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Gilles Bourque et la question nationale

Entrevue réalisée par Jean Trudelle, Nouveaux Cahiers du socialisme, Numéro 21, Hiver 2019. - Jean Trudelle est professeur de physique à la retraite du Collège Ahuntsic.

Gilles Bourque a reçu les NCS au fond de sa campagne, dans les Cantons de l’Est, où il habite une magnifique maison ancienne entourée de champs et de boisés. Survol de l’évolution de la question nationale par un sociologue et historien réputé qui l’a suivie (et vécue !) de près[1].

NCS – Gilles, un grand merci pour l’accueil ! Histoire de commencer en douceur, quelques mots sur votre enfance ?

G.B. – Je suis né à Arvida en 1942, pas longtemps après la fondation de la ville. Mon grand-père était un cultivateur gaspésien, qui a eu 12 enfants avec son épouse qui était d’origine écossaise. Ma mère a vécu son enfance dans la région de Maniwaki et ensuite en Abitibi. Elle aussi faisait partie d’une famille de 12 enfants. On a déménagé à Montréal quand j’avais à peine trois ans, d’abord dans Villeray, puis dans Ahuntsic. On peut dire que je suis de culture montréalaise, mais j’ai passé mon enfance et mon adolescence dans les diasporas gaspésienne et abitibienne, qui formaient comme un réseau social dans la grande ville. Ma sœur Marcelle et moi, comme beaucoup de jeunes des années 1940 et 1950, avons donc été socialisés dans un monde en quelque sorte dual qui liait, de façon de plus en plus contradictoire, les univers de la famille nucléaire urbaine et de la famille élargie. Les débuts de la montée de l’individualisme, caractéristique de cette période, demeuraient empreints du communautarisme canadien-français. Notre famille était partie prenante de cette émergence de la nouvelle petite bourgeoisie dont nous reparlerons sans doute. Mon père était fonctionnaire au ministère de la Chasse et de la Pêche, ma mère était infirmière ; elle a travaillé à temps plein à partir du moment où j’ai commencé l’école. Je dis souvent que c’était une féministe avant l’heure.

NCS – Vous avez étudié à quel endroit ?

G.B. – Mes parents accordaient une grande importance à l’éducation. Au primaire, je suis allé chez les Soeurs de la Providence dans le Mile-End, puis au collège Sainte-Marie sur la rue Bleury. Ce collège des Jésuites était principalement fréquenté par des élèves issus de la petite bourgeoisie, alors que les enfants de la bourgeoisie, eux, allaient au collège Brébeuf !

J’ai donc fait mon cours classique qui durait huit ans. J’ai beaucoup aimé ces années-là, on avait accès à la salle du Gesù. J’y ai fait du théâtre, sans grand talent, mais avec beaucoup de passion et par la suite avec la troupe Les Apprentis-Sorciers.

Je n’ai pas senti de vocation particulière se dessiner pendant mon cours classique; la seule chose que je savais, c’est que je n’irais pas en sciences ! À l’Université de Montréal, je me suis d’abord inscrit en lettres (option littérature-histoire) et par la suite, j’y ai fait une maîtrise en sociologie. Finalement, j’ai obtenu un doctorat dans la même discipline à la Sorbonne (Paris V).

NCS – Des études au collège classique… rien qui ne prédispose à joindre des milieux de gauche ?

G.B. – Il faut faire attention, l’enseignement des Jésuites, sauf en philosophie, était en général assez ouvert. On lisait la revue Cité libre, Trudeau et Vadeboncoeur au collège ! C’est à l’université que j’ai commencé à « fréquenter » les idées de la gauche. En histoire, j’ai suivi les cours de Maurice Séguin qui peut être considéré comme l’un des principaux théoriciens du mouvement national des années 1960 et 1970. Il a été très important pour moi et pour beaucoup d’intellectuels à l’époque. J’étais proche de la revue Parti pris, dont la première mouture s’inspirait d’une interprétation culturelle et anthropologique du marxisme, influencée principalement par Jean-Paul Sartre. Il y avait des anciens du collège Sainte-Marie dans le groupe des fondateurs de cette revue. Je pense en particulier à Pierre Maheu et à André Brochu. J’ai fait partie de la deuxième équipe de Parti pris, inspirée d’une interprétation politique de la tradition marxiste. Encore là, on y compte au moins trois anciens élèves des Jésuites : Luc Racine, Gilles Dostaler et moi-même.

