« (…)l’ambigüité de la gauche sur l’État, loin d’être une « défaillance » ou une « tare », a été et reste un reflet des luttes de classes et du mouvement social « réellement existant », face à l’amplitude et aux contradictions de ces luttes justement. Sur la durée, dans le « temps long », les socialistes doivent faire deux choses en même temps, lutter contre l’État et lutter dans l’État. »
Pierre Beaudet
La gauche et l’État: explorations, bifurcations, dépassements-Format PDF
Depuis toujours, les mouvements socialistes ont entretenu une sorte d’ « ambigüité » sur la question de l’État. Pour la gauche, la lutte contre le capitalisme est souvent présentée comme une lutte « contre l’État », un État vu comme l’ « outil des classes dominantes ». L’avènement d’une société post-capitaliste doit ouvrir la porte, après le renversement de cet État des dominants, à une société « sans État », à plus ou moins longue échéance. L’objectif n’est donc pas de substituer une domination étatique par une autre. Éventuellement affirme Marx,
À la place de l’ancienne société bourgeoise, avec ses classes et ses antagonismes de classes, surgit une association où le libre développement de chacun est la condition du libre développement de tous[1].
Les socialistes doivent alors « accélérer » cette transition par une lutte sans compromis contre le dispositif capitaliste qui inclut l’État. Certes, des batailles « partielles » peuvent et doivent être menées pour marquer des gains et améliorer la vie des classes populaires, mais l’objectif « final » ne doit pas être perdu de vu, car sans cela, le mouvement social être coopté par le système capitaliste.
Mais peu à peu apparaît une deuxième perspective, qui appartient également à la tradition socialiste. Pour celle-ci, l’enjeu est moins la destruction de l’État que sa « transformation » ou sa « reconversion, en le mettant « au service » des dominés. La destruction de l’État, comme des classes sociales qui en sont la base, reste un objectif vague et lointain, relativement peu pertinent pour la lutte immédiate. Éventuellement, la destruction espérée en question peut-être contre-productive dans la mesure où elle nécessite une véritable guerre civile avec tout ce que cela comporte de chaos. Il devient alors plus « réaliste » de procéder « à petits pas, d’imposer des réformes partielles et de donner « du temps au temps », jusqu’à ce que le capitalisme meurt de sa belle mort pour laisser la place à une nouvelle société qui aura été, grâce aux réformes et aux mouvements socialistes, longuement préparée.
Globalement, cette « oscillation a « habité la grande majorité de la «famille » socialiste, aussi bien ses courants radicaux que ses courants réformistes. Pendant longtemps, la grande majorité des mouvements de gauche, aussi bien ceux qui voulaient détruire l’État que ceux qui voulaient le transformer, se sont globalement retrouvés ensemble dans de vastes coalitions de gauche[2]. Mais au tournant du vingtième siècle, deux grands courants ont émergé et sont devenus relativement hostiles l’un à l’autre, la « social-démocratie » d’un côté, et le « communisme » de l’autre. Cela serait simpliste de s’arrêter là, car d’un côté comme de l’autre, les social-démocrates que les communistes se sont fractionnés en de multiples tendances adoptant des points de vue fort différents sur l’État et sur la transition au socialisme.
Pourquoi revenir sur ces « vieux « débats ? D’une part, ces débats ont une pertinence dans le contexte actuel des luttes pour la transformation. Les mouvements socialistes contemporains, dans une large mesure, restent confrontés à des questions fondamentales et transversales qui occupent leur histoire d’hier à aujourd’hui et probablement même, demain. Le but donc de ce texte est de cartographier l’évolution des positions et des débats sur l’État, et d’en comprendre le sens en liant ces débats au contexte et aux luttes de classes. Pour que les lecteurs ne soient pas surpris, j’annonce ma conclusion : l’ambigüité de la gauche sur l’État, loin d’être une « défaillance » ou une « tare », a été et reste un reflet des luttes de classes et du mouvement social « réellement existant », face à l’amplitude et aux contradictions de ces luttes justement. Sur la durée, dans le « temps long », les socialistes doivent faire deux choses en même temps, lutter contre l’État et lutter dans l’État.
L’État refondé
À l’origine, le mouvement socialiste a été confronté aux bouleversements qui ont marqué la longue révolution européenne, laquelle avait débouché en France en 1789, et qui a continué tout au long du dix-neuvième siècle. Durant cette période, on assiste à la « fondation » de l’État moderne, qui marque une rupture fondamentale, et qu’Hegel réinterprète de manière magistrale. La constitution de l’État moderne est le point culminant et dialectique de l’histoire :
L’État, comme réalité en acte de la volonté substantielle (…) est le rationnel en soi et pour soi : cette unité substantielle est un but propre absolu, immobile, dans lequel la liberté obtient sa valeur suprême, et ainsi ce but final a un droit souverain vis-à-vis des individus dont le plus haut devoir est d’être membres de l’État[3].
Au centre de l’État hégélien, il y a le « peuple », une réalité sociale exprimant une nouvelle identité. C’est ce « peuple » qui est le dépositaire du pouvoir. Dans l’interprétation de gauche, ce peuple doit développer « jusqu’au bout » le programme de 1789 : liberté, fraternité, égalité. Cet État « refondé » doit arracher aux anciennes classes dominantes leur pouvoir millénaire, et « réconcilier » dans une seule et même « nation »[4] les intérêts de tous. Pour les mouvements populaires de l’époque, il faut un l’État « fort », capable de s’« imposer », , de redistribuer et d’éradiquer les vestiges du féodalisme, de la monarchie et de leur idéologie réactionnaire incarnée par l’Église. L’idée de cet État « fort » acquiert un pouvoir symbolique considérable, bien que, ici et là, essaiment des résistances antiétatiques[5].
Révolutions usurpées
Après le grand élan d’émancipation (1789-1848), la révolution est usurpée. De nouvelles classes dominantes modernisent, de « républicanisent » les anciennes hiérarchies. À l’échelle continentale, on écrase les soulèvements populaires (notamment dans les empires tsariste, austro-hongrois, ottoman). Les classes populaires se retrouvent devant un nouveau pouvoir associé à l’essor du capitalisme. Elles continuent de soulever le même étendard qui insiste sur le troisième terme de la révolution française, l’égalité. Des soulèvements éclatent ici et là pendant que de vastes mouvements organisés (les premiers partis socialistes et syndicats) acquièrent influence et moyens.
