1. Résister, créer
Mouvements (Mvts) –
Dans le cadre d’un numéro sur les pratiques critiques, les pratiques alternatives au capitalisme, le projet du livre Les Sentiers de l’utopie, nous intéresse évidemment beaucoup dans la mesure où il rend compte d’un voyage à travers l’Europe qui vous a conduit à partager le quotidien de plusieurs communautés alternatives, plus d’une dizaine. Comment en êtes-vous arrivés à ce projet ? Comment s’inscrit-il dans votre parcours de militants ? De chercheurs ? Comment l’articulez-vous avec votre souci de relier le militantisme à des expériences créatives, à l’art ?
John Jordan (JJ) – [1]
Une des questions pour nous est de relier la résistance au capitalisme, le fait de dire non, à quelque chose qui dit « Oui, il y a des alternatives ». Dans les années 1970, il y a eu cette division des mouvements alternatifs, entre ceux qui étaient dans la rue, pour dire « non », et ceux qui, coupés des premiers, montaient des expériences communau-taires. Le problème c’est que ces expériences, précisément parce qu’elles étaient cou-pées du militantisme, ont souvent été rapidement rattrapées par des logiques capitalis-tes, victimes de l’oubli du pourquoi, des origines de l’expérience elle-même. L’inverse est vrai aussi : si l’on s’enferme dans des moments de résistance exclusivement, il n’y a pas de temps pour le désir, le partage et la création avec d’autres. Beaucoup d’activités que j’ai menées dans les années 1990 étaient orientées par ce souci d’une « prefigurative politics », nos actions de résistance étaient guidées par l’image du monde que nous voulions proposer. C’était toujours un peu symbolique, comme les street parties, circonscrit dans le temps : nous ne manifestions pas seulement contre les voitures, la pollution, l’individualisme, le fait que la route individualise et privatise l’espace public, nous voulions montrer que la rue pouvait appartenir à tous, pas seule-ment au commerce, au transport, à l’individu, qu’il pouvait s’y produire des moments de réjouissance et de jouissance. Tous les projets qu’on a faits depuis ont mis en œuvre cette idée de créer l’alternative dans le moment même de résistance, mais c’était sou-vent quelque chose d’éphémère.
Isabelle Frémeaux (IF) – [2]
C’était un peu les Zones autonomes temporaires (TAZ) que décrit Hakim Bey [3]. Mais à la longue, c’est frustrant d’être dans l’accumulation de moments temporaires, on a eu envie d’aller à la rencontre de groupes, de gens qui tentaient l’expérience de projets inscrits vraiment dans la durée, dépassant même plusieurs générations comme à Longo Maï [4]. Les épisodes éphémères sont très intenses, mais il y a une frustration qui naît de cette série d’éruptions. On voulait explorer une relation différente au temps.
JJ –
J’ai travaillé quelques temps en Argentine, au moment de la crise et des soulèvements, alors que le mouvement des piqueteros [5] et de reprise des fabriques ou petites unités de production par les travailleurs était à son plus fort. Nous avons par ailleurs aussi tou-jours été intéressés par les mouvements zapatistes, mais nous avions l’impression que lorsqu’on écrivait des textes sur l’altermondialisation, les expériences alternatives avaient toujours lieu ailleurs. C’était important de se demander : Qu’y a-t-il en Eu-rope ? Que se passe-t-il ici ? Quelles sont les expériences qui se déroulent chez nous ? Qui peut nous inspirer ici ?
2. Désirs d’utopie : ici et maintenant
Mvts –
Dans l’ouvrage, vous commencez d’ailleurs par une expérience de type temporaire, le « Camp Climat » [6] en Angleterre, du type zone autonome temporaire, et vous partez ensuite en exploration, en Europe, comme si vous vous disiez : y a-t-il des « Camps » qui peuvent durer ?
IF –
Débuter l’ouvrage par une narration du « Camp Climat » relève du désir impératif de notre point de vue de placer l’ouvrage sous le signe de la résistance. Partir du « Camp Climat » c’était justement une manière de montrer que nous ne voulions pas séparer l’alternative de la résistance, que l’alternative naît de la résistance. Le risque avec le discours sur l’utopie et sur l’alternative c’est justement le spectre des « bulles hermétiques », de gens qui se retirent du monde. On avait très envie de commencer le livre sur le thème de la résistance, en se disant que cela allait créer un cadre dans le-quel il serait plus aisé de déployer la notion d’utopie que nous avions envie, nous, de revendiquer. L’utopie ce n’est pas du tout se retirer du monde, créer une bulle paradisiaque et « après nous le déluge ». Si nous avions envie d’explorer des alternati-ves différentes, nous ne voulions pas du tout nier l’activisme dans lequel nous étions plongés, tous ces moments particuliers, les grands sommets de mobilisation. Commen-cer le livre par le « Camp Climat », c’est une manière de revendiquer cet esprit, tout en suggérant qu’il peut conduire à chercher d’autres formes d’engagement.
