nouvel impérialisme de David Harvey, qui vient juste de sortir de presse (octobre 2010).
Le Nouvel Impérialisme a été publié en anglais il y a sept ans. Il reprend le contenu de trois conférences données par David Harvey à l’Université d’Oxford, les 5, 6 et 7 février 2003, soit une semaine avant la journée de manifestation mondiale du 15 février contre la guerre, et un mois et demi avant le début de l’opération Iraqi Freedom. Le hasard veut qu’il paraisse pour la première fois en français au lendemain du retrait du gros des troupes états-uniennes d’Irak [1].
À ce jour, les opérations militaires et la longue occupation de ce pays auraient fait plus de 100 000 morts violentes (avec une surmortalité peut-être dix fois supérieure) et 5 millions de déplacés parmi les civils irakiens. Du côté occidental, on dénombre plus de 6 000 tués parmi les troupes de la coalition et les mercenaires privés [2]. Pour les États-Unis, cette intervention aurait coûté 750 milliards de dollars (près de quatre fois le chiffre envisagé par Harvey en 2003), un montant probablement plus élevé que celui de la guerre du Vietnam et plus de deux fois supérieur à celui de la guerre de Corée. [3]
Après les débats qui ont accompagné les premières années du mouvement altermondialiste, à compter du milieu des années 1990, centrés principalement sur la libéralisation des échanges et des flux de capitaux, la seconde guerre d’Afghanistan (dès octobre 2001), et surtout la troisième guerre d’Irak (dès mars 2003), marquent un véritable tournant. En effet, comme le relevait ironiquement le Movement for Global Resistance britannique en 2001 : McDonald ne peut pas se passer de la firme aéronautique McDonnell Douglass. L’impérialisme occupait de nouveau le devant de la scène, attirant une attention renouvelée sur les politiques de puissance et le militarisme.
De ce point de vue, le livre de David Harvey présente une tentative originale de combiner une triple approche conjoncturelle, historique et théorique de l’impérialisme. Il se propose d’expliquer comment celui-ci reconfigure en permanence le lien dialectique entre pouvoir économique et pouvoir politique, de situer son évolution dans la longue durée et de le voir opérer sous nos yeux dans les premières années de l’administration Bush Jr. C’est là l’originalité de sa démarche.
Conjoncture et histoire
L’auteur entame sa réflexion en partant des conditions du déclenchement de la guerre en Irak, à la fin de l’hiver 2003, plus particulièrement de la décision de l’administration Bush Jr. de passer à l’offensive, en dépit de l’opposition de deux de ses principaux alliés, l’Allemagne et la France, mais aussi de deux de ses principaux adversaires de longue date, la Chine et la Russie. C’est l’objet du chapitre 1. Or, visiblement, les raisons invoquées par Washington, que ce soit la menace des « armes de destruction massives » ou la volonté d’établir un régime démocratique à l’occidentale en Irak, n’ont pas convaincu l’opinion mondiale. Dans de telles circonstances, note Harvey, « il était difficile de ne pas éprouver le sentiment que quelque chose de très important se cachait derrière un écran de fumée », ce qui va le conduire à interroger l’actualité à l’aune de courants historiques plus profonds.
Comme la Ministre allemande de la justice, la social-démocrate Herta Däubler-Gmelin, l’a relevé dès 2002, la politique étrangère agressive de l’administration Bush Jr. visait en partie à détourner l’attention de ses difficultés intérieures et à faire taire une opposition de plus en plus bruyante en rassemblant les Américains contre une nouvelle figure de l’ennemi extérieur : le terrorisme, les États « voyous », pour ne pas parler de l’islam. Harvey rappelle en effet que les États-Unis sont « une société extraordinairement diversifiée d’immigrants », raison pour laquelle leur démocratie s’est souvent montrée « instable », « difficile à maîtriser », voire « ingouvernable ». Dans cette optique, il évoque ce que Hofstadter appelle « le style paranoïde » de la politique américaine, c’est-à-dire la nécessaire invocation de périls extérieurs pour renforcer les solidarités politiques intérieures. Sous ce rapport, on comprend mieux pourquoi le 11 Septembre 2001 a pu être comparé à Pearl Harbor.