C’est alors que cette effervescence est observée par ses nombreux acteurs. Marx explique le développement parallèle de l’État-nation moderne et du capitalisme. Il attaque vivement la vision hégélienne et explique que l’État, c’est la matérialisation du pouvoir des classes dominantes, et non un lieu « neutre » de modernité et de convergence. Il s’attaque aux « faux socialistes » qui rêvent de démocratiser l’État bourgeois, comme si le suffrage universel et l’obtention des droits pouvaient résoudre la contradiction de classe :
Ce « socialisme » n’entend aucunement l’abolition du régime de production bourgeois, laquelle n’est possible que par la révolution, mais uniquement la réalisation de réformes administratives, réformes qui ne changent rien aux rapports du Capital et du Salariat et ne font, tout au plus, que diminuer pour la bourgeoisie les frais de sa domination et alléger le budget de l’État[6].
Détruire l’État ?
Devant cette perspective tronquée affirme Marx, l’objectif de la révolution est de détruire les classes et les institutions qui supportent celles-ci, y compris l’État :
Le pouvoir politique, à proprement parler, est le pouvoir organisé d’une classe pour l’oppression d’une autre. Si le prolétariat, dans sa lutte contre la bourgeoisie, se constitue forcément en classe, s’il s’érige par une révolution en classe dominante et, comme classe dominante, détruit par la violence l’ancien régime de production, il détruit, en même temps que ce régime de production, les conditions de l’antagonisme des classes, il détruit les classes en général et, par là même, sa propre domination comme classe.
La destruction de l’État pour autant ne peut être « décrétée », elle doit venir de la dynamique sociale dans laquelle se produit, grâce à l’élan d’émancipation, une lutte pour « réduire » l’État, le faire « dépérir ».
Selon Engels,
L’État n’est pas un pouvoir imposé du dehors à la société ; il n’est pas « l’image et la réalité de la raison », comme le prétend Hegel. Il est plutôt un produit de la société à un stade déterminé de son développement (…) Pour que les antagonistes, les classes aux intérêts économiques opposés, ne se consument pas, elles et la société, en une lutte stérile, le besoin s’impose d’un pouvoir qui, placé en apparence au-dessus de la société, doit estomper le conflit, le maintenir dans les limites de l’« ordre »; et ce pouvoir, né de la société, mais qui se place au-dessus d’elle et lui devient étranger, c’est l’État[7].
Paris 1871 : le « moment » de Marx
Pendant plusieurs années, cette théorisation reste sur les tablettes poussiéreuses du British Museum[8]. À part quelques petits cercles de gauche, les mouvements sociaux continuent de se battre pour l’« État fort ». En Angleterre et en Allemagne, des avancées réelles résultent des grandes luttes réformistes des ouvriers qui imposent, avant la lettre, des politiques keynésiennes. Après tout, les revendications « de base », immédiates du Manifeste du parti communiste sont obtenues dans de nombreux pays capitalistes, ce qui fait dire aux leaders socialistes que la transition au socialisme arrivera « pas à pas »[9].
Mais une nouvelle bifurcation survient en 1871. Les ouvriers prennent le pouvoir à Paris, dans une conjoncture où l’État s’écroule. Depuis longtemps, ces ouvriers parisiens, envers et contre tous, se battent contre les dominants toutes tendances confondues (bourgeois modernistes, monarchistes acharnés, militaristes, etc.). Certes, les Communards sont encerclés, mais ils « montent à l’assaut du ciel », selon l’expression de Marx. L’égalité est sur l’ordre du jour immédiat, ce qui de facto dépasse l’horizon historique de la révolution et implique, au moins de manière embryonnaire, le dépassement de l’État.
La Commune affirme Marx, détruit toutes les illusions et surtout « le pouvoir centralisé de l’État, avec ses organes partout présents : armée permanente, police, bureaucratie, clergé et magistrature, organes façonnés selon un plan de division systématique et hiérarchique du travail »[10]. La Commune est un « anti État », et « la classe ouvrière ne peut pas se contenter de prendre tel quel l’appareil d’État et de le faire fonctionner pour son propre compte » :
La Commune fut composée des conseillers municipaux, élus au suffrage universel dans les divers arrondissements de la ville. Ils étaient responsables et révocables à tout moment. La majorité de ses membres était naturellement des ouvriers ou des représentants reconnus de la classe ouvrière. La Commune devait être non pas un organisme parlementaire, mais un corps agissant, exécutif et législatif à la fois.
Le repli
Mais la Commune est vaincue, de par ses propres contradictions et de par son isolement. Les mouvements socialistes se replient. Encore plus qu’avant, la perspective dominante est celle de l’ « accommodement » à l’intérieur du cadre existant, quitte à « gruger » le pouvoir des dominants, comme le fait habilement la social-démocratie allemande et anglaise, en élargissant les droits des dominés (suffrage universel, législation du travail, protection sociale, etc.). Au sein des dominés se produisent des fractures. Certains groupes acquièrent de meilleures conditions, voire des privilèges. Conscients de ce fait, ils deviennent plus hésitants par rapport à la perspective de rupture.
Effectivement, l’État « fort », sous la pression des luttes, impose des réformes. Eduard Bernstein, un théoricien de la social-démocratie allemande, propose de laisser tomber l’utopisme de Marx. Pour lui, le socialisme viendra lorsque les classes ouvrières auront acquis une culture supérieure, leur permettant d’ « administrer les forces productives », ce qui transformera le régime actuel en un régime plus « juste ». Ces avancées incluent une intégration des mouvements sociaux à l’État capitaliste à laquelle s’oppose Marx :
Le Parti ouvrier allemand, au lieu de traiter la société comme le fondement de l’État présent traite au contraire l’État comme une réalité indépendante, possédant ses propres fondements intellectuels, moraux et libres. (…) Les divers États des divers pays civilisés, nonobstant la multiple diversité de leurs formes, ont tous ceci de commun qu’ils reposent sur le terrain de la société bourgeoise moderne, plus ou moins développée au point de vue capitaliste (…)[11].
