AccueilNuméros des NCSNo. 18 - Automne 2017Le Québec n’est pas raciste, mais…

Le Québec n’est pas raciste, mais…

Conflictualités réelles et imaginaires sur la Côte-Nord

 Brieg Capitaine[1], 

Nouveaux Cahiers du socialisme, no. 18, automne 2017

Le Québec n’est pas raciste, mais au port de Sept-Îles, alors que les caisses de crabe sortent des cales des navires, les avis sont tranchés sur l’accès des Innus à la pêche commerciale : « ce sont des fainéants. Les Européens qui arrivent ont une vision folkloriste, ils ne veulent pas dire du mal d’eux. Ils accumulent les vices. Les hommes et les femmes… on ne voit plus la différence. Ils passent leur temps à bouffer, et le soir, ils regardent de la porno en buvant de la bière. À Natashquan, ils sont plus racistes que nous[2] ». La radicalité de ce discours n’est pas, bien entendu, chose commune au Québec. Mais, il n’en reste pas moins qu’il existe un racisme culturel, souvent systémique, comme en témoignent les inégalités entre les Autochtones et le reste des citoyens du Canada. Il prend aussi des formes symboliques lorsqu’il s’agit des représentations qui sous-tendent les politiques de reconnaissance des droits et de l’identité autochtones.

Le néoracisme

Depuis le nazisme, peu de personnes se réfèrent à une hiérarchie des « races » (selon un critère biologique) entendue comme principe explicatif des comportements sociaux. Du terme de race à celui de racisme, les sciences sociales ont cherché à marquer le caractère socialement construit de la race. Le racisme contemporain, ou « néoracisme », repose sur une autre logique qui ne serait non plus biologique mais culturelle. C’est, selon Balibar, un racisme « dont le thème n’est pas l’hérédité biologique, mais l’irréductibilité des différences culturelles ; un racisme qui, à première vue, ne postule pas la supériorité de certains groupes par rapport à d’autres, mais “seulement” la nocivité de l’effacement des frontières, l’incompatibilité des genres de vie et des traditions : ce qu’on a pu appeler à juste titre un racisme différentialiste[3] ». C’est là que le racisme envers les Innus s’inscrit, dans ce néoracisme en empruntant deux logiques : la différenciation et l’infériorisation.

La différenciation

La logique de différenciation est visible dans l’économie des Nord-Côtiers. L’accession des Innus à la pêche commerciale a changé les rapports, d’où les discours racistes comme on entend au port : « Sur 11 embauchés, y en a un qui est là pour réveiller ceux qui embarquent. Ceux qui embarquent jettent la bouette[4] avant d’arriver sur la base et après, ils disent, “Capt’ain, on n’a pas de bouette”, parce qu’ils savent qu’ils vont rentrer[5] ». Dans l’imaginaire raciste, le travail de pêcheur doit être conforme à des normes et des valeurs qui feraient cruellement défaut aux Innus, car « la pêche, ça n’a pas de sens pour eux ». Les Innus sont des « fainéants ». Ils menacent la culture nord-côtière en violant les principes qui régissent cette culture, tels que l’effort, le don de soi ou l’exigence, comme le note une fonctionnaire du ministère des Pêches et des Océans, qui estime que, pour les Innus, « c’est tout un changement pour eux autres de travailler régulièrement. Et puis, la discipline, se lever tôt, faire des longues journées, ce n’est pas évident[6] ».

La ségrégation

Dans la logique de différenciation, « le groupe racisé doit être tenu à l’écart, exclu, ségrégé et à la limite, expulsé, voire détruit[7] ». La ségrégation assure ainsi le respect des frontières et de l’ordre culturel. Pour un autre pêcheur de Natashquan, « vous avez de la chance de ne pas avoir d’Indiens chez vous [en France]. Pour la pêche, ils ont des millions de dollars alors qu’ils n’y connaissent rien. Ils n’ont jamais pêché à la cage ni au poisson de fond[8] ». Or cette pseudo-absence de tradition innue dans le domaine des pêcheries est un mythe, autant que l’inertie des individus considérés comme surdéterminés par leur héritage ancestral[9]. Le développement de la pêche, comme l’explique un pêcheur, « c’est une affaire de bureaucrates qui nous déshabillent pour habiller des fainéants[10] ». Il est intéressant de noter que les coupables ne sont pas les Innus qui seraient incapables de s’assimiler (puisqu’ils seraient fainéants par nature), mais l’État, dont les politiques volontaristes de discrimination positive et d’inclusion transgressent les frontières interethniques.