De nombreux commentateurs ont signalé que la guerre contre l’Irak visait à restaurer l’emprise des multinationales anglo-américaines sur ses ressources pétrolières, affaiblie par les nationalisations de 1972. Mais, de façon plus significative, Harvey explique que l’occupation de ce pays et la destruction de son régime politique avaient pour but de renforcer le contrôle direct de Washington sur l’ensemble du Moyen-Orient et sur ses ressources énergétiques. Au chapitre 2, il montre comment cet objectif stratégique de l’empire US a été mis en difficulté par la chute du shah d’Iran et la crise durable du régime saoudien, dès la fin des années 1970. Or, le contrôle du robinet pétrolier mondial lui paraît aujourd’hui d’autant plus important que son hégémonie économique est contestée par la montée en puissance de l’Union européenne et de l’Asie de l’Est et du Sud-Est, de plus en plus dominée par la Chine [4]. L’auteur poursuit cette réflexion plus en détail dans le chapitre 5, en l’articulant à une théorie renouvelée de l’impérialisme, qu’il développe plus particulièrement dans les chapitres 3 et 4.
Il fait certes référence aux travaux majeurs des deux premières décennies du XXe siècle, qui envisagent l’impérialisme comme un stade spécifique du capitalisme, porteur de nouvelles contradictions, notamment les ouvrages pionniers de J. A. Hobson, de Rudolf Hilferding et de Lénine. Il s’appuie en particulier sur la perception de Rosa Luxemburg, pour qui le capitalisme doit s’efforcer de compenser ses déséquilibres internes aux dépens des formations socioéconomiques non capitalistes. Plus généralement, il s’inspire des travaux de Hannah Arendt, qui tente d’articuler l’expansion illimitée du capital avec l’expansion illimitée du pouvoir politique. Dans cette perspective, il prend position sur les tendances dominantes de la mondialisation contemporaine en rejetant les thèses de Michael Hardt et Toni Negri, qui tendent à déterritorialiser la notion d’empire, et fait amplement appel aux contributions de Peter Gowan sur les aspects contradictoires du déclin de l’hégémonie US [5].
En examinant les modalités d’ajustement des logiques territoriales du pouvoir, « lourdement fixées dans l’espace », en relation avec les dynamiques spatiales plus « ouvertes » de l’accumulation du capital, l’auteur combine étroitement les deux approches géographique et historique de l’impérialisme. Il reprend ainsi à Giovanni Arrighi l’idée du développement concomitant du capitalisme et des blocs de pouvoir toujours plus étendus, des cités-États italiennes à la Hollande, puis de l’Angleterre aux États-Unis [6]. À chaque fois, la constitution d’entités territoriales plus vastes permet de dépasser les problèmes liés à la « surexpansion » et à la « surextension » de la précédente. Dès lors, existe-t-il de nos jours un pouvoir hégémonique supérieur, capable de transcender les limites actuelles de l’empire états-unien ? Cette question est longuement discutée au chapitre 5.
Harvey propose une théorie de l’impérialisme qui permette de mieux cerner les spécificités de la période actuelle. Pour lui, celui-ci procède de la fusion frictionnelle d’un processus économique régi par l’accumulation du capital et d’un projet politique fondé sur la maîtrise d’un territoire, de ses habitants et de ses ressources. Le chapitre 2, intitulé « Comment les États-Unis sont montés en puissance », s’ouvre ainsi sur un examen des tensions entre les deux logiques économique et politique du pouvoir, la particularité de l’impérialisme capitaliste consistant à subordonner la seconde à la première, mais seulement en dernier ressort et pas à tous moments. Cette réflexion se prolonge aux chapitres 3 et 4, où l’auteur envisage plus précisément comment « chacune de ces logiques est porteuse de contradictions que l’autre doit contenir ».