Marx ne nie pas l’importance d’arracher des concessions au pouvoir bourgeois, mais il estime que le mouvement social doit développer une perspective post-capitaliste. L’objectif n’est pas seulement l’ « amélioration » de la condition ouvrière et des réformes de l’État, mais une nouvelle société, le communisme, qui ne peut émerger, à long terme, que par une « période de transition politique où l’État ne saurait être autre chose que la dictature révolutionnaire du prolétariat ». Au contraire pour Bernstein, ce « but lointain » devient un détournement de sens qui entrave des stratégies « gagnantes » promues par des mouvements bien organisés, d’où sa fameuse déclaration, « le mouvement est tout, le but final n’est rien ».
La catastrophe
Pendant que l’évolution semble donner raison à Bernstein, une nouvelle crise couve. Le capitalisme, avait compris Marx, se développe par la crise, à la fois dans la lutte inaliénable entre le capital et le travail, et également dans la compétition entre les capitalistes eux-mêmes. À l’aube du vingtième siècle, la crise culmine avec la Première Guerre mondiale. La social-démocratie s’écroule en appuyant les Empires et les militaristes. Les mouvements sociaux sont écrasés au nom de la lutte « pour la patrie ». Mais un peu partout, c’est la consternation, la colère, la révolte.
Pourtant, la social-démocratie persiste. Il n’y a pas de « raccourci » dans l’histoire et ceux qui font la promotion d’une révolution « totale » se trompent. On ne peut décréter, affirme Karl Kautsky, le théoricien de la social-démocratie allemande, ni la chute du capitalisme, ni la chute de l’État. La Commune a été une « erreur », une tentative prométhéenne. Il faut se battre pour la démocratie, même « bourgeoise » et élargir les droits et ne pas penser tout changer tout de suite. Kautsky :
Quand le prolétariat, en temps que classe consciente, prend part aux luttes parlementaires, dans les élections et dans l’assemblée elle-même, le parlementarisme commence à changer de nature. Il cesse dès lors d’être un simple moyen de domination de la bourgeoisie. Ces luttes constituent le moyen le plus puissant de secouer les couches encore indifférentes du prolétariat, de leur inspirer la confiance et l’espoir. Elles forment le moyen le plus puissant de fondre les différentes catégories de prolétaires en une classe unique ; elles sont enfin le moyen le plus puissant dont dispose le prolétariat pour agir sur le gouvernement et lui arracher les concessions qui peuvent l’être dans l’état des circonstances[12].
États et révolutions
Dans cette Europe traumatisée, la guerre change la donne. Des insurrections éclatent, notamment dans le « maillon faible » du capitalisme mondial qu’est la Russie. Les Soviets, organes animés par les principes de la Commune, prennent les devants, établissent un « double pouvoir », le leur (sous la forme de la démocratie directe), en face du pouvoir bourgeois traditionnel. Les structures déterminantes de l’État, à commencer par l’armée, se dissolvent. C’est « l’irruption des masses dans l’histoire » déclare Trotski. De cette autre révolution qui s’esquisse, Lénine pense qu’elle amorce la « grande transition » :
Dès l’instant où tous les membres de la société ont appris à gérer eux-mêmes l’État, ont pris eux-mêmes l’affaire en main, « organisé » le contrôle sur l’infime minorité de capitalistes, dès cet instant, la nécessité de toute administration en général commence à disparaître. Plus la démocratie est complète, et plus proche est le moment où elle deviendra superflue. Plus démocratique est l’« État » constitué par les ouvriers armés et qui « n’est plus un État au sens propre », et plus vite commence à s’éteindre tout État[13].
« Dictature du prolétariat » ?
Le moment est venu, continue Lénine, d’imposer, par la force si nécessaire, « la domination politique du prolétariat », c’est-à-dire sa dictature, « qui s’appuie directement sur la force armée des masses ». Réunis à Moscou, divers mouvement socialistes fondent l’Internationale communiste et déclarent :
La conquête du pouvoir politique par le prolétariat signifie l’anéantissement du pouvoir politique de la bourgeoisie. La conquête du pouvoir gouvernemental ne peut se réduire à un changement de personnes dans la constitution des ministères, mais doit signifier l’anéantissement d’un appareil étatique étranger, la prise en mains de la force réelle, le désarmement de la bourgeoisie, l’armement du prolétariat, la destitution de tous les juges bourgeois et l’organisation de tribunaux prolétariens, la destruction du fonctionnarisme réactionnaire et la création de nouveaux organes d’administration prolétariens[14].
Entre-temps, contrairement à ce que pensent les anarchistes, la révolution a besoin du pouvoir d’État, d’une « organisation centralisée de la force, d’une organisation de la violence, aussi bien pour réprimer la résistance des exploiteurs que pour diriger la grande masse de la population – paysannerie, petite bourgeoisie, semi-prolétaires – dans la mise en place de l’économie socialiste ». L’organisation de cette violence étatique revient à un mouvement organisé, un parti « réellement révolutionnaire », capable de prendre l’État, de le détruire, de le reconstruire sur de nouvelles bases. Selon Lénine, tout cela, n’est pas pour demain, mais il faut commencer tout de suite :
Cet appareil qu’on appelait l’État, qui inspire aux hommes une superstitieuse vénération, le prolétariat le rejette et dit : c’est un mensonge bourgeois. Cette machine, nous l’avons enlevée aux capitalistes. Avec cette machine, ou avec ce gourdin, nous anéantirons toute exploitation ; et quand il ne restera plus sur la terre aucune possibilité d’exploiter autrui, qu’il ne restera plus ni propriétaires fonciers ni propriétaires de fabriques, qu’il n’y aura plus de gavés d’un côté et d’affamés de l’autre, quand cela sera devenu impossible, alors seulement nous mettrons cette machine à la ferraille[15].
Lénine pense que le communisme, cette société sans État, sera érigé, « car ainsi les hommes s’habitueront à observer les conditions élémentaires de la vie en société, sans violence et sans soumission » (L’État et la révolution). Des embryons d’une société socialiste « semés » par la production sociale organisée pour le « bien de tous » et animés par des collectifs ouvriers autonomes surgira la nouvelle société « sans État ».