JJ –
L’expérience du Camp Climat est vraiment particulière, c’est une zone de vie mise en place pour une semaine, qui existe en parallèle de la vie ordinaire en termes de valeurs, de formes de gestion, de répartition du pouvoir. Les participants à ces semaines d’activisme décrivent toujours une forme de « désenchantement » à la fin de ces expériences : après une semaine de vie différente, vécue souvent comme extraordinaire, le retour à la vie normale, au boulot, au supermarché passe mal, on sentait qu’il y avait le désir d’autre chose.Le discours ambiant, dans nos milieux, c’est pourtant de dire que les expériences alternatives sont des choses du passé, ancrées dans les années 1970, ayant toutes mal tourné. On pourrait le regretter, entendait-on, mais il fallait reconnaître que toutes ces communautés avaient été dissoutes, minées par les questions de sexe, de pouvoir, d’argent. Notre intuition, confortée par quelques cas que nous connaissions, c’était qu’il y avait foule de contre-exemples, qu’il suffisait de les trouver et de les montrer. Face à la crise économique, sociale et écologique, de notre point de vue il est nécessaire de donner à voir des situations qui donnent du plaisir, de l’optimisme. L’information sur la crise ne bouge pas les gens, on ne voulait pas refaire un autre li-vre sur l’apocalypse qui nous attend. Un des buts du livre, c’est de susciter de l’espoir politique. À cela se greffait un projet personnel, car nous voulions créer notre propre communauté, il ne s’agissait pas simplement dans notre esprit d’un travail de recher-che, théorique ni même artistique, c’était un travail d’exploration pratique pour ap-prendre à bricoler notre communauté.
IF –
C’était aussi un désir de revendiquer la notion même d’utopie. De s’inscrire en faux contre les leçons en réalisme : le lancinant « il faut être réaliste ». En Grande-Bretagne en ce moment, le discours du vice-premier ministre Nick Clegg vis-à-vis des étudiants en lutte est précisément celui du réalisme : « revenez à la réalité ». Selon lui, les étudiants vivent dans le monde des rêves et les politiciens ont pour devoir de rappeler ce qu’est le monde réel. Face à cela, il faut revendiquer, explorer la notion d’utopie comme un processus beaucoup plus que comme un état fixe, permanent, de perfection, et donc inatteignable. Cette appréhension-là de l’utopie, comme système clos et par-fait, tue l’espoir, inhibe l’action, condamne le désir de passer à l’acte. Par certains cô-tés, l’idée même d’un monde meilleur dans le futur est ridicule, pas réaliste donc im-possible, voilà ce qu’on entend. De là à considérer que l’espoir même est utopiste, il n’y a qu’un pas : quand on est sérieux, on est pessimiste, on prévoit la fin du monde, y compris chez les militants. Nous avions envie d’explorer, de manière très sérieuse, l’utopie à l’œuvre et donc de revendiquer la notion d’utopie dans l’imperfection. L’utopie qui nous intéresse, c’est le saut de l’imagination, le courage d’espérer autre chose et d’essayer dans la pratique au quotidien sans se laisser intimider par le fait que peut-être ce ne sera pas parfait, que peut-être cela va échouer. C’est la notion d’imperfection qui redonne l’espoir, nous en étions persuadés au départ, mais cela s’est nettement confirmé lors du voyage. La peur de l’échec peut être très intimidante, au point d’inhiber le désir d’action lui-même. L’échec d’une expérience peut contami-ner l’image que nous avons de nous-mêmes mais aussi notre perception du monde : « je suis un échec », « le monde est un échec ». Oter cette peur, c’est faire barrage à ces processus négatifs, qui ouvrent au pessimisme, à l’idée de fin du monde. De la conjuration de cette peur, l’espoir renaît.
JJ-
En termes d’art, une de nos inspirations est William Morris, artiste du 19e siècle, connu surtout pour ses motifs d’impression qu’on retrouve sur tous les papiers peints des maisons bourgeoises de la période, mais c’était un socialiste radical, il traduisait des poèmes, il faisait des tracts politiques, il a écrit, en 1890, cet ouvrage « Nouvelles de Nulle Part », qui proposait la vision d’un monde ouvert, sans propriété privée, autogéré. L’histoire est censée se passer vers l’an 2000. Pour lui, l’art devait se produire dans le quotidien. Le jeu de mot en Anglais, News From Nowhere, qui peut se lire « now » « here », ici et maintenant, rend bien compte de cette idée que l’art est ancré dans le quotidien, l’art n’est pas un refuge, un ailleurs. Chaque activité, tout « travail », devient une activité commune, qui doit produire par elle-même du plaisir. Le film, parallèlement à l’ouvrage, est une manière d’imaginer un « News From Nowhere » pour aujourd’hui.
3. Vivre ensemble
Mvts-
Cela fait écho à des propos que tu avais tenus lors d’un précédent passage à Paris, il y avait eu une table ronde avec Michael Hardt et Naomi Klein (pour les 40 ans de Mai 1968). Tu disais : « on a suffisamment de savoirs sur la société, ses maux, les injustices qui l’habitent, le rôle de la critique ou de l’art désormais c’est de parvenir à rendre la révolution aussi irrésistible que tous ces biens que le système capitaliste parvient à rendre désirable, comme un IPod© etc. ». Est-ce aussi cela que vous avez essayer de concentrer dans cet objet particulier, livre / film : faire naître le désir ?