NCS – Au début des années 1960, vous êtes donc à l’université. C’est la fin de la grande noirceur et la question nationale va devenir centrale au Québec… mais évidemment, quand on pense aux patriotes et à la Confédération, elle a traversé l’histoire du Québec.

G.B. – Il faudrait un livre pour répondre à une telle question de façon pleinement satisfaisante. Je commencerai par faire remarquer que la question nationale ne devient pas centrale au Québec dans les années 1960. Elle l’est et le demeure depuis 1791 parce qu’elle n’a jamais été résolue. Essayons de distinguer certains aspects de la question nationale.

D’abord qu’est-ce que la nation ? La référence à la nation permet de représenter la communauté politique au nom de laquelle s’exerce le pouvoir dans l’État démocratique, dès lors que celui-ci ne peut plus se justifier par l’appel à un quelconque au-delà (les monarchies de droit divin, la France) ou à un pouvoir colonial extérieur (les États-Unis). Retenons seulement ici que la question de la nation se transforme en fonction de l’histoire des démocraties libérales, du moins en Occident.

Qu’en est-il du Québec ? La question de la nation et du territoire commence à se poser dès que Londres transforme la colonie en deux entités distinctes, le Haut et le Bas-Canada. Il y crée deux Chambres d’assemblée sans responsabilité ministérielle. À partir de là, on le sait, se constituera progressivement le mouvement des patriotes qui, au nom de la nation canadienne, réclamera l’établissement au Bas-Canada d’un gouvernement responsable et, en 1838, l’indépendance de la colonie. Dans sa forme initiale, la question du Québec se donne ici comme une question coloniale. Au nom de la nation canadienne, les patriotes veulent rompre avec l’Angleterre considérée comme un pouvoir purement extérieur et illégitime. La lutte des patriotes était une lutte anticoloniale de libération nationale à laquelle participait un nombre significatif d’anglophones.

Après l’échec des Rébellions, on assistera à l’obtention du gouvernement responsable en 1848, puis à la création de l’État fédéral canadien en 1867. Dans ce cadre, la question du Québec prendra une autre couleur, soit celle d’une domination nationale intérieure, caractéristique de l’évolution d’un nombre significatif de démocraties libérales. L’histoire du Québec s’apparente à celle de régions comme la Catalogne et l’Écosse, par exemple, et non à celle des pays coloniaux (l’Algérie, la Tunisie, l’Inde…). Les citoyennes et les citoyens québécois de toutes les origines partagent les mêmes droits que tous les autres Canadiens. Ils n’en subissent pas moins un phénomène de domination nationale. Rappelons rapidement l’oppression subie par les Canadiens français partout au pays, de 1840 à 1960, ainsi que le fait que la fédération canadienne refuse toujours de se reconnaître comme un État plurinational.

NCS – Et en 1867 arrive la Confédération…

G.B. – …qui va hériter de la conception de la régulation politique qui s’était affirmée en Angleterre durant les années 1840. On pense à l’image de l’État veilleur de nuit. La régulation libérale classique se caractérise par l’établissement d’une séparation stricte entre la sphère publique et la sphère privée. Elle s’inspire de l’idée que l’État ne doit pas intervenir ni dans l’économie (sinon pour y imposer le laisser-faire ou en subventionnant les entreprises, par exemple, dans le domaine de la construction de chemins de fer) ni dans les rapports de pauvreté. Ce type de régulation a fini par s’implanter au Canada de 1848 à 1867, dans le cadre d’un compromis entre les classes dominantes qui, au Québec, comprenaient l’Église catholique. Cette dernière en a profité pour contrôler les systèmes d’éducation et de santé, en plus d’imposer une nouvelle représentation de la nation. À la conception politique de la nation canadienne des patriotes a succédé une vision culturelle, religieuse et ethnique de la communauté politique sous la figure de la nation canadienne-française et catholique.

NCS – Un modèle qui va tenir jusqu’à la Deuxième Guerre mondiale ?

G.B. – Oui, mais il subira une lente érosion. Les luttes ouvrières, le mouvement des femmes, le développement des problèmes sociaux forceront l’État à intervenir : droit d’association, droit de grève, droit de vote des femmes, subventions dans le domaine de la santé, etc.