Insurrection ou « guerre de position »
Après quelques années, la révolution soviétique s’essouffle. Le rêve de la Commune s’enlise dans la guerre civile pendant que les insurrections sombrent dans des bains de sang à Berlin, Budapest, Turin, Shanghai. Rétroactivement, Lénine et d’autres admettent avoir voulu aller « trop loin trop vite ». Il préconise une « longue transition » durant laquelle, explique-t-il, dominera ce qu’il qualifie de « capitalisme d’État », ou de capitalisme « sans capitalistes » et pendant laquelle les socialistes reconstruiront l’économie malmenée par la guerre. Il appelle une partie de la bourgeoisie à collaborer avec le nouveau pouvoir. Il veut « réformer » l’appareil d’État soviétique, « délabré », mal éduqué et incompétent :
Les ouvriers exaltés par la lutte pour le socialisme, ne sont pas suffisamment instruits. Ils voudraient bien nous donner un appareil meilleur. Mais ils ne savent pas comment s’y prendre. Ils ne sont pas assez formés, ils n’ont pas le niveau de culture requis. Or, pour ce faire, il faut justement avoir de la culture. On ne peut s’en tirer par un coup d’audace ou un assaut, avec de l’énergie ou du cran[16].
Parallèlement, le communiste italien Antonio Gramsci propose de laisser tomber, au moins temporairement, cette idée de l’insurrection qui est, selon lui, un « forcing » sans espoir et qui est héritée, selon lui, des élans « jacobinistes » (durant la révolution française) et qui pensaient que la révolution devait être dans un certains sens « imposée » au peuple. Évidemment, ce « repli » est théorisée devant les défaites importantes infligées au mouvement socialiste.
Gramsci préconise une longue bataille politique et culturelle, une « guerre de positions » dans l’État et en même temps en dehors de l’État, qui est, explique-t-il, non seulement un appareil de répression (ou de coercition), mais aussi un appareil hégémonique, et dont le pouvoir repose, en partie, sur le consentement des masses. Le « travail » de la révolution est alors de miner cette hégémonie, de faire « basculer » la conscience des masses du côté de la transformation, ce qui implique un très long travail que Gramsci qualifie de « culturel ». Le « prince moderne » (métaphore qu’il utilise pour parler des forces socialistes)
doit promouvoir et organiser une réforme intellectuelle et morale, ce qui signifie créer le terrain pour un développement futur de la volonté collective nationale-populaire vers l’accomplissement d’une forme supérieure et totale de civilisation moderne[17]
Ce faisant, Gramsci écarte, pour le moment, la perspective d’une révolution soudaine, d’une « prise du pouvoir » à la manière soviétique. Son optique représente plutôt une bifurcation stratégique, plutôt qu’un changement de paradigme puisque pour lui, l’objectif « fondamental » demeure le même, la destruction de l’État capitaliste qui sera le fait, non pas d’une insurrection, mais d’une très longue bataille politique. Mais la perspective de Gramsci, devant la défaite subséquente des révolutions européennes, est marginalisée[18].
Au même moment, la révolution soviétique se dévore elle-même, créant une effroyable bureaucratie qui s’érige peu à peu en tant que « bourgeoisie d’État ». L’État soviétique, qui devait « s’éteindre » peu à peu, au contraire envahit l’ensemble du corps social, de l’économique au politique en passant par le culturel. Un peu partout dans le monde, plusieurs mouvements socialistes, dont les Partis communistes, défendent cet « État du peuple tout entier » où par définition, la dissidence est présentée comme le fait des classes réactionnaires qui refusent de mourir.
De la défaite au consensus
Ce retournement aboutit à d’impitoyables défaites qui pavent la voie au fascisme et au nazisme. Hitler reprend en le détournant le label du « socialisme d’État » en promettant, sous la chape de plomb du national-socialisme, l’emploi, le logement, la sécurité sociale. Les socialistes modérés ou radicaux s’illusionnent sur leurs forces et sont écrasées. C’est la fin de toute une époque.
Après la Deuxième Guerre mondiale, une nouvelle donne apparaît. La grande coalition de la gauche et des pays capitalistes démocratiques a permis la défaite du nazisme. En bonne partie, cette grande coalition repose sur une sorte de consensus précaire qui s’impose dans le monde. Dans les pays capitalistes, les dominants sont forcés d’accepter de grandes réformes à la fois pensées par Keynes et les promoteurs du New Deal, à la fois imposées « par en bas », par les grandes luttes ouvrières aux États-Unis, en France et ailleurs. En Union soviétique, la pouvoir auréolé de sa victoire contre le nazisme, se stabilise également par certaines réformes et en préconisant la « transition pacifique » entre les deux systèmes. Pour le mouvement socialiste européen, la transformation passe par la voie électorale, la constitution d’alliances avec d’autres partis et la mise en place de réformes sociales et économiques. À toutes fins pratiques, les partis communistes abandonnent les objectifs d’une transformation radicale. Réformer (démocratiser) l’État, élargir les droits sociaux, empêcher la troisième guerre mondiale, deviennent les impératifs pour le mouvement social et la majorité des partis de gauche où le thème de la révolution et de la rupture de l’État bourgeois est relégué, encore une fois, à un avenir imprécis et lointain.
Le printemps des peuples
Jusque dans les années 1960, ce « consensus » tient plus ou moins. Les conditions de vie et de travail des masses dans les pays capitalistes avancés, mais aussi dans les pays socialistes et dans ce qui devient le tiers-monde, s’améliorent. Le grand changement n’est pas à l’ordre du jour, mais des transformations sont palpables. Plusieurs partis de gauche sont intégrés dans des gouvernements, ou au moins deviennent des « partenaires » de l’État capitaliste.
Et puis le vent tourne. Le « grand compromis (dominant durant les « trente glorieuses » de croissance et de paix sociale relative) s’effiloche devant la remontée des luttes. Dans plusieurs pays, les ouvriers et les étudiants se révoltent contre la grisaille d’un capitalisme modernisé qui prend la forme d’une « société de consommation ». Des insurrections « symboliques », festives, civiques, éclatent en France, en Italie, même en Tchécoslovaquie, à l’ombre du « socialisme réellement existant ». Dans le tiers-monde, de nouvelles révolutions éclatent au Vietnam, à Cuba, en Algérie. On ne veut plus « attendre » les « bienfaits » éventuels de la « coexistence pacifique » entre les grandes puissances. On veut que ça change et tout de suite.