IF –
L’idée c’était d’en faire un vrai objet de désir, avec un film qui ne soit pas un documentaire, qui ne soit pas didactique. Le modèle dont on essayait de se départir, c’est l’idée du Blueprint, l’idée du constat qui débouche sur une solution clé en main. L’idée que la solution existe quelque part, soit une théorie soit une pratique, qu’il suffirait de mettre la main dessus pour la répliquer à l’infini pour tout régler comme par magie, voilà ce à quoi nous voulions échapper. Politiquement nous sommes en désaccord avec ce type d’approche. La notion d’utopie permet d’explorer une myriade de contextes, culturels, historiques, des approches diverses, le quotidien en milieu rural, urbain, la production, la consommation, l’amour, le sexe, l’enseignement, la nourriture, il s’agissait de concevoir tout cela comme des pratiques artistiques. Et pour pouvoir essayer de transmettre plutôt que d’expliquer, nous trouvions plus intéressant de passer par un film très filmique qui ne soit pas un documentaire. Il fallait faire de ces expériences des expériences désirables. J’ai été influencée par les approches récentes du féminisme qui entendent mettre en avant un éventail de connaissances et notamment des connaissances émotionnelles. Ca nous intéressait beaucoup de se dire que si on pouvait créer un dialogue entre deux formes, l’une plus intellectuelle, le livre, et l’autre beaucoup plus fictionnelle, le film, on pourrait toucher les gens à un autre niveau que la seule compréhension analytique « problèmes »/ « solutions ». Par ailleurs nous sommes convaincus que dans les émotions, il y a de la compétence, des savoirs. Faire un bel objet qui donne envie, en espérant que cette envie fasse éclosion de plus d’envies d’autres choses, voilà le projet…
Mvts-
Le livre lui-même est déjà de cet ordre-là. Les émotions que vous ressentez sont constamment présentes. On a tout de même l’impression qu’il y a un gros travail en amont, notamment pour sélectionner les communautés à visiter et même si on comprend pourquoi cette partie là de l’expérience ne donne pas lieu à de longues pages dans votre ouvrage, parce que cela casserait sans doute l’esprit initiation de ce voyage, on aimerait toutefois en savoir plus une fois qu’on a lu le livre. Même l’épisode imprévu, le détour par Marinaleda (village autogéré en Espagne) semble une heureuse coïncidence, car il complète votre tableau. Quel espace d’analyse vous étiez-vous donné ?
JJ–
On s’est donné des règles : pas d’endroit avec un gourou ou un leader, pas d’endroit avec une spiritualité partagée de façon trop surplombante, il ne fallait pas que la religion ou la spiritualité soit la glue de la communauté, car il s’agit là de quelque chose de très différent, les moines vivent en communauté depuis plus de 2000 ans, on sait que ça marche !
IF –
On a pensé que ça allait être assez facile de trouver des endroits, car on pensait qu’il n’y en avait pas beaucoup. Mais dès qu’on a commencé à faire des recherches, c’était comme enlever le sable au-dessus d’une fourmilière, plus on cherchait et plus il en apparaissait. Des dizaines, des centaines, des milliers en Europe. On s’est trouvé noyés dans la masse, avec des expériences toutes plus intéressantes les unes que les autres. On avait deux fils rouges : une gestion horizontale, car ce sont des formes politiques auxquelles on s’identifie, et des communautés non « religieuses ». L’autre motif, c’était précisément de se détacher des formes académiques d’une telle recherche. Je suis universitaire et j’ai pris une année de congé non payée pour ce projet, car je ne voulais surtout pas avoir à soumettre cette expérience aux canons d’une recherche. Par exemple, il aurait fallu avoir un échantillon représentatif, justifier les formes politiques qui retenaient notre attention (autrement que par le fait qu’elles nous plaisent davantage). Nous voulions au contraire partir à la recherche de formes qui nous séduisaient au départ, sans pour autant que ce soit les expériences que nous aurions immédiatement pu solliciter de part notre trajectoire militante. Nous voulions de la diversité, mais à partir de nos propres désirs.
JJ –
C’était important aussi de quitter notre « zone de confort », notre univers familier, d’aller vers des endroits où nous n’irions pas naturellement. Par exemple ZEGG . On ne se voyait pas faire un voyage en utopies, sans évoquer la question de la sexualité. Et il était assez difficile de trouver des communautés qui mettaient en avant vraiment ce projet-là. On a dû aller contre notre pente naturelle, car en Allemagne nos amis nous disaient que politiquement, faire une place à cette communauté-là dans notre voyage, c’était un suicide social ou politique.
IF –
Nous étions très attachés à l’idée de diversité, on a fait des efforts pour avoir autant d’exemples urbains que ruraux. Autant il y a pléthore de communautés en milieu rural, autant en milieu urbain c’est plus difficile à trouver.
JJ-
La première chose que nous avons faite, c’est d’écrire à des amis pour leur demander quelles étaient les trois utopies actuelles qu’ils connaissaient et qui les fascinaient le plus, ou leur paraissaient intéressantes. Can Masdeu est très souvent revenu.
