La lutte contre les violences envers les femmes a récemment connu un regain de popularité. La vogue du mot clic #AgressionNonDénoncée le prouve. Les tactiques utilisées dans le mouvement étudiant radical depuis 2012 ont aussi créé de grands débats publics et des critiques antiféministes virulentes, certains criant à la « chasse aux sorcières » et à la diffamation. Quatre-vingt-deux pour cent des personnes victimes sont des femmes(2) et des agressions sont commises dans des relations de personnes de même sexe(3). Dans ce texte, le féminin sera utilisé pour parler des personnes ayant vécu une agression sexuelle(4).
Bref retour en arrière
Les féministes radicales dénoncent l’invisibilisation des agressions sexuelles. Derrière un féminisme de façade des organisations, les demandes de reconnaissance ont été niées ou secondarisées, et les féministes ont été accusées de diviser le mouvement. Ainsi, des initiatives à la suite d’agressions sexuelles à l’Université du Québec à Montréal (UQAM), il y en a depuis les années 1970 : des groupes de conscientisation, des dénonciations publiques, la Brigade rose, des actions de perturbation, etc.(5) Cependant, les rapports de pouvoir au sein des structures isolent les femmes et la culture du silence entoure les agressions sexuelles. En 2012, après une grève étudiante faisant appel à une unité effaçant les critiques féministes, des lettres de dénonciation ont fusé. Face à l’urgence de la situation, des féministes radicales se sont organisées en non-mixité pour appuyer les dénonciations, pour riposter aux réticences et pour s’attaquer à l’impunité des agresseurs. Les associations n’ont collaboré que plus tard. Une génération familière avec le Web utilise ce moyen pour rechercher et répandre de l’information. Par conséquent, ces dénonciations étaient diffusées le plus souvent sous la forme de lettres anonymes, sur des pages Facebook comme Alerta Feminista.
Par ailleurs, certains agresseurs continuent de s’impliquer dans divers milieux, avec ou sans l’accord de la personne survivante. Le tract Nos corps valent plus que votre confort ! Agresseurs dehors ! produit par des femmes anonymes lors de la mobilisation du printemps 2015 le décrie : « Contribuer à la culture du silence et continuer de s’organiser avec les agresseurs-es participe à l’exclusion des survivantes et à la non-sécurité de toutes les femmes dans les espaces militants et autres ». La position de pouvoir et le capital de sympathie de l’agresseur ne le protégeaient pas toujours. Un homme élu sur l’exécutif de l’Association facultaire des sciences humaines (AFESH), grand défenseur des principes féministes derrière un micro, était en fait un agresseur récidiviste; il a été exclu. Le combat continue.
La culture du viol
La violence envers les femmes et la peur de la subir permettent de maintenir les rapports sociaux de sexe inégaux et le contrôle des hommes, entraînant des conséquences directes sur les femmes, dont la perte de confiance et l’érosion du sentiment de sécurité. Elles permettent aussi de les contraindre physiquement et de nuire au développement de relations d’intimité(6) . Pour les militantes, peuvent s’ajouter la réticence à lutter, la crainte d’accusations et le sentiment de trahison par son milieu qui se dit proféministe. Les dénonciations sont davantage prises au sérieux lorsque les violences sont révélées par des marques visibles.
De plus, dans notre société, la violence est érotisée et banalisée. Pourtant les agressions sexuelles ne sont pas le produit de pathologies, de pulsions sexuelles incontrôlables ou d’une provocation : c’est une prise de contrôle. Les violences sexuelles s’inscrivent sur un continuum des violences qui comprend une multitude d’actes quotidiens qui banalisent les agressions sexuelles, du harcèlement de rue aux « blagues » de viol(7) .
En effet, nous vivons dans une culture du viol, où les agressions à caractère sexuel sont excusées, banalisées ou même tolérées (car un fait de la nature), et où l’on blâme les victimes. Les femmes devraient apprendre à se protéger des agressions, plutôt que les hommes à ne pas agresser. Il existerait de prétendues « zones grises » et ambiguïtés dans le consentement sexuel. Pourtant, des études démontrent que les hommes sont tout à fait aptes à comprendre les « non » indirects en contexte non sexualisé(8) , comme lors d’un refus de manger un muffin. La culture du viol est accompagnée d’une culture du silence, par laquelle les victimes se taisent pour éviter les représailles. Il faut questionner les notions mêmes de la masculinité et de son érotisme(9) . Le pouvoir des femmes en tant que sujets agissants, capables de désirs, doit être revendiqué. Elles ne sont ni des conquêtes ni des jouets et peuvent refuser des rapports sexuels.
Comment résister ?
Depuis 2012, des réseaux féministes ont permis de stimuler la réflexion. Entre elles, les étudiantes ont acquis plus de flexibilité en n’étant pas redevables devant les assemblées générales (assemblées qui incluent des personnes opposées à leurs actions de même que des agresseurs). Les tactiques utilisées couvrent un large éventail : journées de réflexion, lettres et rumeurs de dénonciation, adoption de mandats d’assemblée générale et visibilité (affiches, textes, présence physique de féministes). Ainsi, de plus en plus de demandes de survivantes d’agression sexuelle ont pu être honorées. Les collectifs ont questionné la pratique du consentement dans une société patriarcale traversée par une multitude de systèmes d’oppression et dans des milieux où on consomme beaucoup d’alcool. Aujourd’hui, il s’agit d’agir suite aux agressions et d’empêcher que d’autres se produisent, donc de changer les normes.