L’infériorisation

À la logique de différenciation s’ajoute une logique d’infériorisation qui « accorde au groupe racisé une place dans la société, mais à deux conditions : les membres de ce groupe doivent être situés au plus bas de l’échelle sociale, confinés dans le travail pénible. Ils doivent aussi être le moins visibles possible[11] ». L’enracinement des Innus dans une culture antimoderne légitime la présence des consultants allochtones, comme un d’entre eux nous l’explique : « Ils ne savent pas faire de business. Ils ont besoin de Blancs pour les aider. C’est nous qui gérons l’usine[12] ». En 2010, le revenu médian par personne de plus de quinze ans est de 15 097 dollars ($) pour Uashat et de 17 094 $ pour Mani-Utenam[13]. En comparaison, il est deux fois plus élevé à Sept-Îles puisqu’il atteint 33 339 $ par personne[14]. À Uashat, le taux de chômage est plus de trois fois supérieur qu’à Sept-Îles (21,4 % contre 6 % en 2010).

Racisme et nationalismes

On pourrait voir dans cette évolution la marque d’un certain nationalisme québécois dont le virage identitaire n’a fait que s’amplifier avec divers débats récents (dont celui sur le projet de charte des valeurs[15]). Cela serait toutefois réducteur. Le racisme, rappelle Balibar, « n’est pas une “expression” du nationalisme, mais un supplément de nationalisme, mieux : un supplément intérieur au nationalisme[16] ». Autrement dit, il n’y a pas de lien déterminant entre racisme et nationalisme. Comme le rappelle Michel Wieviorka, le racisme est « susceptible d’en surgir pour le prolonger, l’excéder et le transformer[17] ». Au sujet du nationalisme québécois, une aînée innue qui a vécu à Montréal au moment de la montée du Parti québécois (PQ) me racontait qu’elle fréquentait des militantes et des militants : « J’ai été très sensibilisée au niveau du PQ, parce que j’avais marié un Québécois […] Je me disais, c’est le fun le PQ, c’est un projet collectif, communautaire. Au moins, on va avoir notre place les Innus […] J’étais la seule Indienne parmi les Québécois et je sentais beaucoup de respect[18] ». Ce n’est donc pas dans le nationalisme québécois lui-même qu’il faut chercher les causes de la banalisation de ce racisme différentialiste, mais plutôt dans les phénomènes qui conduisent à une transformation, non seulement du nationalisme québécois, mais aussi du nationalisme autochtone.

Du multiculturalisme…

L’adoption de la politique multiculturelle canadienne afin de contrer la montée des revendications des minorités ethniques, des Québécois et des peuples autochtones, a eu un effet important dans la banalisation de ce racisme différentialiste. En effet, la cohésion du concept de « nation fédérale », qui repose sur l’équivalence des identités culturelles des individus, conduit à reléguer au rang d’archaïsme les identités nationales québécoise et autochtone. En 1973, considérant le problème que pose la multiplication des revendications territoriales, le Canada décida de se doter d’une politique des revendications territoriales qui constitue une « méthode de règlement des revendications des Autochtones[19] ». Celle-ci explicite le cadre de négociation à l’intérieur duquel désormais, les peuples autochtones devront formuler leurs revendications. L’approche privilégiée est alors de constituer des « silos » matérialisés dans la Loi constitutionnelle de 1982. En instituant la preuve et la rationalité dans des revendications culturelles, le gouvernement se saisit de l’identité autochtone et en fait une substance.