Mvts –
Vous avez toujours choisi de présenter des utopies avec communautés de lieu, alors qu’aujourd’hui il y a des projets utopiques qui ne sont pas déterminés par le fait de vivre en commun. Par exemple en Espagne, où vous avez passé du temps, il y la projet utopique d’Eric Duran qui consiste à inciter les gens à se mettre volontairement en insolvabilité pour fragiliser le système bancaire. Se déclarer insolvable et se mettre en interdit bancaire, c’est une forme d’utopie mais non matérialisée par un lieu de vie commun. Pourquoi ce choix de l’utopie, de la résistance, de l’alternative comme lieu de vie commun ou communautaire ?
IF –
Nous avions envie d’un voyage de rencontres humaines, de moments de vie partagés, intégrer dans un même récit ces projets très géographiquement ancrés et ceux qui ne le sont pas était assez compliqué. Indymedia est resté longtemps sur la liste par exemple [7]. Mais au final nous avons abandonné cette idée. Au niveau du récit, nous ne voyions pas comment en parler. Au fur et à mesure que nous réfléchissions, nous nous sommes rendus compte que la notion du quotidien et du partage du quotidien nous intéressait vraiment. C’est cela qui posait problème. Ce qui est compliqué, c’est toujours la constitution du groupe, c’est cela qui nous a amené à choisir des lieux déterminés géographiquement. On avait envie voir comment des groupes aussi divers se débrouillaient du quotidien.
JJ –
Je pense qu’il y quand même un peu un trou en termes de nouvelles technologies. Les logiciels libres, les hacklabs, ces questions-là.
IF –
En même temps le projet n’a jamais eu la prétention d’être un catalogue exhaustif de toutes les utopies. Bien sûr nous avons essayé de faire varier les angles, l’éducation, les projets agricoles, etc. mais ce n’était pas un objectif en soi que de rendre compte de tout. L’idée n’était pas de faire une carte sociétale. Le projet consiste plutôt à amorcer une réflexion, plus que proposer un produit fini.
JJ –
Sauf que lorsqu’on parle de l’envie de donner envie, c’est compliqué devant certains publics de faire ces impasses. On a participé à un cours dans une fac à Londres, donné par un vieux marxiste, dans le cadre d’un cycle d’études sur le management, le busi-ness. Il nous a fait venir pour parler du livre. Cette université est située dans l’est de Londres, il y avait là des gens qui viennent de partout dans le monde, qui veulent de-venir des hommes ou femmes d’affaire ; nous avons fait une présentation devant 100 ou 200 jeunes. Beaucoup ont aimé, mais on s’est quand même rendu compte que la majorité n’était pas du tout attirée. Il s’agit de jeunes issus de la ville, les fermes autogérées, la question de la nature, ne les intéressent pas. Pour susciter le désir, il faudrait partir d’alternatives plus proches de leur mode de vie.
Mvts –
En même temps on peut dire que le voyage ne fait que commencer. On a l’impression dans l’ouvrage, quand on le lit chronologiquement que vous cherchez peut-être des réponses dans certaines communautés à des questions qui se posaient dans d’autres, à certaines impasses qui pouvaient s’y dessiner. Est-ce le cas ? Est-ce que l’ordre du voyage est aussi un ordre raisonné de problèmes à aborder lorsqu’on décrit des expériences alternatives ? Est-ce que vous avez respecté l’ordre du voyage dans le récit final ?
IF –
Le livre est fidèle à la chronologie réelle du voyage. Mais dans le film nous avons explosé l’ordre. À l’intérieur de chaque chapitre, ce n’est pas forcément totalement chronologique. Nous avions tenté de faire un vrai journal, mais ça ne fonctionnait pas. Nous n’avions d’ailleurs pas pris nos notes sous la forme d’un journal (ce que nous avions prévu de faire pourtant dans le but de construire notre récit comme un journal de bord), du coup cela devenait impossible de garder cette forme. Nous avons plutôt essayé de restituer la progression de notre réflexion et de nos émotions, ce que nous avons ressenti, mais sans changer l’ordre qui les liait au voyage.
JJ –
Selon moi, nous n’avons pas assez rendu compte de notre propre expérience, nous voulions être au plus près de ces vies communautaires, et nous sommes passés à côté d’une exploration plus approfondie de notre propre ressenti. Par exemple, je me suis rendu compte que je n’ai jamais interviewé Isa, ou très rarement. Les seuls moments où je l’ai fait, ce sont des moments qui sont intégralement dans le film. Nous nous étions dit que nous n’étions pas le sujet du livre, que seuls les endroits et les gens étaient importants. Si c’était à refaire, ce serait sans doute plus équilibré. C’était une erreur car nous avons traversé des émotions, vécu des expériences très fortes.
Mvts –
Que diriez-vous de ces émotions, de ces expériences justement ? Qu’avez-vous appris dans ce voyage ?
