Dominations et résistances1
Claude Couture
Il a été beaucoup question au Québec, ces dernières années, de république, de laïcité, de neutralité religieuse dans l’espace public. Le débat se déroule, comme d’habitude, sans référence à une dimension fondamentale de l’histoire, soit la relation de domination établie à l’origine entre la population canadienne-française et l’Empire britannique. Cette amnésie nous empêche de comprendre des pans entiers de l’histoire nationale, mais également de faire le vide sur la tradition de résistance qui n’a cessé contre cet Empire, non seulement au Canada, mais dans l’Empire britannique dans sa totalité, en Irlande par exemple.
Bref retour sur l’histoire
L’Empire britannique s’est construit au fil de plusieurs décennies durant lesquelles un vaste dispositif de domination a été érigé, y compris dans le domaine de la culture. Au cours de la période allant de 1707 à 1783, la Grande-Bretagne est d’abord un Empire interne2, où se construit progressivement une identité britannique3. À cette époque, le processus impérial s’effectue comme une opération militaire et commerciale, comportant une dimension religieuse. Dans une seconde phase, de 1783 à 1815, l’Empire proprement dit émerge après l’indépendance des États-Unis et la victoire de l’Angleterre dans les guerres napoléoniennes (1815). C’est là que l’Empire innove en adoptant des formes flexibles de domination, en agissant par le biais de groupes privés comme la Compagnie des Indes orientales. De cette période date un vaste sentiment de supériorité culturelle, voire même raciale4, chez les Britanniques, y compris parmi les classes populaires.
La troisième période, de 1815 à 1857, est caractérisée par l’acquisition stratégique de nouveaux territoires, notamment Hong Kong et Singapour, ainsi que quelques ports isolés en Afrique. Mais l’événement clé de cette période est l’asservissement économique de la Chine à travers les guerres de l’Opium. La période se termine par le désastre de la guerre d’indépendance de l’Inde en 1857 e . Au cours de la quatrième période, qui s’étend de 1857 aux années 1960, l’impérialisme devient libéral sous l’influence de James et de John Stuart Mills.C’est l’époque de l’expansion en Afrique continentale, des investissements massifs en Amérique du Sud et au Canada, de la féodalisation de l’Égypte, techniquement sous contrôle de l’Empire ottoman, mais en pratique possédée par les Britanniques et les Français. Le couronnement de la reine Victoria marque le point culminant de l’Empire. Jusqu’au tournant du XXsiècle, l’Empire s’étale sur 25 millions de kilomètres carrés, comprenant un quart de la population mondiale : il est totalement hégémonique sur le plan international. Cependant après la Première Guerre mondiale, le déclin s’amorce et il s’accélèrera jusqu’au crash suivant la Deuxième Guerre mondiale. Durant cette période, l’Empire tente de freiner sa chute. Il effectue de grandes manœuvres pour affaiblir ses adversaires indépendantistes, ce qui conduira notamment à la partition de la colonie indienne en deux entités hostiles, l’Inde et le Pakistan. En Afrique, des efforts sont consentis pour forcer les pays nouvellement indépendants à garder des liens privilégiés avec la Grande-Bretagne. Entretemps, en Angleterre même, des manifestations racistes sont déclenchées contre les travailleurs immigrants en provenance d’Asie et d’Afrique.
Le Canada et l’Empire
L’établissement de la colonie britannique sur le territoire du Canada après la victoire militaire sur la France (1759) s’inscrit dans le prolongement de cette extension mondiale de l’Empire. Au début, il s’agit de sécuriser le territoire en créant un dispositif de contrôle sur la population d’origine française. Après l’échec de l’insurrection des Patriotes (1837-38), l’Empire s’engage dans une opération d’institutionnalisation de son hégémonie, ce qui mène à l’établissement du « Dominion » en 1867. Ce nouvel État préserve les liens avec l’Empire dont le Canada devient un supplétif, notamment dans les guerres coloniales en Afrique. Une « union inégale » (selon l’expression de l’historien Stanley Ryerson ) est imposée entre le Bas-Canada et le Haut-Canada, dans le contexte d’un État fédéral hypertrophié et de politiques carrément orientées vers l’assimilation des Canadiens-français hors Québec.