Crises de suraccumulation et aménagements spatio-temporels
Le chapitre 3 envisage la question du point de vue de la logique économique de l’impérialisme. Il s’efforce de démontrer que le capitalisme a été capable de survivre jusqu’ici à des déséquilibres chroniques et à des crises dévastatrices en réaménageant constamment le temps et l’espace au sein desquels il opère. Harvey y explique ainsi comment les contradictions internes de l’accumulation du capital sont provisoirement résolues par des aménagements spatio-temporels (spatio-temporal fixes). Ces développements reprennent et vulgarisent des travaux antérieurs de l’auteur, presque tous inédits en français [7]. Il explique ainsi que des capitaux excédentaires « sont dirigés vers des projets à long terme qui prennent de nombreuses années à remettre en circulation leur valeur », et que ces investissements sont le plus souvent liés à une expansion géographique du système. En d’autres termes, ils s’inscrivent dans un espace qu’ils s’approprient.
Des flux de capital sont ainsi détournés de la production et de la consommation immédiate (circuit primaire) pour alimenter un circuit secondaire, destiné à la formation du capital fixe (usines, équipements, etc.) et à la constitution d’un fond de consommation (construction de logements, etc.). Ces immobilisations coûtent extrêmement cher, sont en grande partie fixées sur le territoire et incarnent le « cœur physique » d’une région. À cela, s’ajoute un « circuit tertiaire » qui permet de financer des « infrastructures sociales » à long terme, liées directement à la production (recherche et développement) ou aux conditions sociales de la population (éducation et santé). Ce distingo conduit Harvey à insister sur les conséquences de la suraccumulation du capital, non seulement dans le circuit primaire, mais aussi dans les circuits secondaire et tertiaire, dans l’hypothèse où le rendement – même longuement différé – de tels investissements s’avère insuffisant. Selon lui, un tel cas de figure suscite des crises plus profondes et généralisées du capitalisme, comme l’éclatement de la bulle immobilière US le montrera de façon spectaculaire dès 2007.
Harvey rappelle que le capital circule nécessairement dans l’espace, et que « cette dynamique fluide » crée par elle-même sa propre géographie historique, déterminée en premier lieu par les modalités mêmes du fonctionnement des marchés : nécessité de l’échange et friction de la distance, mais aussi recherche d’avantages de localisation nécessairement monopolistique. Cette géographie est cependant relativement corsetée par le poids du capital fixe « encastré dans le sol » (unités de production, réseaux de transport et de communication, etc.) qui résiste à la relocalisation et définit des régions cohérentes sur une certaine durée. Pourtant, la production capitaliste est mue par une tendance à l’expansion dans l’espace, à l’accélération dans le temps, et donc au déséquilibre et à la mobilité. En somme, le capitalisme cherche en permanence « à créer un paysage géographique afin de faciliter ses activités en un temps donné, seulement pour le détruire et construire un paysage totalement différent en un temps ultérieur ».
Mais comment ces « régionalités », modelées par les processus moléculaires d’accumulation du capital, vont-elles s’articuler avec les logiques territoriales du pouvoir qui définissent les conditions institutionnelles nécessaires « pour contenir les conflits de classe et pour arbitrer les prétentions des différentes fractions du capital » ? Selon Harvey, la géographie historique du capitalisme finit toujours par déterminer en dernière instance le positionnement du corps politique de l’État dans son ensemble, même si le pouvoir territorial peut lui aussi agir en retour sur son développement. Ainsi, lorsque les capitaux excédentaires ne trouvent plus d’emploi profitable dans le cadre d’un État et de ses régions, ils suscitent des pressions en faveur d’une politique impérialiste, « qui revient à imposer des arrangements et des conditions institutionnels à d’autres ».
Tout au long du XXe siècle, l’expérience des États-Unis en Amérique latine a montré qu’une telle projection pouvait parfaitement se passer d’une colonisation formelle. D’abord, l’exportation massive de marchandises, qui détermine généralement l’endettement croissant des récipiendaires, favorise leur dépendance structurelle. Ensuite, les investissements sur une large échelle confèrent aux centres impérialistes un contrôle sans précédent des ressources des pays dominés et de leur exploitation. De surcroit, depuis les années 1980, l’extrême libéralisation des flux de capitaux permet de déplacer l’épicentre des crises vers les régions les plus vulnérables en leur faisant payer l’essentiel du prix de leur dévalorisation.