JJ –
Qu’avons-nous appris ? Wouaouh…
IF –
(Rires) C’est le genre de question qui me laisse sans voix. Mais j’ai l’impression quand même que c’est un voyage qui a totalement fait explosé mes préjugés et mes préconceptions. Le milieu activiste duquel on vient est un milieu par exemple où les décisions par consensus sont la règle, on travaille toujours de cette manière-là, ce sont des milieux horizontaux où les processus de décision par consensus sont très cadrés, très canalisés. J’étais vraiment convaincue, et je le reste, que c’est une manière de prendre des décisions plus respectueuse des personnes et de leur diversité, plus inclusive aussi. J’étais persuadée que le consensus ‘à coup de chaises’ comme ils l’appellent à Longo Maï, ça ne pouvait pas marcher. [8] Or les deux communautés qui ont la plus longue existence, Longo Maï et Christiana, fonctionnent comme cela. Je ne m’en suis toujours par remise…Le désir de voir le projet fonctionner fait qu’il fonctionne. Il y a un engagement de tous envers l’idée même de l’utopie d’un certain côté, et c’est cela que je trouve vraiment passionnant, et finalement c’est peut-être ce qui manque dans les sociétés où nous vivons et dans lesquelles on ne se retrouve pas du tout. Il manque cette dimension d’engagement pour que la société fonctionne. On part du principe que la société va fonctionner, en un phénomène évanescent pour lequel on n’a pas besoin de s’impliquer. L’un de mes moments préférés dans le film, cela se passe à Christiania, c’est le témoignage du facteur qui explique que 20% des emplois à Christiana sont donnés à des alcooliques ou à des gens qui fument tellement d’herbe qu’ils ne peuvent avoir une grande efficacité au travail. Et d’expliquer que le système d’autogestion n’était pas là que pour faire fonctionner Christiana mais aussi pour « être » Christiana, pour faire vivre l’esprit Christiana. C’est une des belles leçons que j’ai retirées. La plus belle leçon de Christiana, c’est ce désir d’inclusion et la manière dont la communauté s’est organisée pour accueillir les plus vulnérables, ce qui est souvent le talon d’Achille de ces communautés.
JJ –
On a appris aussi l’importance de la confiance. Le capitalisme fonctionne parce que la seule valeur de confiance c’est l’argent, la seule chose qui donne confiance c’est l’argent, les autres formes de confiance ont été détruites. J’ai appris qu’il est possible de créer ensemble d’autres formes de confiance, mais que c’est beaucoup de travail. Le problème de la liberté est toujours abordé à partir du souci de la préservation de la liberté individuelle. Ce que j’ai appris avec les enfants de l’école anarchiste en Espagne, Paidéia, c’est que la liberté est fondée sur la connaissance des besoins de l’autre. Il y a là quelque chose qui n’est pas sans rapport avec la pratique artistique. Si tu es ouvert au monde et ouvert aux autres, si tout le monde est ouvert aux besoins de l’autre, on dispose alors d’un contexte d’une société libre. Cela n’a finalement rien à voir avec l’individu libre. C’est la mythologie anarchiste, ou même celle véhiculée par le néo-libéralisme, de l’individu libre qu’il faut réviser complètement. J’ai appris plus sur la liberté avec ces enfants de 7 ans ou moins, qu’avec tous les ouvrages de théorie libertaire, anarchiste que j’ai pu lire.
4. Dedans / dehors
Mvts –
L’exemple de cette école est intéressant parce que vous expliquez bien comment l’école est amenée à refuser des enfants de plus de 7 ou 8 ans, ayant déjà été scolarisés ailleurs, parce que trop incapables d’accepter les codes de l’école anarchiste. Parallèlement les enfants devenus adolescents qui quittent l’école anarchiste, comme vous le notez dans le livre, ne se précipitent pas pour vivre des expériences communautaires du type de celles que vous explorez dans le livre. On aurait pu s’attendre à ce que ces expériences attirent des jeunes qui auraient eu l’éducation ‘anarchiste’ que vous décrivez dans cette école. Ce type de séquences (qui entre ? qui sort ? et comment ?) est rendu d’autant plus saisissant que l’expérience de Landmatters [9] qui précède dans le livre la visite de l’école anarchiste, est précisément une expérience où l’on trouve des gens qui se sont presque littéralement épuisés dans le militantisme, allant jusqu’à mettre leur santé en péril, avec le récit d’Hannah qui a longtemps milité en vivant dans les arbres et qui vient trouver un repos dans le repli communautaire de Landmatters.
IF –
C’est une question qui nous suit depuis que nous sommes allés dans cette école. Des 12 projets que nous avons visités, c’est sans doute l’expérience plus intense, même si nous n’y sommes restés que 3 jours. Voir une école gérée à ce point là par des enfants, c’était extraordinaire. D’un certain côté, nous étions déçus de voir que ce n’était pas une petite usine à activistes, mais d’un autre côté il y a un tel respect pour ce qui s’y fait, pour les femmes qui pensent la pédagogie de cette école depuis trente ans. Cela nous a forcé à revisiter cette question-là. C’est presque rassurant de se dire que la réponse n’est pas systématiquement l’extraction du quotidien capitaliste, le retrait du système dans des communes autonomes. On touchait là la texture même de ce dont nous essayons de parler dans tout l’ouvrage : dire qu’il n’y a pas une seule réponse possible face au rejet du capitalisme. Le fait que l’école existe depuis 30 ans a eu des effets, mais des effets multiples, il n’y a pas une forme de réponse qui s’est imposée, mais les lignes ont bougé.
JJ –
Je rêverais de passer plus de temps dans cette ville pour voir comment cette école a influencé les valeurs, le mode de vie des gens.
