Pierre Mouterde
Au terme de la campagne électorale du printemps 2014, les questions restent nombreuses pour les partisanes et les partisans de Québec solidaire (QS). Au-delà d’une progression modeste au niveau des suffrages, on peut craindre que QS reste un parti à la marge, juste bon à épicer les débats publics et à avancer quelques idées généreuses, une sorte de « sel de la terre » inoffensif. Quelles sont les options pour éviter cette « douce » marginalisation ? Certains diront que pour avancer, il faut devenir un peu comme tout le monde, c’est-à-dire social-libéral , ce qui veut revient à dire qu’il faut s’en tenir à promouvoir des réformes réalisables dans le contexte du capitalisme nord-américain. Entre ce réalisme frileux et la chimère d’un « grand soir » pensé pour demain, est-ce qu’il y a une autre voie ? Je pense que oui. QS peut continuer à explorer d’autres voies en tenant audacieusement le drapeau d’une société soucieuse de justice sociale, féministe, indépendantiste, altermondialiste et écologiste. On pourrait appeler cela la voie de la rupture démocratique.
Le solide édifice des dominants
On ne peut que constater, si l’on regarde la réalité en pleine face, l’existence d’une hégémonie néolibérale grandissante à l’échelle du monde et évidemment à l’échelle du Québec et du Canada. Toutefois, celle-ci ne se déploie pas sans crises ni secousses. Elle suscite d’importantes réactions collectives, certes conjoncturelles ou éphémères, mais disposant d’une assise de masse indéniable (pensons au mouvement des indignés en Europe, ou au « printemps érable » au Québec ou encore au « printemps arabe »). Malgré cela, l’édifice des dominants demeure en place. Les mobilisations ne parviennent pas à trouver des débouchés politiques durables, ni à accroître non plus leur influence de manière significative. Le système demeure étanche, en partie à cause d’un profond déficit démocratique qui empêche un véritable exercice démocratique, en partie parce que pèsent encore dans l’inconscient collectif de monumentaux échecs associés au communisme, à la social-démocratie et au nationalisme populaire de la période précédente. En somme, la situation objective n’est guère favorable à des politiques de ruptures et de transformations structurelles.
La bataille de l’hégémonie
En observant cette situation, on peut conclure que les idées actuelles de QS ne seront pas facilement adoptées, du moins à court terme, par une majorité de la population. Reste donc à entreprendre une longue bataille contre l’hégémonie néolibérale, à tous les niveaux, et en particulier en termes idéologiques et culturels. Gagner l’hégémonie, comme nous le rappelle Gramsci, ce n’est pas simplement disposer de la puissance de l’appareil d’État militaire ou policier, mais c’est surtout gagner la bataille du consentement, la bataille des idées et des arguments pour faire partager largement sa vision du monde et s’arranger pour qu’elle devienne celle de tous et de toutes. Il s’agit donc de mener la lutte partout, car partout il y a des espaces démocratiques à élargir ou à approfondir, des contre-pouvoirs à constituer. Partout, il y a ce qu’on pourrait appeler, en actualisant Gramsci, un mouvement ascendant de contre-hégémonie à relancer, puis à renforcer et à faire croître.
Penser d’un cycle à l’autre
Si la tâche s’avère formidable, c’est parce que le monde n’est plus celui qu’il était au moment de l’essor des mouvements anticapitalistes, au début du vingtième siècle. À la fin des années 1980 en effet, notre monde est sorti d’un cycle de luttes sociopolitiques qui, selon ImmanuelWallerstein1, s’est déployé sur une longue période qui commence avec les grandes révolutions démocratiques des années 1850 et qui va jusqu’aux tentatives de construire des sociétés non capitalistes dans le vingtième siècle. C’est ce monde qui s’est brutalement effondré en 1989 avec la dislocation de l’URSS, puis la disparition des pays dits socialistes, entraînant dans son sillage une formidable crise des alternatives sociopolitiques autour desquelles s’étaient cristallisées les oppositions au capitalisme. Par conséquent, on peut penser qu’une nouvelle génération de mouvements pourra « renaître », sur la base d’un nouveau cycle historique ayant sa propre dynamique. C’est en tout cas ce que suggère le sociologue et marxiste critique Alberto Toscano2 qui évoque, pour les mouvements anticapitalistes, l’hypothèse d’une longue transition. Qu’est-ce que cela veut dire ? D’emblée, il apparaît clair qu’on ne peut pas se contenter de voir les choses selon l’angle de quelques élections à venir, d’autant plus que dans l’état actuel des choses la démocratie est verrouillée, ce qui signifie que d’immenses majorités n’ont aucune prise sur leur destin, qu’elles sont privées de voix et de moyens pour se faire entendre et reconnaître. D’autre part, en raison de la situation de crise globale dans laquelle nous plonge le système, notamment au niveau des dégâts environnementaux menaçant l’avenir de la planète elle-même, il faut être conscient qu’on ne pourra « réparer » cette situation rapidement.