Après la Seconde Guerre mondiale, cet impérialisme sans colonisation s’est pratiquement imposé à l’ensemble du monde capitaliste, sous la tutelle des États-Unis. Harvey montre que l’hégémonie US reposait alors sur le consentement universel des classes dominantes plus que sur la contrainte, même si le recours à la force brutale n’a jamais cessé pour la gestion des conflits avec les mouvements nationalistes ou socialistes du tiers-monde. Cependant, depuis une vingtaine d’années, compte tenu de l’essor économique de l’Union Européenne, de l’implosion du bloc soviétique et de la croissance impétueuse de l’Asie de l’Est et du Sud-Est, cet équilibre relatif a cédé progressivement le pas à une conflictualité accrue entre les principaux pôles dynamiques de l’accumulation du capital. Dès lors, le déclin de la puissance US fait de plus en plus reposer son hégémonie sur la contrainte, et donc sur le facteur militaire, contribuant à durcir les rivalités inter-impérialistes, avec la réapparition possible de guerres commerciales et monétaires, voire de guerres tout court entre pays dominants.
Accumulation élargie et accumulation par dépossession
Le chapitre 4 s’intéresse plus particulièrement à la mobilisation du pouvoir politique pour faciliter la concentration, entre les mains du capital, des richesses disponibles sur un territoire donné. Il ne s’agit plus seulement d’accumuler la plus-value produite par l’exploitation du travail salarié, mais d’exproprier les détenteurs de ressources existantes, qu’elles soient naturelles ou produites, immobilières ou mobilières, collectives ou individuelles, au profit du capital impérialiste. Ainsi, parallèlement à l’accumulation élargie, et en relation étroite avec elle, se développent des formes contemporaines d’accumulation primitive, que Harvey préfère appeler « accumulation par dépossession » en leur donnant une définition plus large.
Depuis les années 1980-1990, la dévalorisation relative des matières premières, la privatisation des biens communs (terres, forêts, eau, savoirs traditionnels, etc.) et des services publics (énergie, logements sociaux, transports, télécoms, santé, éducation, etc.), de même que l’expropriation des habitations et des fonds de pension de millions de travailleurs occidentaux au profit du capital financier, ont été dénoncées par certains auteurs comme de nouvelles enclosures (privatisation des terres communales britanniques, du XVe au XVIIIe siècles). L’agent principal en est le capital financier, générateur d’un « capitalisme de vautours », dont l’action se développe à l’échelle globale, aux dépens des sociétés du Sud bien sûr, mais aussi du Nord. Il se manifeste de la même manière au travers des politiques de privatisation et de libéralisation conduites dans les pays de l’ex-bloc soviétique et en Chine, qui ont privé les ouvriers et les paysans d’importants droits acquis, provoquant ainsi une polarisation sans précédent de la richesse.
Harvey distingue certes l’accumulation primitive, qui a ouvert la voie à la reproduction élargie, de l’accumulation par dépossession de l’ère impérialiste, qui perturbe et détruit un chemin déjà ouvert. Il reproche cependant à Marx et à la plupart des marxistes de n’avoir pas compris la valeur des « formes sociales détruites par l’accumulation primitive » et d’avoir défendu unilatéralement le caractère « progressiste » du développement capitaliste, y compris « de l’impérialisme britannique en Inde ». Bien que cette critique ne soit pas infondée, on sait que l’auteur du Capital a commencé à changer de position par rapport à l’Irlande dès 1867, et plus nettement encore par rapport à la Russie, en 1881-1882. Dans ce dernier cas, Marx défendra même que le caractère communautaire de ses structures agraires ancestrales, prenant appui sur le développement industriel d’une Europe socialiste, pourraient éviter à ce pays de passer sous les fourches caudines du capitalisme [8].
À la même époque, l’un des introducteurs du marxisme en Roumanie, Constantin Dobrogeanu-Gherea, décrivait comment l’intégration des sociétés arriérées à l’économie mondiale, loin d’ouvrir la voie à un développement capitaliste autonome, suscitait l’hybridation, la rigidification et la perpétuation de structures archaïques, notamment l’expansion du néo-servage [9]. Cette approche originale trouvera un écho dans les réflexions de plusieurs révolutionnaires est-européens, en particulier Parvus et Trotski. Elle sera par la suite systématisée, notamment par les théoriciens de la dépendance dans les années 1960-1970. De son côté, à la veille de la Révolution russe, Lénine dénonçait la violence impérialiste comme le bras armé d’un capitalisme de plus en plus « parasitaire », qui se nourrissait du « tribut prélevé par le capital financier sur les entreprises coloniales et transocéaniques » et favorisait le « développement extraordinaire » d’une « couche de rentiers », dont les intérêts étaient défendus par « une poignée d’États-usuriers » [10]. On croirait presque entendre Harvey !