Mvts –
Même s’il n’y a pas une recherche de « critériologie » dans votre ouvrage, on voit bien malgré tout que la question de l’ouverture et du degré d’ouverture des communautés sur l’extérieur, de leur effet sur l’environnement (au sens large du terme) est importante à vos yeux. Les communautés qui sont un peu plus fermées ne sont pas celles qui suscitent le plus le désir. Les communautés tireraient presque leur raison du fait qu’à l’extérieur il y a un autre fonctionnement qu’il faut venir modifier et donc avec lequel il faut établir des liens, des échanges. Avec cette idée, comme pour la permaculture que vous décrivez à Landmatters, que c’est dans les zones d’échange, les zones de transition que se produisent les choses les plus intéressantes. Comment vous voyez cette existence paradoxale, qui se nourrit de ce qui n’est pas elle ?
IF –
C’est un équilibre vraiment précaire. Tous ces projets vivent sur le fil du rasoir de cette question-là en permanence. À Can Masdeu, la communauté voulait être dans l’activisme, dans l’extérieur, ils avaient été nommés l’ « agence tout risque de Barcelone ». Il a fallu des moments de recentrement sur la communauté, car ils étaient tous complètement épuisés. Toutes les structures de vie ont besoin de ce va-et-vient ; l’ouverture appelle une certaine forme de repli pour retrouver des forces, puis on s’ouvre à nouveau. C’est organique, cela vit d’échanges. Ce n’est pas fixe.
JJ –
C’est une question très intéressante, car on vit une période où l’on voit émerger à nouveau des expériences de ce type, on peut faire une « courbe » de l’évolution des communautés utopiques. Un grand moment mi-19e siècle, un grand moment dans les années 1970, on revient à un moment d’effervescence aujourd’hui. La grande différence, c’est la question de la communication. Dans les années 1970, quand tu prenais une immense ferme de cent personnes dans la montagne, tu voyais les cent personnes, les paysans autour, mais il n’était pas évident de se mettre dans un réseau, de faire des liens, de communiquer des savoir-faire. Aujourd’hui, dans les prochaines années, cette question de l’ouverture et de la communication va changer la donne de ces communautés. L’image de communautés fermées, repliées sur elles-mêmes, d’endroits clos, secrets, c’est aussi l’image que nos sociétés veulent donner de ces communautés, afin de susciter la méfiance, voire la crainte et le rejet de ces dernières.
Mvts –
Dans les descriptions que vous faites de vos arrivées dans ces communautés, on ressent ce phénomène. Souvent c’est la nuit, il y a des atmosphères inquiétantes, les rumeurs sur ces communautés qui vous sont rapportées et qui entretiennent cette crainte. Qu’est-ce qu’on va trouver ?
JJ –
Là aussi, avec la communication ces questions peuvent être changées. Si toutes les communautés communiquent davantage vers l’extérieur, l’image elle-même peut changer.
Mvts-
Longo Maï semble contredire et confirmer en même temps ce point de vue puisque par exemple, c’est une communauté qui communique depuis de nombreuses années et s’est ouverte depuis le départ grâce à des journaux, et surtout grâce à la radio communautaire qui diffuse régionalement. C’est plus ancien que ce que l’on pourrait penser. En même temps cela conforte bien votre idée que le degré d’ouverture est sans doute un facteur important de pérennisation de l’expérience communautaire.
IF –
C’est la question qui revient le plus souvent. L’obsession de l’ouverture ou de l’hermétisme de ces communautés. L’a priori d’énormément de gens c’est que ce sont des bulles, des groupes retirés du monde. En fait aucun de ces projets ne revendiquent la fermeture. Il est impossible en fait de se retirer du monde, ils le disent eux-mêmes. Même Vieille Valette, dans cette communauté d’ « articulteurs » qui peut sembler repliée sur elle-même [10], en réalité il y a une ouverture, après on adhère ou non au projet et eux disent : « Si ça ne vous plait pas, la prochaine vallée est par là, allez voir ailleurs ». C’est étonnant que cela revienne souvent, lorsqu’on évoque le périple à des gens qui n’ont pas même lu le livre, il y a l’idée tout de suite de la communauté comme lieu fermé.
Mvts-
C’est sans doute une image qui circule, mais il y a quand même, dans votre ouvrage, ce critère d’ouverture qui sert de classificateur des expériences aussi diverses soient-elles. Ce qui suscite le désir, ce sont souvent des projets qui sont « ouverts » sur l’extérieur, qui permettent presque d’intensifier les échanges avec cet extérieur. D’autres projets, plus fermés, peuvent l’être pour des raisons très différentes : par exemple pour des raisons économiques, comme à Cravirola, qui est la communauté agricole qui cherche à monter un élevage de chèvres [11] . L’ampleur du projet économique est telle que le projet lui-même enferme : certaines clauses sont explicitement des injonctions à ne pas se disperser dans des activités militantes externes (par exemple, la participation à des opérations de fauchage de plants transgéniques, qui pourrait avoir des conséquences –en cas de poursuites judiciaires– financières pour la communauté, à l’équilibre économique fragile). Vieille Valette : c’est un projet spécifique, pas contre la venue des autres certes, mais dont l’objet n’est pas d’aller vers l’autre. Ce qui n’est pas le cas d’autres communautés, comme Can Masdeu, mais aussi d’une certaine manière de ces projets qui sont d’emblée pris dans des ensembles plus vastes (village de Marinaleda, reprise d’usines en Serbie), où il faut convaincre un grand nombre de personnes de participer alors même qu’elles peuvent ne pas être convaincues au départ. Donc ce critère « ouverture » / « fermeture » ce n’est pas seulement dans l’imaginaire ou les représentations que l’on se fait de ces communautés, il est à l’œuvre dans la manière de restituer les émotions nées au cours de votre périple. On pourrait dire même qu’un enseignement, pour le lecteur, ce serait qu’une communauté de ce type ne peut vivre, se perpétuer ou disons a plus de chances de le faire, que si elle inscrit sciemment dans sa démarche ce souci de l’ouverture.
