Le Regroupement des Haïtiens de Montréal contre l’occupation d’Haïti (REHMONCO) organisait le 5 février une table ronde sur la grave crise qui risque d’exploser le 7 février. En principe, la présidence de Jovenel Moïse arrive à échéance. Des élections auraient dû être déclenchées bien avant cette date. Mais le président mal aimé s’accroche. Cependant, les États-Unis et le Canada du dit « Core Group » sur Haïti continuent de l’endosser. Des affrontements de grande envergure qui durent déjà depuis plusieurs mois risquent de s’aggraver.
Mad Max à Port-au-Prince
La capitale haïtienne est quadrillée par des bandes armées téléguidées par le régime pour semer la terreur. Composés d’éléments criminalisés, les gangs « assassinent, volent, kidnappent et violent les jeunes femmes en toute impunité », explique Chantal Ismé du REHMONCO. En janvier dernier, des jeunes ont manifesté avec courage devant ces hommes armés qui venaient de kidnapper une jeune écolière. Selon le REHMONCO, « il est clair maintenant que les gangs se transforment en une véritable force paramilitaire au service du pouvoir. À l’instar des milices de Duvalier, ils terrorisent les quartiers populaires, s’enrichissent au détriment de la population et occupent de plus en plus de place dans la société civile. Dans les faits, ces gangs qui se sont fédéré constituent la principale force de répression de l’équipe gouvernementale. Les gangs travaillent à la solde du gouvernement, des bandits ordinaires ne sauraient mener à bien une entreprise aussi lucrative que le kidnapping sans l’encadrement des autorités au sommet de l’État. » Par ailleurs, ces gangs organisés et armés par les narco trafiquants ont fait d’Haïti une des plaques tournantes importantes des cartels qui exportent la cocaïne et d’autres drogues vers les États-Unis.
L’effondrement
L’économie entretemps s’est effondrée. Selon Renel Exentus, « les couches populaires du monde rural ont été dépossédées en masse. L’exode amène en ville des dizaines de milliers de personnes qui sont condamnées à la clochardisation ». Plus de 50 % de la population (6 sur 12 millions), selon les estimés de la Banque mondiale, survivent à peine, en dessous du seuil de la pauvreté. 80% de la population souffre d’insécurité alimentaire. 70 % de la population est sans travail, condamnée à la très grande précarité du secteur informel. La population n’arrive plus à subvenir à ses besoins essentiels. L’exode est massif, notamment vers les pays de la Caraïbe et de l’Amérique centrale, depuis que l’accès aux États-Unis et au Canada est devenu extrêmement restreint . Dans ce sombre portrait, il faut ajouter selon Exentus le terrible impact de la crise de l’environnement (plus de 80 % du couvert végétal a été détruit depuis 20 ans), ce qui fait qu’Haïti est de plus en plus dévasté par les cyclones, les inondations et les sécheresses qui contribuent beaucoup à accélérer l’exode rural et le débordement des bidonvilles.
L’État en lambeaux
Le gouvernement actuel est dominé par des criminels dont le président actuel Jovenel Moïse, qui a succédé à Michel Martelly à la suite d’élections frauduleuses largement boycottées par la population. Par la suite, des enquêtes indépendantes ont bien démontré que les deux compères Jovenel et Martelly ont détourné plusieurs milliards de dollars provenant d’un fonds d’aide mis en place par le Venezuela. Une vaste mobilisation contre cette affaire dite de « Petro-Caribe » a conduit des dizaines de milliers de jeunes à occuper les rues. Les gangs armés et la police (entretenue et encadrée en bonne partie par un programme « d’aide » canadien, réussissent de moins en moins à contenir la résistance, au point où selon Alain Saint-Victor du REHMONCO, « le président entouré de centaines d’hommes en armes ne parvient plus à se rendre au siège de l’État ». La gestion de l’État se fait par décrets présidentiels (plus de 40 en un an), dans l’absence du Parlement et la manipulation du système judiciaire. Mêmes les milieux économiques haïtiens, dominés par une bourgeoisie commerciale qui s’est historiquement concentrée sur l’import-export, n’en peuvent plus.
Le rôle clé du « Core Group »
Dominé par les États-Unis, le Canada et la France, le « Core Group » assure la perpétuation de ce statu quo. Washington, secondé par Ottawa, ne veut pas le retour d’un régime qui mettrait fin à la prédation actuelle, ce qui pourrait donner le « mauvais exemple » à d’autres pays de la région enfoncés dans la misère et l’endettement. « Les États-Unis depuis leur occupation militaire de 1915 (qui a duré 19 ans) ont soutenu la dictature de Duvalier. Quand le peuple s’est mis en marche à la fin des années 1980, ils ont tout fait pour bloquer une réelle émancipation populaire », explique Alain Saint-Victor. Ils restent derrière le système actuel néo-duvaliériste qui viole allègrement toutes les lois ». Les puissances exercent leur contrôle également via l’« aide internationale ». « Dans certains les ministères, on note la présence de « conseillers » étrangers qui prennent les décisions importantes », selon Exentus. Ils sont secondés par la « république des ONG » qui dominent également l’aide humanitaire, surtout depuis le tremblement de terre de 2010.