C’est l’État fédéral qui donnera le signal du passage à l’État-providence. Dans l’après-guerre, il s’inspirera du New Deal américain et des réformes d’inspiration keynésienne en Angleterre. Cette histoire est fort connue. Le fordisme et la société de consommation s’affirment dans les pays dominants, alors que la nouvelle régulation politique, fondée sur le régime de la convention collective, sera vouée au développement du marché intérieur (national) et au soutien de la demande dans le domaine social. Le régime duplessiste s’opposera de toutes ses forces à ce passage à l’État-providence jusqu’à la fin des années 1950.

NCS – Les trente glorieuses vont servir de toile de fond à cette résistance de Duplessis ?

G.B. – Duplessis voulait en fait protéger la vieille alliance qui avait produit la nation canadienne-française sur la base de la défense du libéralisme économique et du maintien des institutions traditionnelles. Peu à peu cependant, la résistance au duplessisme s’organisera au niveau syndical et aussi à travers l’éclosion de la nouvelle petite bourgeoisie (ou nouvelles classes moyennes). C’est un ensemble bigarré dans lequel on distingue en général trois « sous-classes » : les vendeurs et employés subalternes de la fonction publique, qu’on dira « polarisés » vers le bas, une couche intermédiaire (les ingénieurs et les professeurs, par exemple) et finalement, une couche supérieure davantage proche de la bourgeoisie, formée de cadres et des acteurs reliés au capital.

NCS – On connaît la suite : la victoire des libéraux qui va sortir le Québec de ce qu’on a pu appeler la « grande noirceur », et la montée du nationalisme entre 1960 et 1980, avec la victoire du Parti québécois (PQ) et un premier référendum. Tout cela empreint d’une forte volonté d’émancipation, la domination économique des anglophones étant encore très présente.

G.B. – Oui, mais il faut savoir de quel type d’émancipation l’on parle. Comme je le soulignais tout à l’heure et malgré ce qu’on aimait dire à Parti pris durant les années 1960, le Québec n’est pas une colonie du Canada même si les Québécois y subissent l’oppression nationale. Au contraire, ce sont les Autochtones qui sont des colonisés parce qu’ils sont administrés dans le cadre d’une loi d’exception qui les cantonne dans des réserves.

NCS – Mais tout de même, le nationalisme va carburer à une volonté d’émancipation ?

G.B. – La Révolution tranquille marque le début d’un nouveau nationalisme. La province devient l’État du Québec, la nation canadienne-française, la nation québécoise. Dans tous les pays où cela s’est produit, le développement de l’État-providence a été favorable à la nouvelle petite bourgeoisie. L’implication de l’État dans la régulation sociale crée des emplois, le clergé est rapidement écarté, la fonction publique prend de l’ampleur.

Parallèlement, les petites et moyennes entreprises québécoises étaient mises en péril par le développement de grands conglomérats et elles avaient un gros problème d’accès au capital et aux prêts bancaires, et ce, particulièrement dans les régions. La base militante du mouvement d’émancipation est donc en bonne partie menée par la nouvelle classe moyenne, dont sont issus, par exemple, les André D’Allemagne, Pierre Bourgault et Marcel Chaput du Rassemblement pour l’indépendance nationale (RIN).

Mais un mouvement national n’est jamais issu d’une seule classe. Il y a eu convergence d’intérêt, ne serait-ce que pour une courte période ou sur certains enjeux. Aussi se sont joints à ce mouvement des technocrates (Jacques Parizeau, Claude Morin) et une partie du capital privé. Déjà au Parti libéral, il y avait une volonté de renforcer la bourgeoisie québécoise, par la création de sociétés d’État ou par le financement public qui passait souvent par les caisses populaires Desjardins. Tout cela explique le développement rapide du Québec. En fait, les deux classes qui ont le plus profité du développement de l’État-providence et de l’affirmation du mouvement national durant les années 1960 et 1970 sont la bourgeoisie québécoise et les francophones de la nouvelle petite bourgeoisie.

Il faut rappeler aussi que les francophones salariés subissaient une discrimination très nette dans le secteur privé. Le capital culturel acquis par une scolarisation largement voulue et soutenue dans la petite bourgeoisie voyait son potentiel « bloqué » à un certain niveau. C’était un problème bien concret qui explique une partie de cet appétit d’affirmation. Finalement, on assistera aussi à une forme d’alliance du mouvement nationaliste avec le mouvement syndical, ce qui conduira à un « préjugé favorable » à l’endroit des travailleurs et des travailleuses, durant le premier mandat du PQ et à l’adoption de la loi anti-briseurs de grève, par exemple.