En Italie, de nouvelles propositions sont mises sur la table. L’idée d’une transformation graduelle, « en douce », de l’État est remise en question par une nouvelle génération militante. Il faut « repartir à l’assaut » par un travail politique de masse, comme le propose Mario Tronti, un des théoriciens de cette nouvelle gauche italienne :
Le but reste encore celui de jeter les bases du processus révolutionnaire en en faisant avancer les conditions objectives et en commençant à en organiser les forces subjectives [19].
Ce qui veut dire en clair, selon Tronti, qu’il faut cesser de tenter cette illusoire conquête de la majorité dans les parlements « bourgeois », et qu’il faut plutôt
Construire un bloc politique des forces sociales pour s’en servir comme d’un levier matériel qui fera sauter une par une, puis dans leur ensemble, les connexions internes du pouvoir politique de l’adversaire : une puissance populaire redoutable, manœuvrée, contrôlée et dirigée par la classe ouvrière.
Tronti et les militants italiens cherchent toujours à détruire l’État, mais dans le cadre d’une guerre de position », davantage basée sur le militantisme des masses que sur l’action « planifiée » des partis
On a raison de se révolter
En Chine sous la forme particulière qu’y prend le socialisme « réellement existant », des millions de jeunes entendent l’appel qui vient d’en haut et qu’on identifie à Mao : « on a raison de se révolter ». Par la suite, ils envahissent les écoles et les lieux publics. Ils demandent des comptes. Ils défient le pouvoir des maîtres. Ils mettent le doigt sur les héritages confucéens qui se reproduisent dans le mépris du travail manuel. Dans les secteurs ouvriers, le mouvement des jeunes est au début perçu comme une révolte de privilégiés. Mais peu à peu, les prolétaires comprennent que le pouvoir despotique est mis à mal. Les ouvriers veulent en terminer avec l’oppression de la chaîne de montage, le productivisme exacerbé, la logique des chefs. Ils prennent d’assaut les usines. Peu à peu, ces mouvements débordent les limites « ordinaires ». Des voix d’expriment pour mettre fin au monopole du pouvoir par le PCC. Plus encore, pour questionner l’idée même d’un État comme structure bureaucratisée au-dessus et au nom des masses. Selon Wang Hung-wen, un ouvrier du textile que Mao impose au comité central du PCC, il est nécessaire d’appliquer un système d’élection générale semblable à celui de la Commune de Paris.
La Commune de Shanghai
À Shanghai, la municipalité est dissoute, de même que le comité du parti et on déclare l’avènement de la Commune. Cette référence n’est pas fortuite. Les Communards ont tenté de « briser » la machine de l’État (et non seulement de s’emparer), disent les jeunes chinois. L’idée est de créer une structure non seulement élective, mais participative, directe, sans l’intermédiarisation de « fonctionnaires » ou de bureaucrates. Dans la province de Hounan, le « Comité révolutionnaire prolétarien de la Grande Alliance » (Sheng-wu-lien) charge à fond de train contre la bureaucratie du PCC et de l’État.[20] Les rebelles affirment qu’il faut détruire à fond l’ancien appareil étatique,
Car cette classe de capitalistes rouges foncièrement pourrie entrave le progrès historique. Ses rapports avec le peuple se sont transformés en rapports entre dirigeants et dirigés, entre dominants et dominés, entre exploiteurs et exploités.
De tout cela, un nouveau pouvoir doit émerger :
Les cadres de la commune ne jouiront pas de privilèges spéciaux. Ils recevront le même traitement que les masses. Ils pourront être renvoyés ou remplacés à tout moment à la demande des masses.
Sheng-wu-lien appelle à la dissolution du PCC et son remplacement par un parti « authentiquement maoïste », débarrassé de l’ancienne direction et de ses manières et qui poursuivra « jusqu’au renversement du pouvoir de la bourgeoisie bureaucratique, la destruction totale de l’ancienne machine d’état, la révolution totale, la redistribution des biens et du pouvoir, l’établissement d’une nouvelle société, bref, la Commune populaire de Chine ».
Flux et reflux
Assez rapidement, cette effervescence s’effiloche. De grandes dissensions surviennent entre les rebelles. La force des partis qui préconisent l’approche traditionnelle s’avère plus puissante que ce qu’en pensent les factions d’extrême-gauche. Celles-ci par ailleurs sont tentées par diverses « aventures », dont celle de la « lutte armée », ce qui conduit à des défaites catastrophiques. L’État capitaliste se restructure et rétablit l’« ordre ». En Chine et en URSS, la « bourgeoisie rouge » reprend le contrôle et consolide le Parti/État. Ce reflux est sans comparaison avec l’impitoyable défaite survenue trente ans auparavant, néanmoins, le mouvement social est désemparé. D’autant plus que la « déstructuration/restructuration capitaliste prend son essor sous la forme du néolibéralisme.
Comme la terre ne cesse de tourner, les luttes continuent et avec elles s’ébauchent de nouvelles propositions. En Europe à la fin des années 1970, l’inspiration de Gramsci est réanimée, notamment par le sociologue Nicos Poulantzas[21]. Il effectue une critique passionnante des « simplismes » de la gauche historique quant à l’État, longtemps perçu comme un « objet » ou un « site » physique à envahir et à capturer. Selon Poulantzas, cette occultation conduit à de sérieuses impasses, puisqu’elle interdit de penser la transformation « réelle », celle évoquée par Gramsci, à travers la longue reconquête de la « société civile »[22]. Au bout de la ligne, plusieurs pensent que le mouvement social doit cesser de « tout miser » sur l’immédiat, et se coaliser dans de vastes alliances sociales et politiques, comme cela est proposé en France notamment sous l’égide d’un « Programme commun » endossé par les Partis communiste et socialiste, de même que la majorité des mouvements sociaux.
Mais lorsque cette coalition gagne les élections en 1981, le Parti socialiste qui domine fait capoter le Programme commun en éliminant les revendications les plus radicales pour évoluer vers une gestion plus humaine du capitalisme. Pour plusieurs, un important glissement se produit : la social-démocratie devient social-libéralisme. Les mouvements sont à nouveau désemparés. Que faire ?