Coincés dans ce dispositif, les Canadiens-français manifestent leur opposition à une conception de l’Empire marquée par une profonde tendance à l’uniformisation culturelle, religieuse et linguistique. Au début du vingtième siècle, Henri Bourassa et Olivar Asselin plaident pour une politique authentiquement canadienne, en rupture avec la politique britannique. L’une des conséquences importantes de la participation canadienne à l’Empire, selon Bourassa, est la division du Canada qui pourrait entraîner l’annexion aux États-Unis.
Plus tard dans le vingtième siècle, l’Empire organisera une vaste émigration des populations anglaises et écossaises. Venus au Canada en grand nombre, les Écossais définissent leur nationalisme libéral dans l’Empire où ils se trouvent à égalité avec les Anglais, une situation fort différente de leur situation beaucoup plus marginale en Grande-Bretagne même. De cela émerge un fort bloc hostile aux propositions de Bourassa concernant le biculturalisme et le bilinguisme qui feraient de la société canadienne un espace où la langue et la culture ne sont pas rigidement rivées l’une à l’autre. Pour plusieurs Canadiens britanniques dans les années 1920 et 1930, le paradigme impérial domine, caractérisé par une certitude largement partagée de supériorité culturelle, religieuse et linguistique.
Ce phénomène prend des formes extrêmes dans diverses régions du pays. Les activités du Ku Klux Klan (KKK)en Saskatchewan dans les années 1920 expriment justement, de façon radicale, l’attachement impérial de nombreux Canadiens britanniques et, notamment, leur appui à une politique d’uniformisation linguistique,. Bien qu’excessives, ces activités du KKK expriment l’opinion d’une majorité de Canadiens britanniques et leur attachement à une société protestante, uniquement de langue anglaise, florissant dans un empire dont personne ne prévoit la fin dans les années 1920 et 1930.
L’héritage
Essentiellement, l’histoire du Canada français et du Québec francophone est traversée par cette dimension fondamentale de résistance à l’uniformisation impériale, sans que cela n’ait empêché les Canadiens-français, par exemple, de s’insérer dans un espace-monde capitaliste, notamment à titre d’ouvriers, dès le dix-neuvième siècle. En fait cette résistance s’exprime souvent par la montée des luttes ouvrières contre des capitalistes britanniques, notamment entre 1840 et 1940. Paradoxe de la situation actuelle, le projet d’uniformisation culturelle de l’espace public au nom de la laïcité pourrait être, dans un sens, une trahison de cette dimension fondamentale de notre passé. Un modèle de laïcité peut aussi être celui d’une absence totale de contraintes visant des symboles religieux ou non religieux dans l’espace public, à la condition que la cohabitation de ces différentes formes d’expression se fasse dans l’harmonie et le respect, ce que le Québec, en un sens, a dans l’ensemble presque toujours pratiqué.
1 Ce texte est issu d’une présentation faite à l’université populaire des NCS en août 2013.
2 John Robertson, A Union for Empire: Political Thought and the British Union of 1707, Cambridge, Cambridge University Press, 2006.
3 Linda Colley, Britons: Forging the Nation 1707-1837, New Haven, Yale University Press, 2009.
4 Catherine Hall, Civilising Subjects. Metropolis and Colony in the English Imagination 1830-1867, Cambridge, Polity, 2002.
e Une grande révolte dans le nord de l’Inde met à mal l’Empire. La répression est terrible (un million de morts), mais c’est le début de la fin pour l’Empire. Quelques années plus tard émerge le grand mouvement d’indépendance nationale (Azadi) auquel la figure de Gandhi est associée.
Stanley B. Ryerson, Unequal Union. Confederation and the Roots of Conflict in Canada 1815-1873, Toronto, Progress Books, 1973.
, James Pitsula, Keeping Canada British. The Ku Klux Klan in 1920s Saskatchewan, Vancouver, UBC Press, 2013.