Mais tout cela découle de la mise en place graduelle de l’État-providence, entre 1960 et 1980. Le premier mandat de René Lévesque sera d’ailleurs consacré à poursuivre cette mise en place et beaucoup de mesures en découleront : la loi sur l’assurance automobile, la protection du territoire agricole, la loi anti-scabs, les recours collectifs.

NCS – Si on se permettait une petite parenthèse plus personnelle… Durant ces années-là, comment vivez-vous ces changements et, en particulier, l’épisode du FLQ[2] et la Loi sur les mesures de guerre ?

G.B. – Durant les années 1960, j’ai été membre de la revue Parti pris, en même temps que je militais au RIN dans le groupe d’Andrée Ferreti. À la revue comme au parti, j’étais parmi ceux qui étaient contre la fusion ou l’adhésion au Parti québécois. Après la disparition de Parti pris et la dissolution du RIN, j’ai fondé avec d’autres, dont Luc Racine et Gilles Dostaler, le Comité indépendance et socialisme qui n’a pas fait long feu. Par la suite, j’ai fait partie des comités de rédaction des revues Socialisme québécois et Les Cahiers du socialisme, ancêtre de la revue actuelle ! Durant les années 1970, j’ai milité au Centre de formation populaire en même temps que j’ai rédigé plusieurs textes pour la CSN et la CEQ[3]. Enfin au début des années 1980, j’ai participé à l’aventure trop courte du Mouvement socialiste dirigé par Marcel Pepin.

Comment j’ai vécu la Loi sur les mesures de guerre ? Ma conjointe Margot et moi étions à Paris pour faire des études doctorales. Évidemment, le petit monde des étudiants et des étudiantes, fort nombreux à Paris à l’époque, fut très agité. Malgré l’expression de ma solidarité envers ceux qui ont été emprisonnés, ces événements confirmaient les critiques que nous faisions du FLQ durant les années 1960. Il paraissait clair que la stratégie et les tactiques utilisées (par exemple, la guérilla urbaine) étaient inadaptées dans le cas du Québec. La réflexion sur cet échec a contribué alors à me faire abandonner la thèse que le Québec est une colonie au sein de la Confédération canadienne.

NCS – Ce qui nous amène au référendum de 1980, et à cette victoire assez claire du Non… Votre lecture de l’échec, près de 40 ans après ?

G.B. – Cet échec était inévitable, c’est aussi simple que ça. Je pense que René Lévesque le savait et qu’il l’a fait tout de même, en sachant qu’il allait le perdre. Les personnes plus âgées, disons les 55 ans et plus, se représentaient en grande majorité comme des Canadiens français et non pas comme des Québécois. Les intérêts du grand capital canadien et une majorité de la bourgeoisie québécoise étaient contre. Il faut se rappeler aussi que même une partie des syndicats était dubitative, disait « oui, mais ». On soutenait que la souveraineté devait servir les intérêts des travailleurs et des travailleuses, pas seulement ceux du capital québécois.

NCS – Le lendemain du référendum coïncide avec l’avènement du néolibéralisme : Tatcher en Angleterre, Reagan aux États-Unis. Les années 1980 et 1990 seront celles d’une lente érosion de l’État-providence. Au Québec, on a perdu le référendum, mais on n’est quand même pas pour autant au diapason des sociétés américaines et anglaises où va fleurir ce néolibéralisme ? On peut croire Lévesque sincère, après toute la ferveur des années 1970 et le parti pris affiché pour les travailleurs… Qu’est-ce qui peut expliquer le violent changement de 1982, quand le PQ sabre sauvagement les contrats déjà signés dans le secteur public ?

G.B. – Le revirement spectaculaire du PQ était certainement difficile à expliquer et à accepter pour la base militante de ce parti. Il faut cependant signaler que le démantèlement de l’État-providence fut un processus qui s’est déployé à l’échelle internationale. Des think tanks formés de disciples de Hayeck et d’adeptes du monétarisme, soutenus par le capital transnational, mirent de l’avant une stratégie de sortie de crise axée sur le démantèlement de l’État-providence, le passage à l’État néolibéral et une mondialisation entièrement dominée par le marché et la financiarisation du capital. La remise en question de l’État-providence s’est ainsi répandue partout. Cette critique a propagé l’idée qu’une trop grande intervention de l’État dans le domaine social encourageait la paresse et créait des trappes de pauvreté. Il faut dire aussi que la stratégie néolibérale répondait à l’inquiétude des forces du capital devant ce qu’on considérait comme de trop grandes avancées de la démocratie favorisées par les luttes syndicales et la montée des mouvements sociaux.