Pourtant, l’URSS, la Chine et d’autres pays « socialistes » ont légitimé des formes d’accumulation primitive comparables à celles du capitalisme, conduisant « à des niveaux identiques de violence odieuse ». Harvey vise ici à juste titre les politiques menées par les différents régimes staliniens ou néo-staliniens dans le courant du XXe siècle. Pour être juste, il aurait dû rappeler les alternatives débattues dans les premières années de la révolution russe, qui préconisaient une autre conception de l’« accumulation socialiste primitive ». Pour E. Préobrajensky notamment, le drainage de ressources de la campagne vers la ville nécessitait avant tout l’élévation de la productivité agricole, dont les fruits devaient être partagés entre les besoins de consommation et d’accumulation du secteur socialiste et l’amélioration du niveau de vie des paysans pauvres [11].
Un débat nécessaire
Le Nouvel Impérialisme de D. Harvey renouvelle la compréhension de l’impérialisme à la lumière du monde actuel dans une tradition marxiste. Sur plus d’un point, il devrait donc contribuer à stimuler des débats d’une grande actualité. En 2006, la revue britannique Historical Materialism a engagé une telle discussion en consacrant un numéro spécial à l’appréciation critique de ce livre [12]. Nous allons revenir ici brièvement sur quelques aspects de cette controverse.
L’importance, et surtout l’autonomie relative, conférées par Harvey aux logiques territoriales du pouvoir, en tant que forces structurantes de l’impérialisme actuel, sont contestées notamment par Ellen Meiksins Wood. Pour elle, sa spécificité réside précisément « dans l’unique capacité du capital d’imposer son hégémonie sans étendre son pouvoir politique territorial ». Ainsi, les États-Unis seraient le premier empire véritablement capitaliste, parce qu’ils disposeraient d’un pouvoir économique tel, qu’il les dispenserait de toute ambition territoriale [13]. De son côté, Robert Brenner conteste que les logiques territoriales de l’impérialisme puissent être en contradiction avec ses logiques économiques : par exemple, si la guerre du Vietnam ne répondait certes pas « aux exigences immédiates de l’accumulation du capital », elle visait bien à « garder le monde aussi ouvert que possible à l’accumulation du capital ».
Le développement du concept d’« accumulation par dépossession » à partir de celui d’« accumulation primitive », reformulée par Marx sur la base d’un postulat d’Adam Smith, pose un certain nombre de problèmes de définition et de cohérence théorique. Certes, l’accumulation primitive ne peut pas être considérée comme une phase révolue de l’accumulation du capital [14] ; dès lors, aucune raison ne s’oppose à désigner aujourd’hui des phénomènes qui lui sont apparentés sous le nom certes plus explicite d’« accumulation par dépossession » ; mais le véritable enjeu est celui de son rôle spécifique et de son poids par rapport à d’autres opérations du capital. Plusieurs critiques ont souligné que Harvey faisait un usage trop extensif de ce terme, en ne le distinguant pas clairement de certains aspects de l’accumulation élargie. De son côté, il reconnaît que ce concept doit être affiné, tout en soulignant son excellente lisibilité : « Lorsqu’un changement facile de langage peut être politiquement beaucoup plus efficace, pourquoi y renoncer ? » [15]
On regrettera cependant qu’il ne fasse pas toujours la différence entre la dépossession des petits propriétaires et des collectivités publiques, mais aussi la privatisation des biens communs, d’une part, et l’exploitation accrue des salariés (baisse du salaire indirect) ou la concurrence brutale des détenteurs de capitaux pour le partage des richesses (concentration du capital), d’autre part. Ces phénomènes recouvrent en effet des dynamiques sociales différentes. De surcroît, le fait de les ranger dans la même catégorie conduit Harvey à conclure, de façon discutable, que « l’accumulation par dépossession a conquis le devant de la scène en tant que contradiction principale au sein de l’organisation impérialiste de l’accumulation du capital ». Pour autant, il ne suggère pas d’opposer les intérêts des peuples opprimés à ceux des travailleurs exploités et défend au contraire la construction d’un large bloc social anticapitaliste qui aurait pour mission de stimuler la convergence des résistances à l’« accumulation par dépossession » autour d’objectifs universalistes, mais aussi de mieux les articuler aux luttes des salariés. Leur opposition commune aux politiques des institutions internationales (FMI, OMC, etc.), relayées par les principaux États, contribue d’ailleurs déjà aujourd’hui à favoriser un tel rapprochement.