… Au négationnisme

Si le racisme culturel s’est banalisé avec les politiques de reconnaissance, l’approche culturaliste des droits nourrit une forme de négationnisme autour de nouveaux arguments visant à nier la primauté des Innus. L’entente-cadre en 2000, puis celle de 2004 entre les gouvernements et les Innus, a été dénoncée par des associations comme La fondation d’équité du Saguenay ou encore L’association pour le droit des Blancs et les Pionniers sept-îliens à Sept-Îles. Ces groupes veulent déconstruire les arguments sur lesquels reposent les revendications, c’est-à-dire l’essentialisme culturel, même s’ils ont simultanément recours à ces mêmes arguments pour légitimer leur demande. Pour ses détracteurs, la nation innue a disparu, puisque ses membres se sont métissés[20]. Les revendications des Innus n’ont aucun fondement juridique dans la mesure où ces soi-disant ayants droit ne sont pas des descendants génétiquement « purs » de ceux auxquels la Constitution reconnaît des droits[21].

Conclusion

Par un « effet de rétorsion », le racisme différentialiste s’est nourri de l’argumentaire de l’anthropologie culturelle se portant à la défense de la diversité des cultures contre l’uniformisation et l’individualisme. L’éloge de la différence et de son maintien, comme nous l’avons vu dans le cas de Sept-Îles, légitime des logiques de différenciation, de ségrégation et d’infériorisation, celles-là mêmes que proposait de combattre l’antiracisme. En réalité, l’antiracisme n’a pas encore pris la mesure de ce néoracisme extrêmement difficile à combattre. Par exemple, certains acteurs ont cherché à briser les frontières des différences culturelles en mettant en évidence les fondements autochtones de l’identité québécoise. Cet éloge du métissage comme antiracisme vient toutefois conforter la thèse des négationnistes qui eux aussi ont recours à l’idée de métissage pour délégitimer les luttes politiques autochtones. Le droit des peuples à défendre leur identité, aujourd’hui véritable idée reçue, rend difficilement identifiable, et presque banal, le racisme culturel dont les promoteurs, condamnés hier, apparaissent aujourd’hui légitimes.

NOTES

 

[1] Professeur à l’École d’études sociologiques et anthropologiques de l’Université d’Ottawa. Ce texte est bâti sur une étude ethnographique réalisée sur la Côte-Nord en 2006. Des échanges récents réalisés avec certaines personnes ayant participé à l’étude démontrent que la situation n’a pas beaucoup changé en dix ans.

[2] Entrevue, 23 octobre 2006.

[3] Étienne Balibar et Immanuel Wallerstein, Race, nation, classe. Les identités ambigües, Paris, La Découverte, 1997.

[4] La bouette (ou boëte) est de l’appât qu’on met dans les cages afin d’attirer les crabes, les homards ou les coquillages à l’intérieur. Ce mot employé au Québec est d’origine bretonne.

[5] Entrevue, 5 octobre 2006.

[6] Note de service, Pêches et Océans Canada, 5 février 2005.

[7] Michel Wieviorka, « Nationalisme et racisme », Cahiers de recherche sociologique, n° 20, 1993, p. 159-181.

[8] Entrevue, 14 mars 2005.

[9] Paul Charest, « La chasse au loup-marin à Essipit et aux Escoumins », Recherches amérindiennes au Québec, vol. 33, n° 1, 2003.

[10] Entrevue, 14 mars 2005.

[11] Wieviorka, op. cit., p. 169.

[12] Entrevue, 5 juin 2005.

[13] Uashat et Mani-Utenam sont deux communautés innues situées dans le voisinage de Sept-Îles. (NdE)

[14] Statistiques Canada, Profil de l’Enquête nationale sur les ménages, 2011, <www12.statcan.gc.ca/nhs-enm/2011/dp-pd/prof/index.cfm?Lang=F>.

[15] Denise Helly, « L’Islam, épouvantail électoraliste péquiste », Diversité canadienne, vol. 10, n° 2, 2013.

[16] Balibar et Wallerstein, op. cit.

[17] Wieviorka, op. cit., p. 165.

[18] Ainée innue, Uashat, entrevue 16 mai 2006.

[19] En toute justice. Une politique des revendications des Autochtones, Ottawa, Ministère des Affaires indiennes et du Nord canadien, 1981, p. 11.

[20] Russel Bouchard et al., Le pays trahi, Chicoutimi, La Société du 14 juillet, 2001.

[21] Cette tendance ne se limite pas seulement au Québec. Tom Flanagan, ancien conseiller de Stephen Harper, réfute l’existence même de peuples autochtones au Canada. Tom Flanagan, Premières nations ? Seconds regards, Sillery, Septentrion, 2002.

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