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Haïti : le potentiel insurrectionnel

Kepler Aurelien, 15 avril 2021

Ces dix dernières années, le régime au pouvoir, celui du Parti haïtien Tèt Kale[1](PHTK), et la bourgeoisie locale sont devenus de plus en plus illégitimes en Haïti. Mais ce régime est soutenu par l’ingérence sans masque de puissances impérialistes. Des cas de corruption mis à nus notamment la dilapidation du fonds Petrocaribe[2], dans un contexte de détérioration sans précédent des conditions de vie des classes populaires, se révèlent l’une des principales causes de cette illégitimité. Parallèlement à l’accroissement de l’illégitimité des forces du statu quo, les organisations politiques se revendiquant d’un projet de société alternatif n’arrivent pas à conquérir le pouvoir d’État pour concrétiser ce projet. Dans cette situation de crise (au sens gramscien du terme), les classes populaires ne se sentent pas représentées dans les espaces de pouvoir et investissent les rues avec force depuis les 6, 7 et 8 juillet 2018 pour contester la gouvernance du régime du PHTK. Par ailleurs, le cycle de mobilisation déclenché le 6 juillet 2018 témoigne – de par le discours antisystème et le mode opératoire de blocage systématique des rues dont il est porteur – d’un refus de la démocratie représentative en expérimentation en Haïti et de l’ordre socio-économique      inégalitaire établi. Ce cycle de mobilisation jusque-là ininterrompu, en dépit des moments de repli, s’est révélé porteur d’horizons subversifs notamment à la fin de l’année 2019 : intensification de la revendication d’un « changement de système », attaques et incendies de commissariats de police, barricades paralysant la circulation dans la région métropolitaine de Port-au-Prince et sur les routes nationales, tentatives de plusieurs manifestations publiques d’atteindre la résidence du président Jovenel Moïse,     devenu illégal depuis le 7 février 2021.

Que révèle ce cycle de mobilisation comme enjeu de changement ? Il ne fait aucun doute que les mécanismes d’accumulation d’une bourgeoisie fondamentalement compradore face à la paupérisation croissante des classes populaires et d’une grande partie de la petite bourgeoisie (donc face à la baisse de leur pouvoir d’achat) sont en crise. Est aussi en crise le système de démocratie représentative qui soutient ces mécanismes d’accumulation dans une logique économique où l’État, en tant que principal client des grandes entreprises dans le cadre de contrats juteux, fait constamment l’objet de convoitises et de luttes entre diverses fractions de la bourgeoisie locale voire d’entreprises multinationales. La crise est de plus en plus aiguisée. Mais, on est loin d’un processus révolutionnaire. Dans la crise actuelle, ce que le cycle de mobilisation déclenché depuis juillet 2018 révèle, c’est un potentiel insurrectionnel qui ne se joue pas pour autant à l’intérieur d’un processus révolutionnaire. Certes, les processus révolutionnaires ne sont pas envisageables sans insurrection parce qu’ils impliquent l’élimination d’intérêts stratégiques et donc de mesures préventives et réactions répressives de la part des forces gardiennes de l’ordre social établi. Mais, les insurrections n’aboutissent pas forcément à l’instauration d’un ordre social alternatif.

Le potentiel insurrectionnel exprimé à plusieurs reprises (juillet 2018, février 2019, octobre et novembre 2019) en Haïti traduit, selon l’esprit de Louis-Auguste Blanqui[3], la volonté des classes populaires de se réapproprier un pouvoir détenu de façon illégitime[4] par des gardiens du statu quo, pour briser ce dernier. De nos jours, plus que les masses rurales (la paysannerie parcellaire et la paysannerie sans terre) qui furent la force principale des luttes populaires du 19e siècle et d’une bonne partie du 20e siècle en Haïti, les masses populaires urbaines disposent de ce potentiel insurrectionnel.

Ce potentiel insurrectionnel a ébranlé le régime du PHTK et les autres forces gardiennes du statu quo les 6 et 7 juillet 2018. C’est pourquoi le PHTK, avec le support d’un réseau diplomatique influent (rappelons le rapport du 25 septembre 2020[5] de la représentante du Secrétaire général de l’ONU), a organisé une fédération de gangs armés dénommée G9 en famille et alliés pour contenir la colère des quartiers populaires. En témoignent les divers massacres et autres crimes perpétrés dans les quartiers populaires par les membres de cette fédération de gangs. Ce n’est pas seulement le régime au pouvoir qui est ébranlé par ce potentiel insurrectionnel, mais toutes les parties prenantes d’un projet économique défendu par ce régime. Il s’agit d’un projet basé principalement sur l’installation de zones franches à partir d’investissements directs étrangers et le pillage de ressources sous-terraines.

Il revient aux forces progressistes et révolutionnaires en lutte dans la crise haïtienne actuelle de faire preuve de créativité en créant les conditions nécessaires pour concrétiser ce potentiel insurrectionnel et le canaliser dans le sens de poser les bases d’un changement radical. Car, seul ce potentiel insurrectionnel peut faire reculer le régime au pouvoir dans ses projets autoritaires et réactionnaires et l’appui impérialiste dont il bénéficie.

 

[1]. Littéralement, cette expression du créole haïtien signifie « crâne rasé ». Le parti est désigné par cette appellation en référence à la coiffure habituelle (crâne rasé) de l’ancien président Joseph Michel Martelly, chef du régime PHTK.

[2]. Il s’agit d’un programme instauré en 2005 par l’État bolivarien du Venezuela sous l’administration du président Hugo Chavez. Haïti a rejoint ce programme par un accord conclu en mai 2006 sous la présidence de René Garcia Préval. Le fonds Petrocaribe permet aux pays caribéens signataires de bénéficier du pétrole à des conditions préférentielles: remboursement sur vingt-cinq (25) ans, avec un taux d’intérêt de 1% et deux (2) ans de sursis avant le premier versement. Voir en ce sens https://www.exemplaire.com.ulaval.ca/international/comprendre-petrocaribe-lalliance-petroliere-au-coeur-de-la-crise-en-haiti/.

[3]. Voir son discours dans Le procès des quinze, Auguste Blanqui, Textes Choisis, avec préface et notes par V.P. Volguine, Editions Sociales, Paris 1971.

[4]. La légitimité politique dont il est question ici va au-delà de la logique de légitimité légale-rationnelle théorisée par Max Weber. Il s’agit plutôt de l’acceptation basée sur le consentement de plusieurs segments du peuple ; un consentement toujours à renouveler et dont l’intensité est variable (voir en ce sens Mattei Dogan,  La légitimité politique : nouveauté des critères, anachronisme des théories classiques. Revue internationale des sciences sociales 2(196): 21–39, 2010.

 

[5]. https://binuh.unmissions.org/sites/default/files/s_2020_944_f.pdf

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