Le retour de la taupe
Au tournant des années 1980, l’utopie semble congelée. Un peu plus tard, le Mur de Berlin s’effondre et avec lui, le « socialisme réellement existant ». Au début, des secteurs de la gauche radicale célèbrent cette chute en pensant que les mouvements sociaux (comme en Pologne) vont faire basculer les régimes bureaucratiques vers un socialisme démocratique. Mais en réalité tel n’est pas le cas. Ailleurs la perspective révolutionnaire piétine, comme au Nicaragua « sandiniste » où une défaite crève-cœur accélère la crise de plusieurs mouvements latino-américains. Entre-temps, d’autres générations sociales et politiques prennent forme, davantage sous la forme de mouvements de masse (que de partis ou d’organisations politiques). La revendication démocratique est au premier plan, principalement dans les régimes dits de « démocrature ». De gigantesques coalitions se remettent en place au Brésil, en Afrique du Sud, en Corée. Sans pour autant soulever la question d’une transformation radicale, ces mobilisations défient l’État capitaliste et autoritaire d’une manière très efficace.
De manière inattendue, ce travail de taupe surgit au Mexique en 1994. Le mouvement zapatiste, coalition autochtone-paysanne arrimée sur une gauche innovatrice, remet tout en question avec cette insurrection semi-symbolique. Cette réalité inédite adopte un nouveau langage : « il ne s’agit pas de prendre le pouvoir sinon de révolutionner les relations entre ceux qui l’exercent et ceux qui le subissent ». L’État national, dans le sillon du néolibéralisme, est devenu un « fantôme », selon le Sous-commandant Marcos :
La politique, en tant que moteur de l’État-nation, n’existe plus. Elle sert seulement à gérer l’économie, et les hommes politiques ne sont plus que des gestionnaires d’entreprise. Les nouveaux maîtres du monde n’ont pas besoin de gouverner directement. Les gouvernements nationaux se chargent d’administrer les affaires pour leur compte. Le nouvel ordre, c’est l’unification du monde en un unique marché. Les États ne sont que des entreprises avec des gérants en guise de gouvernements, et les nouvelles alliances régionales ressemblent davantage à une fusion commerciale qu’à une fédération politique[23].
Les zapatistes proposent une lutte locale, à l’échelle des villages et des communautés, pour construire des espaces « libérés » d’autogestion et d’expérimentation sociale, en même temps qu’une lutte internationale, contre le capitalisme globalisé.
Ailleurs en Amérique du Sud, de nouvelles luttes sociales se politisent et reposent la question du pouvoir, en tentant d’inventer de nouvelles perspectives, « ni social-démocrates, ni marxistes-léninistes » comme l’affirme un des leaders du Parti des travailleurs du Brésil (PT), Marco Aurelio Garcia. On parle d’une « nouvelle » politique, qui doit se configurer « par en haut » (dans le pouvoir d’État) et « par en bas » (dans les mouvements sociaux). Est alors contestée la vision traditionnelle où la transformation est structurée par un rapport vertical entre le « politique » et le « social ».
Nouvelles donnes
Fort de ces avancées, ce nouveau mouvement de masse vers la fin des années 1990 bouscule le pouvoir et permet l’élection de vastes coalitions de gauche et de centre-gauche en Amérique du Sud. Les mouvements sociaux y sont à la fois catalyseurs de ce nouveau pouvoir, et en même temps relativement distants, conscients de l’importance de leur autonomie. Pour les plus radicaux, le Mouvement des paysans sans-terre du Brésil (MST) par exemple, c’est encore la « guerre de position » : grignoter le pouvoir de l’État et de la bourgeoisie, accumuler des forces, construire à la base un pouvoir populaire basé sur des communautés auto-organisées, etc. Tout en appuyant le PT, le MST et d’autres mouvements populaires refusent d’être absorbés dans une logique de transformation « de l’intérieur ».
Nous n’avons donc aucun doute que le combat face à cet État est un combat politique, un combat permanent, qui ne dépend pas seulement de nous, mais aussi des articulations et des alliances politiques avec d’autres secteurs de la classe travailleuse. Dans notre rapport au gouvernement, nous avons le principe suivant : continuer à lutter, à occuper la terre, à organiser les travailleurs-euses, à manifester, à faire aboutir des luttes, à revendiquer la réforme agraire, à avancer comme nous le pouvons pour des conquêtes économiques, pour l’amélioration des conditions de crédit et de l’infrastructure des terres occupées. Il faut changer la structure actuelle de pouvoir, en modifiant le schéma actuel du rapport de forces politiques dans la société brésilienne. Cette modification ne se fera que par une lutte continue et de nombreux affrontements. Nous n’avons donc aucun doute que toute conquête, y compris de type économique, découlera d’un fort conflit social. Un conflit social, non parce que nous aimons en soi le conflit, mais parce que nos conquêtes actuelles ont été possibles grâce à l’affrontement et à la lutte[24].
C’est également la perspective du Mouvement vers le socialisme (MAS) en Bolivie, une coalition de mouvements sociaux radicalisés qui provoquent l’élection d’Evo Morales, mais qui restent dans une position d’intériorité/extériorité face au « nouvel » État. Ces réels succès des mouvements inspirent d’autres organisations à travers le monde et interpellent également intellectuels et chercheurs.
La « multitude » contre le pouvoir
Pour les uns, il faut aller encore plus loin dans une « logique » post-étatiste et construire un pouvoir politique horizontal, déhiérarchisé, en réseaux, tel que le propose John Holloway[25] qui affirme la nécessité de « dépasser l’illusion étatiste ». C’est également le point de vue de Toni Negri qui propose de « déserter le pouvoir ». A la limite selon Negri, la lutte pour l’État est un peu une perte de temps, puisque la transformation du capitalisme pose elle-même les jalons de son dépassement[26]. La lutte par la transformation doit s’insérer au cœur du dispositif capitaliste qui n’est plus structuré autour de l’État-nation « traditionnel », mais dans un capitalisme transnational, cosmopolite, évanescent, face auquel un nouveau sujet historique, la « multitude » s’impose en contre-pouvoir. Cette « multitude » résistante, ce « pouvoir constituant », se dote de nouveaux outils, via des réseaux de production autonomes biopolitiques, pour accélérer la dissolution de l’État et du capitalisme.