IF –
C’est en tous les cas comme cela que nous l’avons ressenti.
JJ –
Dans le film, un des moments que je préfère c’est le passage où Antoine dit (de la Vieille Valette) que l’endroit n’appartient pas seulement aux gens qui sont de passage mais aussi aux gens qui ne sont pas encore passés et même peut-être à ceux qui ne sont pas encore nés. Donc même cette communauté qui peut sembler ne pas aller vers l’autre, est ouverte. À la fois plus ouverte et plus fermée que tous les autres endroits que nous avons pu visiter.
IF –
Le problème c’est que des communautés qui peuvent sembler très ouvertes, comme à Longo Maï, où l’on ne demande rien, absolument rien à celui qui arrive, met quand même en œuvre des systèmes de filtrage, par l’acceptation ou non de certains comportements.
JJ –
Il faut bien voir que chacune de ces communautés développe sa propre culture. Il y a une diversité de cultures. Le livre de P. M., Bolo Bolo, donne une bonne image de ce que nous voulions restituer : un réseau de villes ou de sites avec des cultures très marquées mais très différentes. Une forme d’archipel d’espaces variés où chacun peut trouver à s’exprimer. C’est peut-être là l’image du futur : chacun pourra trouver son utopie.
5. Archipel solidaire
Mvts –
L’image de l’archipel peut faire penser aussi à des théories libertariennes de droite, par exemple le livre de R. Nozick, État, Anarchie & Utopie (PUF, 1988), est favorable à l’idée que les gens se retrouvent par affinités, sur la base d’accords volontaires. Il peut y avoir un risque que la dimension militante disparaisse : les enjeux écologiques, démocratiques, critiques du capitalisme peuvent être noyés, alors que dans votre voyage, cette dimension, la plus analytique de l’ouvrage, est très présente. L’aspect critique du capitalisme est aussi un fil conducteur des communautés qui vous ont intéressés, l’image de l’archipel peut venir effacer ou atténuer cette dimension.
IF –
Sauf que l’élément différentiel, ce serait la notion de solidarité, l’archipel anarcho-capitaliste est très individualiste, très axé sur le « chacun pour soi ». Tant que ce que tu fais ne m’atteint pas, tu fais ce que tu veux. La notion d’archipel dans laquelle nous nous reconnaissons, c’est un archipel qui est défini par la solidarité…
JJ –
Et la différence !
IF –
Oui mais une différence qui ne vire pas à l’indifférence. La solidarité et le respect fait tenir ensemble les îles, je ne crois pas que les anarcho-capitalistes se reconnaîtraient dans les expériences que l’on décrit…Ce serait un échec pour nous (rires) !
Mvts-
En même temps on voit bien que la solidarité peut être un carcan. A Can Masdeu, la question est ouvertement posée de savoir si avoir un enfant est une décision personnelle ou communautaire. À Cravirola , la culpabilité pointe le bout de son nez dès qu’on ouvre un magazine au coin de la cheminée, alors qu’il y a tant de travail à fournir pour faire tourner la communauté. Il y a une pression ou oppression qui peut être l’autre nom de la solidarité.
IF –
Ces questions-là n’ont pas de réponses simples. C’est toujours un équilibre très précaire, difficile à maintenir entre quelque chose d’étouffant et qui peut en même temps être libérateur. On ne se retrouve pas à définir la nature de la solidarité en trois phrases, deux émotions. Je préfère les difficultés de cet équilibre fragile-là plutôt que les difficultés et l’injustice engendrées par le fonctionnement capitaliste de la société. Cela fait partie de notre voyage que de relever les imperfections, nous voulions rompre avec l’image d’une utopie parfaite, nous revendiquons l’utopie imparfaite. Il n’y a de perfection nulle part.
6. Votre utopie ?
Mvts –
Vous avez le projet vous-mêmes de constituer une communauté. Ce projet s’est-il construit avant votre voyage ? Après ? Comment le voyez-vous aujourd’hui ?
JJ –
Avant de partir nous en avions rêvé depuis longtemps, mais pendant le voyage nous nous sommes dits que nous nous pourrions jamais retourner à notre vie d’avant, à Londres…
IF –
Je voulais rester à Can Masdeu…Puis après l’expérience de Longo Maï, c’est là que je voulais vivre (rires).