Peut-être que pour Lévesque, le coup de barre était temporaire. Pour certains de ses conseillers et ministres cependant, c’était fini l’État-providence. En fait, sous le deuxième gouvernement Lévesque, on a assisté à la mise en œuvre du démantèlement de l’État-providence. On s’est attaqué à la fonction publique et au secteur parapublic dans le but de freiner ou de ralentir leur développement, d’exercer une pression à la baisse sur les salaires et d’affaiblir le mouvement syndical.

Dans la même perspective, le gouvernement a formé un groupe de réflexion sur les politiques sociales qui va conduire à la réforme Paradis, sous le gouvernement libéral de Robert Bourassa en 1989. Dès lors, les politiques sociales abandonneront l’orientation universaliste de l’État-providence pour adopter une perspective particulariste visant des populations cibles dans le but de les réintégrer au marché du travail. Bientôt l’ensemble des politiques sociales ne viseront plus le soutien de la demande, mais la réimposition de la discipline du travail.

NCS – Mais les effets de tout ça sur la question nationale ?

G.B. – En même temps qu’on lâche l’État-providence, on laisse tomber l’idée d’indépendance. C’est ce qui va provoquer le départ de Jacques Parizeau ! Le dauphin de René Lévesque, Pierre-Marc Johnson, dira d’ailleurs qu’il faut dorénavant faire la promotion de l’affirmation nationale.

NCS – Mais en quoi l’abandon des idéaux sociaux-démocrates tempère-t-il la volonté d’indépendance ? Il y quand même eu un deuxième référendum en 1995…

G.B. – Je ne dis pas qu’il y a ici un rapport de cause à effet, mais que c’est concomitant. En fait, les volontés d’affirmation et d’émancipation nationales sont en général nourries par un projet de société, par une volonté commune de changer les choses. L’un des effets de l’État-providence a été d’ouvrir le terrain politique à l’élargissement des luttes. La poussée et le développement des mouvements populaires se font dans ce sillage et cela développe, pourrait-on dire, un appétit politique important qui, lui, survit quand on charcute le « Welfare State ».

Le référendum de 1995, presque gagné, est dû en partie à cette énergie politique qui a perduré malgré le changement du rôle de l’État.

Mais par-dessus tout, ce qui a amené le référendum de 1995, c’est l’erreur stratégique qu’a été le rejet de l’Accord du lac Meech par le Canada anglais. Avant cette conférence au sommet, même Parizeau qui avait repris du service et qui était devenu le chef du PQ, préconisait des référendums sectoriels ou quelque chose d’apparenté. Mais l’échec constitutionnel de Meech a fait la preuve que le renouvellement de la Confédération n’était pas possible. Cela a relancé le mouvement d’indépendance, sur la base d’une alliance qu’on a appelée « arc-en-ciel », une mobilisation générale de la nouvelle petite bourgeoisie, des féministes et des mouvements sociaux et le retour d’un imaginaire de l’émancipation.

NCS – Lors de ce deuxième référendum, en 1995, le Oui et le Non sont pratiquement à 50-50. Ce qu’on appelle la « question de l’urne » est-elle la même qu’en 1980 ? Pour le Québécois moyen – et la Québécoise moyenne – qui s’en va mettre son petit oui ou son petit non dans la boîte, les choses se posent-elles de la même façon ?

G.B. – Non. Le contexte a changé. Les vieux « Canadiens français » sont morts. Par contre, il y a encore un réel désir d’émancipation, qui lui n’a pas changé. Mais il faut se rappeler que la question référendaire en 1995 n’est pas la même qu’en 1980. On y évoque un Québec souverain dans le cadre d’une association avec le Canada, le texte est formulé de manière beaucoup plus précise, certains diront de manière très technocratique. D’ailleurs, il faut bien se rendre compte que les deux référendums ne portaient pas, stricto sensu, sur l’indépendance du Québec. Et beaucoup de votants Oui se disaient que, gagné ou perdu, le référendum allait forcer Ottawa à négocier une réforme constitutionnelle favorable au Québec.