Il faut par conséquent trouver les moyens de faire évoluer les rapports de force de manière à être en meilleure position pour aller plus loin. Et la seule manière d’y arriver, c’est de participer à un nouvel essor des mobilisations sociales, des capacités de luttes, des pouvoirs d’affirmation des secteurs populaires, des classes dites moyennes, de ces 99 % de la population dont les intérêts ne sont pas pris en compte par les dynamiques néolibérales contemporaines. En somme, il reste à participer à la reconstruction d’une communauté d’intérêts, d’un vaste camp (celui de la majorité, des gens d’en bas), en favorisant partout où c’est possible l’unité la plus large contre le néolibéralisme et les liens « populistes » et incestueux qui ont fini par unir certains secteurs populaires aux élites au pouvoir.
Comment faire cela ? Il s’agit de ne plus opposer ce que l’on a tendance à voir de manière contradictoire : l’exercice du pouvoir au quotidien d’un côté, et de l’autre la prise de pouvoir; ou alors d’un côté « la période avant l’arrivée au gouvernement », et de l’autre « la période qui lui succèdera ». Penser la transition, c’est unir tous ces éléments dans une stratégie d’ensemble, en travaillant à la rupture démocratique, mais dans le long terme, en sachant qu’il y a des seuils, des sauts qualitatifs, des « bonds de tigre » où les choses brusquement s’accélèrent (notamment lors de l’arrivée au gouvernement, mais pas seulement, lors de crises sociales aussi), et auxquels il faut se préparer pour se trouver par la suite en meilleure position pour réaliser les objectifs qu’on s’est donnés dans la longue durée.
Les options
Parti de gauche pluriel, parti « post chute du mur de Berlin », QS a connu au point de départ une approche plus pragmatique qu’idéologique, marquée par la militance de ses fondatrices et de ses fondateurs et le faisant osciller entre des aspirations contradictoires. On y retrouve ainsi des volontés féministes, altermondialistes, écologistes, indépendantistes, des aspirations à la justice sociale et à la démocratie participative, appelant des transformations structurelles majeures et heurtant de plein fouet le fonctionnement de la société capitaliste néolibérale du Québec. Mais on y retrouve également un programme économique passablement indéterminé, une absence de référence à l’idéal socialiste, des pratiques d’abord électoralistes, un mode de fonctionnement hérité des traditions syndicales, et une propension à privilégier une logique communicationnelle. Jusqu’à présent, cependant, QS reste un parti ouvert et pluriel, un parti-processus, dont les grandes orientations sont loin d’être encore totalement définies, pouvant dériver dans un sens ou dans un autre, y compris dans la direction du social-libéralisme.
En s’inscrivant dans la démarche de la rupture démocratique?, que pourrait-on dans cette situation proposer comme points de repère éclairants
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Penser la politique de QS comme art de la stratégie, permettant de transiter vers plus de pouvoirs collectifs réappropriés, et en dernière instance, vers la constitution d’un double pouvoir en marche.
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Faire de la question de l’indépendance une question centrale autour de laquelle se bâtit la vision d’une société alternative.
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Être un parti-mouvement, le parti des urnes et la rue, en participant activement à la reconstitution du « nous » (le camp des 99 %). Car un gouvernement QS est impensable sans la présence d’un camp du changement beaucoup plus ample et déterminé, entraîné dans un mouvement ascendant exprimant une volonté collective d’aller vers des transformations sociales (comme ce fut le cas, d’une certaine manière, lors de la Révolution dite tranquille). D’où la nécessité de travailler à la base avec le mouvement social.
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Établir des relations avec d’autres forces sociales et politiques, notamment avec les Autochtones, mais aussi avec les autres peuples des Amériques, de manière à ne pas concevoir la lutte à l’indépendance comme un repli sur soi, mais au contraire comme la prémisse de nouvelles alliances et solidarités.
À l’heure de la régulation néolibérale, le projet social-démocrate, consistant en des réformes majeures au sein du capitalisme, ne trouve plus aucun allié du côté des élites dominantes ainsi que le voulait sa stratégie implicite. D’où son « ratatinement » et sa transformation progressive en « social-libéralisme » (le néolibéralisme + un vague volet social), l’empêchant aujourd’hui de vouloir ne serait-ce que réformer timidement le capitalisme ! Voir comme exemples les mutations du PQ et du NPD.
1 Immanuel Wallerstein, Samir Amin, Giovanni Arrighi et André Gunter Frank, Le grand tumulte ? Les mouvements sociaux dans l’économie monde, Paris, La Découverte, 1991.
2 Alberto Toscano, « Transition et tragédie », Période, 10 avril 2014, <http://revueperiode.net/transition-et-tragedie/>.
? Pour de plus amples explications sur ce terme : Pierre Mouterde, Repenser l’action politique de gauche, essai sur l’éthique, la politique et l’histoire, Montréal, Écosociété, 2005, p. 111-133; La gauche en temps de crise, contre-stratégies pour demain, Montréal, Liber, 2011, p. 78-114.