Sans nier la nécessité d’un tel lien, bien au contraire, Sam Ashman et Alex Callinicos contestent que le capitalisme avancé – notamment US – soit principalement prédateur : pour eux, il continue à tirer l’essentiel de ses profits de l’exploitation du travail salarié, ceci principalement au sein des pays de l’OCDE et en Chine [16]. Harvey n’en disconvient pas, au moins pour ce qui est de la Chine, puisqu’il souligne que « de nouveaux et puissants complexes de production industrielle [y] sont apparus », portés autant par les exportations que par la demande intérieure (consommation et infrastructures). Au sein de ce pays-continent, il admet même qu’un formidable processus d’accumulation « véritablement primitive » est aujourd’hui à l’œuvre, et qu’il pourrait déboucher sur un développement phénoménal du secteur industriel « capable d’absorber une grande partie du capital excédentaire de la planète ». Bob Sutcliffe lui reproche d’ailleurs de ne pas en tirer toutes les conséquences, en particulier la relance probable d’une nouvelle période historique d’expansion sino-centrée du capitalisme [17]. Harvey a sans doute raison de se montrer plus prudent.
Pour autant, il n’exclut pas le basculement possible du centre de gravité de l’économie mondiale vers une Asie de l’Est et du Sud-Est dominée par la Chine. Dans une telle hypothèse, il souligne que les États-Unis ne seraient plus en mesure de drainer une bonne partie des capitaux excédentaires de la planète pour soutenir leur consommation improductive (militaire et privée), ce qui les soumettrait de facto à un plan d’ajustement brutal, auquel ils pourraient être tentés de répondre par des aventures militaires aux conséquences imprévisibles. Dès aujourd’hui, leur volonté de contrôler à tout prix le robinet pétrolier mondial (en Irak, en Iran, en Afghanistan, etc.) préfigure les risques d’un tel scénario. Pendant ce temps, sur le plan économique, Arrighi a raison d’observer que la Chine est aujourd’hui « la véritable gagnante de la guerre contre le terrorisme ». Sur le plan militaire même, Sutcliffe note qu’elle est en train de réduire son handicap par rapport aux États-Unis (à parité de pouvoir d’achat, ses dépenses militaires représenteraient déjà la moitié de celles de Washington) [18].
Pour tenir tête à la version particulièrement belliqueuse de l’impérialisme promue par Washington, Harvey propose de défendre un « New Deal » planétaire porté par des États interventionnistes et redistributeurs. À ses yeux, un tel scénario favoriserait une entente impérialiste moins agressive, du moins en attendant que « des solutions beaucoup plus radicales » soient possibles. Il y a une centaine d’années, un « ultra-impérialisme » du même type avait été envisagé successivement par John A. Hobson (1903), Karl Liebknecht (1907) et Karl Kautsky (1912 et 1914), même s’ils ne le percevaient pas comme un « moindre mal ». De son côté, Lénine le considérait au mieux comme une hypothèse théorique pour un futur lointain. Comment Harvey envisage-t-il qu’une telle perspective puisse s’imposer aux principaux centres de pouvoir du capitalisme ? Et si un changement radical des rapports de force sociaux le permettait, pourquoi les salariés et les peuples opprimés du monde devraient-ils se contenter aujourd’hui d’un tel horizon ? Enfin, en admettant une nouvelle phase d’expansion « consensuelle » du capitalisme, comment pourrait-elle trouver des réponses à la crise écologique globale, qui nécessite une sortie urgente du productivisme ? [19]
La publication en français du Nouvel Impérialisme devrait contribuer à informer des débats de ce type en les nourrissant aux sources d’une pensée imaginative et rigoureuse. Elle témoigne aussi du fait que les nombreuses questions soulevées par le mouvement altermondialiste, mais aussi par le mouvement anti-guerre, au cours de ces dernières années, ont contribué à l’essor d’un marxisme vivant, dont la vocation est de répondre aux défis économiques, sociaux, politiques et écologiques de ce début du XXIe siècle.