NCS – Vous dites que la volonté d’émancipation était restée. Mais pour le premier référendum, l’hégémonie anglophone était beaucoup plus marquée, les souvenirs du poids du clergé pas si lointains… En 1995, est-ce qu’on n’avait pas gagné collectivement en assurance, voulait-on vraiment s’émanciper de la même chose ?

G.B. – Je pense que oui. On est 15 ans plus tard, mais le fondement historique est le même, soit l’idée qu’au Québec existe une nation dominée dans le cadre de la démocratie canadienne. Il n’en reste pas moins que, 15 ans plus tard, s’était considérablement élargi le champ des luttes sociales et politiques, ce qui renforcera l’alliance arc-en-ciel. Disons aussi qu’en 1995, ce ne sont plus tant les Anglais et encore moins l’Église catholique qui servent de repoussoirs, mais, pourrait-on dire dans l’après Meech, une sorte de Canada abstrait et éloigné, ainsi que l’hypocrisie des élites québécoises fédéralistes (la Commission Bélanger-Campeau créée par Robert Bourassa dans le but implicite de contrer la résurgence du mouvement national à la suite de Meech).

NCS – Et là, arrive Lucien Bouchard.

G.B. – C’est sous Lucien Bouchard que s’affirme de façon pleine et entière l’État néolibéral au Québec. Sur le plan du discours, il s’imposera comme le principal chantre d’un des aspects les plus délétères du discours politique néolibéral : la nécessité absolue de l’adaptation inconditionnelle à un monde dominé par le marché à l’échelle mondiale. Le fameux sommet sur le déficit zéro[4] marque la coupure définitive avec l’État-providence. La régulation néolibérale jouera dorénavant sur l’offre de capital au niveau mondial et sur la stimulation de la main-d’œuvre dans l’espace national. Dit de façon plus prosaïque, il s’agit d’inciter par des subventions les entreprises québécoises à se développer en fonction de l’espace mondial, en même temps que d’attirer le capital mondialisé au Québec en vantant la qualité de sa main-d’œuvre. Dans les domaines des politiques sociales, de la culture et de l’école, la soumission au marché constituera l’orientation principale.

NCS – Donc, si on met de côté l’option de la souveraineté, le PQ et le Parti libéral (PLQ) ne seront pas fondamentalement différents dans leur conception du rôle de l’État ?

G.B. – Pas si différente en effet. Depuis Lucien Bouchard, les deux partis mènent le même type de régulation centrée sur l’offre. Ceci ne veut pas dire que le PQ et le PLQ ont une orientation parfaitement identique. Il y a quelques années, j’ai soutenu que les gouvernements péquistes pratiquaient des politiques néolibérales de concertation : le déficit zéro, la consultation des acteurs aux niveaux local et régional, par exemple. Au contraire, le gouvernement libéral de Jean Charest, à l’époque, de même que celui de Philippe Couillard par la suite, ont favorisé une gouvernance néolibérale autoritaire : les mouvements sociaux et les syndicats ont été boutés hors des institutions de concertation.

NCS – Une arrogance qui a provoqué le mouvement « J’ai jamais voté pour ça »…

G.B. – La mobilisation citoyenne est loin d’être en régression comme le montrent aussi les luttes contre le gaz de schiste et le mouvement étudiant.

NCS – Donc à partir de 2003, on parle d’abord de résistance à Charest, de la mise au grand jour de la corruption au sein de l’appareil étatique, puis il y a eu aussi le printemps érable… Tout ça ne relègue-t-il pas la question nationale au second plan ?

G.B. – Tout à fait. Dans l’État néolibéral qui s’est mis en place, plusieurs facteurs jouent pour « fragmenter » en quelque sorte les groupes, les besoins et les aspirations dans la société. Les classes sociales s’effritent… C’est une nouvelle mouture du « diviser pour régner », et dans un tel contexte, il devient difficile que le projet national puisse fédérer et apparaître comme un levier nécessaire pour changer les choses.

NCS – Il y a une sorte de « fondu » des classes sociales ?

G.B. – Tout le phénomène de précarisation, de la division entre les permanents et les non-permanents, de la montée du travail atypique… Avant cet effritement de la classe moyenne, il y avait une « vision » commune qui disait un peu : si tu t’éduques, tu vas trouver une job, si tu la perds, tu vas en trouver une autre… et tu auras une retraite décente. Cette idée, en fait cette volonté de mener une vie juste et bonne créait une sorte d’unité d’aspirations que l’idée d’indépendance pouvait cristalliser.