L’appel aux « voies officielles » comme la police ou le Bureau d’intervention et de prévention en matière de harcèlement de l’UQAM est considéré comme la réponse légitime, mais justice est rarement rendue. À l’UQAM, sur 112 plaintes reçues pour harcèlement sexuel ou psychologique en 2012-2013, seulement deux ont été considérées comme fondées(10) , et les conséquences sont mineures : avertissement, congé d’enseignement d’un an ou rien(11) . Entre temps, les policiers font preuve de violence sexiste, en jugeant les comportements des agressées. L’établissement de mécanismes internes pour gérer elles-mêmes les dynamiques oppressantes a donc été l’option choisie.
La justice transformatrice vise une prise de conscience de la part des agresseurs, un changement profond de leurs rapports à la sexualité et aux autres et, ainsi, de leurs comportements, avec un suivi personnalisé sur le long terme(12) . Elle est utilisée avec plusieurs agresseurs ; il ne faut cependant pas obliger ni instrumentaliser la justice transformatrice et les survivantes qui ne voudront pas n’ont pas à s’en justifier. Ainsi, l’exclusion temporaire ou permanente est une option viable, que ceci concerne des réunions, des événements, des espaces de vie ou des groupes (militants ou non), car l’inclusion de l’agresseur exclut généralement des survivantes. Aussi, des résultats immédiats sont espérés – entre autres pour notre sécurité – mais seul un travail à long terme permet une transformation sociétale.
Les survivantes ont également un comité les soutenant dans leur processus de guérison. Le travail de care devient alors un travail de résistance à l’indifférence aux oppressions. Le militantisme est crucial pour de nombreuses femmes afin de pouvoir reprendre du pouvoir sur leur vie et dans leur milieu.
Par ailleurs, des hommes peuvent agir en alliés, en commençant par ne pas agresser. Le consentement est un processus continu durant toute relation. Un refus n’est pas une insulte. Lutter contre la culture du viol, c’est aussi modifier ses propres pratiques sexuelles et érotiser le respect continu lors du rapport sexuel(13).
Que fait l’AFESH ?
Le travail de collectifs a ainsi forcé des groupes plus institutionnels à se positionner. C’est précisément ce qui s’est passé avec l’AFESH, car son inaction a été une proche parente de la culture du silence; mais depuis l’automne 2014, l’AFESH a une motion d’appui aux survivantes et aux dénonciations qui permet d’assurer une responsabilisation collective. Par la suite, le dépassement de cette déclaration de principes a été atteint lors de la modification de politiques et lors du choix de la campagne annuelle 2015-2016 d’y inscrire la lutte à la culture du viol.
Les premiers gestes concrets ont été posés à l’automne 2014 avec la diffusion d’une action de pose d’autocollants de la Politique 16 sur le harcèlement sexuel sur des portes de professeurs-es(14) et la publication d’un communiqué de presse. Depuis, des textes sont publiés afin de conscientiser, surtout lors des « red zones », la période des premières semaines scolaires où sont commises la majorité des agressions sexuelles(15) . Une première affiche diffusée dans les médias sociaux a été distribuée dans 17 écoles et 7 organismes communautaires dans 10 villes et 3 pays, en 24 heures. L’accès aux ressources est politique et l’enveloppe de 2 000 dollars dépensée en un an a donc été reconduite à nouveau cette année. Depuis l’été 2015, les collectifs comprenant une personne agresseuse peuvent être privés de leur financement à la demande des survivantes et des survivants.
La bonne volonté ne suffit pas, il faut une transformation de notre rapport aux agressions culturelles sexuelles, et ce ne sera possible que par la lutte sur le terrain. Le défi aujourd’hui est d’assurer ces changements sur le long terme. De nouvelles revendications émergent, telle celle du Centre des femmes de l’UQAM pour la création d’un centre d’aide et de lutte contre les agressions à caractère sexuel (CALAC) dans les murs de l’UQAM.
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(1) AFESH : Association facultaire étudiante des sciences humaines.
(2) Ministère de la Sécurité publique, Direction de la prévention et de la lutte contre la criminalité, Les agressions sexuelles au Québec. Statistiques 2004, Sainte-Foy, 2006.
(3) Voir : <www.solidaritelesbienne.qc.ca/information/violence-conjugale/articles/les-lesbiennes-aussi-tombent-dans-les-bleus>.
(4) Ressource d’aide: <www.rqcalacs.qc.ca/>.
(5) Anonym@s, « UQAM champ de bataille. Histoire (incomplète) des actions féministes sur le campus », Françoise Stéréo, n° 3, 8 mars 2015.
(6) Jamal Hamner, « Violence et contrôle social des femmes », Nouvelles questions féministes, n° 1, 1977, p. 68-88.
(7) Liz Kelly, Surviving Sexual Violence, Cambridge (GB), Polity Press, 1988.
(8) Celia Kitzinger et Hannah Frith, « Just say no ? The use of conversation analysis in developing a feminist perspective on sexual refusal », Discourse and Society, vol. 10, n° 3, 1999, p. 293-316.
(9) Michael Kimmel, « Men, masculinity, and the rape culture », dans Emilie Buchwald, Pamela R. Fletcher et Martha Roth (dir.), Transforming a Rape Culture (édition révisée), Minneapolis (MN), Milkweed Editions, 2005, p. 139-157.
(10) Voir : SETUE, « Quand l’UQAM joue le jeu de la vendetta envers celles qui dénoncent », 1er octobre 2015, <http://setue.net/communique-de-presse-quand-luqam-joue-le-jeu-de-la-vendetta-envers-celles-qui-denoncent/>.
(11) Rima Elkouri, « Désolé pour votre agression… (bis) », La Presse, 22 septembre 2015.
(12) Voir : Ching-In Chen, Jai Dulani, Leah Lakshmi Piepzna-Samarasinha (dir.), Revolution Start at Home, Brooklyn (NY), South End Press, 2011; Ruth Morris, Stories of Transformative Justice, Toronto, Canadian Scholars Press, 2000.