Limites et questionnements
Contre cette perspective « néo libertaire » se profilent des propositions « traditionnelles » (sans nécessairement être « passéistes »), notamment celle de Daniel Bensaïd :
L’Etat n’est pas un lieu ou une chose, mais aussi un rapport social. S’il existe une « illusion étatiste » – au sens où Marx dénonçait déjà « l’illusion politique » de ses contemporains, réduisant l’émancipation humaine à l’émancipation « seulement politique » – l’Etat ne se réduit pas pour autant à une illusion. Le rapport social dont il garantit la reproduction se cristallise en institutions et en appareils qui ne sont pas qu’idéologiques. (…. Les rapports de forces sociaux traversent le champ des institutions et de la représentation politique. On a beau prétendre que le pouvoir d’Etat n’est qu’un parmi les multiples rapports de pouvoir, il en est la clef de voûte et la garantie[27].
Pour une importante fraction du mouvement social, attendre de « réformer » le capitalisme « pas à pas » n’est pas non plus vraiment une option, surtout que le capitalisme, aujourd’hui comme hier, se décline par la crise, voire par la guerre. Alain Badiou, philosophe et militant en France estime qu’en dépit de toutes ses contradictions et de tous ses échecs, le projet de destruction de l’État reste valable :
L’hypothèse communiste revient à dire que le devenir de l’humanité n’est pas condamné à la domination planétaire du capitalisme, aux inégalités monstrueuses qui l’accompagnent, à l’obscène division du travail et à la « démocratie » qui est, de tout cela, le concentré étatique, organisant en fait le pouvoir sans partage d’une oligarchie très étroite[28].
Réformer l’État : perspective contemporaine
Parallèlement, on assiste à un renouvellement de la perspective social-démocrate. Pour certains, il faudra bien, un jour, dépasser, transcender, le capitalisme, qui n’est pas un système dans lequel l’humanité peut continuer. Le meilleur chemin est alors, propose Jean-François Lizée, de construire une gauche « plus efficace », autour d’un programme « réformiste-radical », qui permettrait de briser avec la logique dominante, sans nécessairement « casser » le système[29]. Pour d’autres, dans la lignée de Bernstein, l’objectif doit être accordé avec la réalité, et la réalité, c’est le capitalisme, qu’il faut réformer, quitte à en changer certaines dimensions »
Les acteurs sociaux québécois (…) n’exigent pas une rupture totale avec l’économie libérale. Pour la plupart, ils sont déjà engagés dans la mise en place de nouveaux dispositifs qui permettent d’insérer les marchés dans de nouveaux arrangements institutionnels (…) On voit ainsi se construire une nouvelle économie libérale, traversée par des espaces de transformation qui graduellement en solidifient le caractère démocratique et solidaire[30].
Parallèlement, les propositions de « remettre l’État » au centre du développement social abondent, particulièrement à la lumière de la crise économique actuelle. On est parfois dans le cadre d’un « néo-keynésianisme, comme c’est le cas avec Joseph Stiglitz, ancien vice-président de la Banque mondiale et dont la perspective est de « nettoyer » le capitalisme actuel de ses « virus » tels la financiarisation, la spéculation, l’évasion fiscale, etc. On va parfois un peu plus loin, pour imposer aux dominants un autre « grand compromis » (comme dans les années 1930) avec les classes populaires au Nord et le tiers-monde au Sud. En Amérique du Sud, des mouvements de gauche, le PT par exemple, proposent une « social-démocratie du tiers-monde », ce qui implique de réorganiser l’architecture sociale, économique, politique. On revient à l’idée d’un État « fort », « seul outil » capable de réguler et de « garantir et de favoriser les droits et la qualité de vie des citoyens »[31].
En guise de conclusion : « la guerre de position »
Reprenons, pour ne pas conclure, la métaphore de Gramsci. La réalité, c’est la lutte des classes, parfois directe et violente, parfois diffuse et opaque. Et cette lutte, c’est une guerre, parfois armée, mais le plus souvent politique, économique, culturelle, entre ceux qui dominent, et ceux qui sont dominés. Pourquoi parler de « guerre » ? Dans le contexte du capitalisme, les dominants (ce n’est pas une question de psychologie) doivent assurer la pérennité d’un système qui repose sur l’accumulation du capital et la marchandisation du vivant, d’où une violence inhérente qui vient du fait que pour se reproduire, il faut forcer la grande majorité des humains à se transformer eux-mêmes en marchandises.
Au cœur de ce dispositif se situe l’État. Or contrairement à une illusion largement partagée, cet État n’est pas un « site », une « forteresse » à « conquérir ». Ce n’est pas non plus une « machine » qu’il suffit de « reprogrammer ».
Si l’histoire démontre quelque chose, c’est qu’il n’y a pas de « solution facile » : la possibilité de réformer « fondamentalement » le capitalisme, via l’État, n’est pas une avenue réaliste sur le long terme, même si, à court terme, des résistances peuvent rendre le capitalisme plus a accommodant », plus compromisant. Dans ce contexte, il est abusif de décréter la « mort du socialisme », comme certains le font, et comme si le seul horizon était une humanisation, ou une réforme (en profondeur ou en surface) du capitalisme.
Il y a cependant aussi une autre leçon. Il n’y pas de « raccourci », encore moins d’insurrection « miracle », d’« organisation miracle », de « projet miracle ». On ne peut « capturer » l’État, pas plus qu’on ne peut « décréter » la fin du capitalisme. Les rapports sociaux, inscrits dans des réalités matérielles, sont des rapports de pouvoir, politiques, idéologiques, culturels. Pour les changer, il faut des dizaines, peut-être quelques centaines d’années. Encore là, l’histoire doit nous aider à déchiffrer : la longue transition entre les systèmes précapitalistes (de type féodal) et le capitalisme, amorcée vers le quatorzième siècle (et en cours jusqu’à ce jour), s’est faite à travers plusieurs vagues de luttes de classes, de repli, d’avancées partielles. C’est ce que les plus clairvoyants parmi les révolutionnaires du vingtième siècle ont fini par comprendre (notamment Lénine et Gramsci).