Jean Batou
[1] Un article de David Harvey publié en français reprend quelques passages de ce livre sans s’y référer explicitement : « Le “Nouvel Impérialisme” : accumulation par expropriation », Actuel Marx, Vol. 1, n° 35, 2004, pp. 71-90.
[2] Voir notamment John Tirman, « The Twenty Years War », The Boston Globe, 1er août 2010 ; « Iraq’s Shocking Human Toll », The Nation, 2 février 2009 ; Iraq Body Count (www.iraqbodycount.org) ; Iraq Coalition Casuality Count (http://icasualties.org/).
[3] Joseph Stiglitz & Linda Bilmes, The Three Trillion Dollar War, New York, Norton & Co., 2008. Pour mémoire, la guerre du Vietnam aurait coûté 686 milliards de dollars (valeur 2009) (Julian E. Barnes, « Cost of Iraq War Will Surpass Vietnam by Year’s End », Los Angeles Times, 11 avril 2009).
[4] Selon le Financial Times, la consommation énergétique totale de la Chine vient de dépasser celle des États-Unis (20 juillet 2010).
[5] M. Hardt & T. Negri, Empire, Exils, Paris, 2000 ; P. Gowan, The Global Gamble. Washington’s Faustian Bid for World Dominance, Verso, Londres & New York, 1999.
[6] Giovanni Arrigi, The Long Twentieth Century, Verso, Londres & New York, 1994.
[7] Voir notamment D. Harvey, Spaces of Capital. Towards a Critical Geography, Routledge, New York, 2001, Part II, pp. 237-411. Deux chapitres de ce livre ont été traduits en français sous le titre Géographie de la domination, Les Prairies ordinaires, 2008.
[8] M. Rubel, « Karl Marx et le socialisme populiste russe », Revue socialiste, n° 11, mai 1947 (disponible en ligne : http://plusloin.org/plusloin/).
[9] J. L. Love, « Dependency Theories in Rumania Before 1945 », in J. Batou et T. David (sous la dir. de), Le Développement inégal de l’Europe, 1918-1939, Droz, Genève, 1998, p. 87.
[10] V. I. Lénine, L’Impérialisme stade suprême du capitalisme, in Œuvres, tome 22, Éditions Sociales, Paris, Éditions en langues étrangères, Moscou, 1960.
[11] E. Préobrajensky, La Nouvelle Economique (1925), EDI, Paris, 1968.
[12] « Symposium : On David Harvey’s “The New Imperialism” », Historical Materialism, Vol. 14, n° 4, 2006, pp. 3-166.
[13] E. Meiskins Wood, « Logics of Power », in « Symposium… », p. 13.
[14] En 1968, E. Mandel décrivait déjà l’actualité de l’« accumulation primitive » dans les pays du tiers-monde et expliquait pourquoi elle ne pouvait pas déboucher sur une accumulation élargie (« Accumulation primitive et Tiers-Monde », in Victor Fay (présenté par), En partant du « Capital », Anthropos, Paris, 1968, pp. 143-168).
[15] D. Harvey, « Comment on Commentaries », in « Symposium… », pp. 158-159.
[16] S. Ashman & A. Callinicos, « Capital Accumulation and the State System », in « Symposium… », p. 108.
[17] G. Arrighi, « Hegemony Unrevelling II », New Left Review, Vol. 2, N° 33, p. 115 ; B. Sutcliffe, « Imperialism Old and New », in « Symposium… », p. 69.
[18] Ibid., p. 70.
[19] Voir à ce propos l’excellent livre de D. Tanuro, L’Impossible Capitalisme vert, La Découverte, Paris, 2010.