Les défis de la résistance
L’organisation des collectifs de résistance principalement par des jeunes persiste et signe. « En fait selon Exentus, « on n’a jamais vu un mouvement d’une telle ampleur agissant dans la durée ». Serge Bouchereau, un vétéran de la lutte populaire établi depuis longtemps à Montréal n’en revient pas de voir que le « peuple haïtien est en train d’écrire une nouvelle page de son histoire de luttes ». Cependant, l’opposition reste fragmentée. Il y a le secteur institutionnel, bien représenté au Parlement. Cette opposition a tendance à tergiverser d’autant plus qu’elle est très proche, pour ne pas dire dépendante, du Core Group qui mijote une sortie de crise pour que, selon l’expression consacrée, « tout change pour que tout reste pareil ».
Et il y aussi l’opposition populaire composée des groupes plus radicaux et de mouvements de masse, notamment dans le monde rural. Des initiatives sont en cours pour coaliser ces groupes, à l’initiative de différents secteurs et militants populaires dont Camille Chalmers, l’animateur de la Plateforme haïtienne de plaidoyer pour un développement alternatif. Une sorte de « programme de transition » est en voie d’élaboration, mais le processus est ardu. Une des questions qui se pose est la place dans l’opposition de Fanmi Lavalas, l’ancien fief d’Aristide, qui continue d’avoir beaucoup d’influence dans les grands bidonvilles de la capitale. Quoique divisé, le parti Lavalas, selon Chantal Ismé, fait partie intégrante de ces initiatives concertées de création d’un front uni de la résistance.
Vers l’affrontement
Le scénario idéal selon Exentus serait de constituer une grande coalition dont le but premier serait de rétablir la démocratie et la souveraineté du pays. « Elle pourrait poursuivre les criminels qui ont gouverné depuis quelques années et rétablir un minimum d’État de droit ». À plus long terme cependant, il faudra rompre avec la dévastation néolibérale et reconstruire le pays sur de nouvelles bases, ce qui serait un œuvre de plusieurs années. Selon Saint-Victor : « pour le moment, nous ne sommes pas encore rendus-là. L’urgence est de soulager la souffrance du peuple et empêcher le pays de sombrer dans l’effondrement total ». « Ce qui n’empêche pas le fait que pour les jeunes, selon Chantal Ismé, il faut changer de régime, et pas seulement le gouvernement ».
De Port-au-Prince à Montréal
La communauté d’origine haïtienne à Montréal compte plus de 100 000 personnes qui s’étendent maintenant sur 4 ou 5 générations. Durant la lutte contre la dictature de Duvalier, cette diaspora a été très active autour d’institutions phares comme la Maison d’Haïti et le Bureau de la communauté chrétienne haïtienne. Des groupes militants comme Hoodstock à Montréal-Nord se sont ajoutés dans la dernière période. La coalition de ces diverses composantes serait nécessaire pour relancer la solidarité. « Aujourd’hui selon Chantal Ismé, beaucoup de gens sont désespérés. Ils ont de la misère à croire au changement ». Il y aussi l’effet de la pandémie qui rend difficile la mobilisation.
Un facteur positif est la lutte anti-raciste qui a pris de l’ampleur récemment et qui remet au premier plan l’idée de la mobilisation. Selon Serge Bouchereau, « il faut mettre les autorités canadiennes devant leurs responsabilités ». Il souligne d’ailleurs que la présence haïtienne dans les partis et les institutions politiques n’a jamais été aussi importante, avec des ministres et des députés qui occupent des postes importants dans l’appareil d’état.
Du côté des organismes communautaires et syndicaux de la société d’accueil, la Concertation pour Haïti. créée en 1994 au moment du renversement du gouvernement élu d’Aristide, regroupe une dizaine de groupes concernés. D’autres organisations et réseaux, y compris Québec solidaire, semblent déterminés à se mobiliser pour la cause.
Il reste cependant beaucoup à faire. Aujourd’hui, alors que Jovenel s’apprête encore une fois, avec ses amis à Washington et à Ottawa, à violer la loi et à rester au pouvoir, le mouvement populaire s’apprête à une grande et dure lutte. « On aura besoin d’une solidarité active et prête à appuyer la lutte de manière concrète et pour une longue période » conclut Alain Saint-Victor.