JJ –
C’est un peu tombé du ciel. Au moment de rendre le manuscrit à l’éditeur, nous avons eu une rencontre avec les gens du « Camp climat » français, qui ont trouvé 7 ha avec une longère…Ce qu’on aimerait faire, c’est utiliser le livre comme base d’études pour le collectif que l’on crée. Une manière d’engager et de mener la discussion à partir de cette question : comment veut-on vivre ensemble ?
Mvts –
Vous voulez piocher dans les expériences que vous avez pu observer. Par exemple, du côté des types de processus envisageables pour la prise de décision ?
IF –
Pour ce qui est de la prise de décision, cela s’est décidé très vite, car pour le coup nous partagions tous une même idée du consensus, sans « coups de chaise ». Mais globalement, c’est vrai que le livre joue comme un catalogue ou un répertoire d’expériences. En espérant que cela puisse agir ainsi sur d’autres, comme une manière de dire : c’est possible, lancez-vous, faites-le aussi.
Ce livre nous a permis d’appréhender des questions auxquelles nous n’aurions pas pensé si nous n’avions pas fait ce voyage, je pense que cela nous permet de devancer certains problèmes qui se seraient très probablement posés plus tard.
Mvts –
Vous insistez beaucoup sur « passer à un autre rythme temporel, se retrouver, l’attention à soi…Mais toutes les personnes que vous avez rencontrées, n’arrêtent pas de travailler, le rythme est finalement très soutenu. Les personnes que vous décrivez sont plus actives que les actifs de notre société.
JJ –
Oui, c’est vrai, cependant la différence c’est qu’ils autodéterminent leur temps. En fait dans la plupart des endroits où nous sommes allés, c’est comme partout, il y a des gens qui travaillent tout le temps et d’autres qui ne travaillent que très peu. En ce qui concerne les personnes rencontrées, elles ont le choix, c’est elles qui ont fait ce choix, il n’y a pas de pression économique. Le travail est seulement lié au désir de travailler, de créer un projet.
IF –
La dimension du choix est fondamentale. Dans la majorité des endroits où nous sommes allés, il y a ce sentiment d’une vraie implication dans la vie de la communauté, il y a un respect des engagements, les gens travaillent beaucoup, mais uniquement quand ils le choisissent. Cette remarque sur le travail nous est très souvent faite : « si les gens ne sont pas obligés de travailler alors plus personne ne travaille ? » Ce que nous avons constaté, c’est que ce n’est absolument pas le cas.
Mvts –
Il semble qu’a l’intérieur de l’utopie, il y ait une reconstruction de l’utopie, l’espoir d’atteindre un certain plateau, est-ce que finalement cette effervescence du début ne s’évapore pas lorsqu’on attend un type de fonctionnement normal, c’est-à-dire quand la communauté est installée ? Est-ce que vous avez réfléchi à cette dimension d’une dynamique propre de la communauté, c’est-à-dire le moment de la construction et l’après ?
JJ –
Cela dépend énormément des endroits, parce que par exemple dans un squat, il y a une dynamique très différente, les personnes ne savent jamais combien de temps elles vont rester donc il y a un mouvements perpétuel. Il n’y a jamais cette idée que les personnes vont être là dans l’avenir, mais elles vivent comme si elles allaient y rester. Cela crée une relation très spéciale au travail et donne une certaine dynamique au groupe.
IF –
Plus qu’une véritable cassure entre l’effervescence du début et l’après, on peut observer des cycles. Dans la majorité des projets, il reste toujours cette envie de se perfectionner (et non atteindre la perfection), même après cette période de construction. La dynamique du groupe change aussi avec l’âge.
Ce que j’ai trouvé de plus beau probablement dans tous les projets, c’est qu’aucun n’a délaissé l’utopie à l’intérieur de l’utopie. Ils gardent tous cette tension salutaire : être en résistance et fonder leur proposition alternative, quelle que soit cette proposition. C’est très motivant de constater cela. Ce sont des militants, au départ ces communautés ont été créées en résistance, et elles restent, malgré le temps des communautés de résistance. Les habitants de ces communautés acceptent la répression, mais de toute façon elle leur est utile, elle leur permet de se construire, de souder les liens à l’intérieur des groupes.
JJ –
Et de ne pas se faire récupérer par le système ; il faut avoir les deux : la résistance et l’alternative, sinon on oublie qui est l’ennemi. Si nous l’oublions, il devient alors facile à l’ennemi d’entrer dans un projet et de le recycler. L’utopie que nous souhaitons créer, c’est une école qui mélange les formes de désobéissance civile, l’art et la permaculture. Nous avons constaté que ces trois pôles étaient toujours séparés, notre défi c’est de les réunir.
Mvts –
Est-ce que vous vous mettez des contraintes à l’élaboration de votre projet de communauté, par exemple une empreinte écologique d’une planète voire inférieure ?
IF – Nous ne nous sommes pas posés la question comme cela, nous ne nous sommes pas donnés comme objectif collectif d’avoir une empreinte écologique d’une planète, mais nous sommes tous engagés à avoir une empreinte écologique minimum. Nous ne nous sommes pas imposés un cadre. On souhaite éviter de penser notre projet en terme de contrainte. Nous cherchons plutôt à imaginer une cohérence qui soit libératrice.
P.-S.
Le blog de la r.O.n.c.e., le projet d’Isa et John : http://laronceblog.wordpress.com/
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