L’horizon socialiste reste certes vague, mais dans le sillon des luttes d’émancipation actuelles, notamment celles qui se déroulent en Amérique latine, quelque chose de neuf est en train d’apparaître, comme le rappelle le sociologue François Houtart :
On peut espérer qu’il sera un jour possible de penser et d’organiser des sociétés où le marché redeviendra un simple régulateur des échanges et non une dictature de l’accumulation et où l’Etat sera le fournisseur des services publics, y compris pour la sécurité, et non pas le « Léviathan », dont parlait Hobbes, c’est-à-dire une organisation toute puissante. A ce moment, le développement pourra privilégier la valeur d’usage sur la valeur d’échange, la relation à la nature se définira en termes de symbiose et non d’exploitation, la démocratie pourra être généralisée à tous les rapports sociaux y compris les rapports économiques et de genre et l’inter-culturalité permettra à toutes les cultures, les savoirs, les philosophies et les religions de contribuer à la construction collective. Ce ne sera ni le marché capitaliste, ni l’Etat totalitaire, mais une organisation collective d’un développement intégral matériel, culturel et spirituel, que certains appellent déjà « le socialisme du 21e siècle »[32].
Références:
[1] Marx et Engels, Le Manifeste du parti communiste (1847). Le texte est en ligne :
http://www.marxists.org/francais/marx/works/1847/00/kmfe18470000b.htm
[2] Il faut souligner qu’à l’extérieur de la « famille » socialiste se sont développés divers courants anarchistes et libertaires qui jusqu’à un certain point, sont avérés plus consistants dans leur opposition à l’État capitaliste, même si, dans diverses périodes de leur histoire politique, eux-aussi ont eu leurs moments d’ « hésitation ».
[3] Hegel, Principes de philosophie du droit (1821)
[4] Le terme de « nation » renvoie à un autre débat politique et épistémologique que nous ne pouvons aborder ici.
[5] Voir Martin Breaugh, L’expérience plébéienne, une histoire de la liberté politique, Payot, Paris, 2007
[6] Le manifeste du parti communiste
[7] Friedrich Engels, L’Origine de la famille, de la propriété privée et de l’État
[8] Marx est exilé à Londres et il passe ses journées à écrire ses œuvres à la bibliothèque du British Museum.
[9] Parmi les revendications identifiées par Marx et Engels dans le Manifeste, plusieurs sont effectivement réalisées par les luttes populaires qui forcent l’État à changer, notamment dans l’expropriation partielle de la propriété foncière, l’impôt progressif, la centralisation du crédit par l’État, la nationalisation des moyens de transport, la mise en place d’un secteur industriel public, la protection des droits du travail, l’éducation publique et gratuite, etc.
[10] Karl Marx, La guerre civile en France, 1871, document produit en version numérique par Jean-Marie Tremblay. « Les classiques des sciences sociales » : http://www.uqac.uquebec.ca/zone30/Classiques_des_sciences_sociales/index.html
[11] Karl Marx, Gloses marginales au programme du Parti ouvrier allemand (critique du programme de Gotha), 1875. En ligne : http://classiques.chez-alice.fr/marx/gotha.pdf
[12] Karl Kautsky, Le programme socialiste (1892). En ligne : http://www.marxists.org/francais/kautsky/works/1892/00/kautsky_18920000_05.htm
[13] Lénine, L’État et la révolution 1917.
En ligne : http://www.marxists.org/francais/lenin/works/1917/08/er1.htm
[14] Plate –forme de l’Internationale Communiste, premier congrès de l’IC, mars 1919. Les principaux textes de l’IC se trouvent sur le site suivant : http://www.marxists.org/francais/inter_com/works.htm
[15] Lénine, De l’État, 1919. En ligne : http://www.marxists.org/francais/lenin/works/1919/07/19190711.htm
[16] Lénine, Mieux vaut moins mais mieux, 2 mars 1923. En ligne : http://www.marxists.org/francais/lenin/works/1923/03/vil19230304.htm
[17] Antonio Gramsci, Textes, Éditions sociales, Paris 1983. La citation vient du chapitre intitulé Notes sur Machiavel et le Prince Moderne. En ligne : www.marxists.org/francais/gramsci/works/1933/machiavel1.htm
[18] L’influence de Gramsci renaîtra dans le débat beaucoup plus tard au tournant des années 1960.
[19] Mario Tronti, « Classes et partis » (1964), paru dans le bouquin Ouvriers et capital, 1966. La traduction française est parue chez Christian Bourgeois en 1977.
[20] La version anglaise du document publié à Canton par le «Drapeau rouge de Canton» s été produite par le Survey of China Mainland Presse, Hong Kong, 4 juin 1968,
[21] Voir Nicos Poulantzas, L’État, le pouvoir, le socialisme. Presses universitaires de France (Paris), 1977
[22] L’œuvre de Poulantzas aura un assez grand impact parmi les intellectuels de gauche au Québec. Voir notamment Gilles Bourque, L’État capitaliste et la question nationale, 1977. En ligne dans la collection: « Les classiques des sciences sociales » Site web: http://classiques.uqac.ca/
[23] Sous-commandant Marcos – Armée zapatiste – Le Monde Diplomatique, août 1997
[24] Mouvement des sans-terre au Brésil : changer la structure du pouvoir pour réaliser la réforme agraire, Entrevue avec Gilmar Mauro, porte-parole du MST. http://www.autresbresils.net/spip.php?article1634
[25] John Holloway, Changer le monde sans prendre le pouvoir, Écosociété 2008.
[26] Toni Negri, À quoi sert encore l’État ?, revue Multitudes, http://multitudes.samizdat.net/A-quoi-sert-encore-l-Etat
[27] Daniel Bensaïd, « Révolution sans la révolution », dans « Planète altermondialiste », coordonné par Chiara Bonfiglioli et Sébastien Budgen, Editions Textuel. Paris, 2006
[28] Alain Badiou, L’hypothèse communiste, Éditions Lignes, Paris, 2009
[29]Jean-François Lisée, Pour une gauche efficace, Boréal, 2008
[30] Lévesque, Benoît et Bourque, Gilles L., Repenser le modèle québécois de développement, dans Vie Économique, Vol 1 No 1, Repenser l’économie au XXIe siècle.
[31] Patrus, Ananias de Sousa, « Brésil : construction d’un État social effectif », in Alternatives-sud, vol. 16-2009. De Sousa est ministre fédéral du développement social et de la lutte contre la faim.
[32] François Houtart, L’État, acteur du développement international, dans Alternatives Sud, L’État des résistances en 2008, Éditions Syllepse, Paris 2008.