Maintenant, les exemples sont nombreux du fractionnement social. À l’université, il y a les chargé-e-s de cours et les professeur-e-s, dans le privé, les travailleuses et travailleurs atypiques, à leur compte, à temps plein, à temps partiel, permanents, précaires, sur appel, les baby-boomers opposés aux autres générations… la liste serait longue !

NCS – La volonté d’un accès universel à une vie de meilleure qualité était donc le ciment du projet national ?

G.B. – Tout à fait, c’est un projet social qui était national en même temps que basé sur une forme de communauté des aspirations.

NCS – Mais aussi sur l’idée que le citoyen peut, à travers les mécanismes démocratiques, participer à l’évolution des choses. A-t-on perdu ce sentiment au fil des dernières décennies ?

G.B. – Il ne faut jamais oublier que l’État néolibéral, c’est un État qui a sacrifié de grands pans de sa souveraineté. C’est l’État d’une régulation politique soumise à des instances supranationales. L’exemple parfait, c’est l’Union européenne, qui est une gigantesque machine technocratique sans légitimité politique réelle. Les pays membres y sont soumis à des diktats économiques qu’ils acceptent pour trouver des débouchés à la production locale sur les marchés. Cela contribue assez clairement à une perte de pouvoir de l’État national, et ce n’est pas pour rien que se développent, dans beaucoup de pays européens, des factions nationalistes d’extrême droite. Les peuples ont de moins en moins l’impression de pouvoir agir sur leur propre destin.

NCS – On comprend que le néolibéralisme dilue la notion de « bien commun » !

G.B. – C’est la vision d’Hayeck sur le plan théorique et celle de Thatcher sur le terrain : il n’y a pas de société, c’est un concept creux, la population d’un État est un magma constitué d’intérêts contradictoires[5]. On est dans l’essence du néolibéralisme : tous, les uns contre les autres. Un candidat de la Coalition Avenir Québec (CAQ) devenu député, Youri Chassin, a soutenu en campagne électorale qu’il n’y a pas de bien commun. En toute logique, en effet, s’il n’y a pas de société, il n’y a pas de bien commun !

NCS – Regardons justement cette élection d’octobre dernier, la première depuis des lunes où la question nationale est absente.

Aux élections de 2003 et à celles qui ont suivi, on avait déjà l’impression que l’indépendance du Québec n’était présente dans les débats que parce que le PQ la portait, pendant que les autres partis la mettaient à l’avant-scène pour s’en servir comme repoussoir. Mais tout cela était peut-être un peu artificiel par rapport aux préoccupations réelles des gens.

Dans l’élection du 1er octobre, le PQ a renvoyé le référendum à un deuxième mandat, et même à Québec solidaire, on avait l’impression que le message était : voici nos propositions… et, au passage, on aurait peut-être besoin d’être souverains pour les réaliser. Un primat de la question sociale sur la question nationale. Posons carrément la question : l’idée de l’indépendance – ou de la souveraineté du Québec – a-t-elle encore un avenir ?

G.B. – Je suis, en tout cas, absolument convaincu qu’il faut la reformuler pour qu’elle ait un avenir. La souveraineté doit apparaître comme l’incarnation d’un projet de société qui, lui, doit être réécrit. C’est ce que Québec solidaire a commencé à faire, autour par exemple de la critique de l’État pétrolier canadien.

La question nationale ne se porte pas toute seule, surtout quand elle n’est pas posée de manière ethnique. Il faut un projet de société et ce dernier est à reconstruire. Il y a de cela dans le discours de QS, qui a l’écoute d’une bonne partie de la population. Quand il dit que de l’argent, il y en a, et qu’il faut aller le chercher là où il est, je pense que les jeunes mordent là-dedans. Bon, on sait que ce n’est pas si simple, mais il y a tout de même là une critique fondamentale : celle des abris fiscaux, celle du système fiscal dans son ensemble, qui exempte de plus en plus les grandes entreprises.

Mais ça prend aussi une critique systématique du pouvoir politique, une dénonciation de la dilution du vote citoyen qui résulte de l’inféodation du pouvoir national à des intérêts supranationaux. C’est parce qu’on est dans un État néolibéral soumis à un pouvoir extérieur que le vote ne changera rien… Les citoyens le sentent confusément, et ça explique une bonne partie du cynisme des électeurs. L’idée d’indépendance n’est intéressante que dans le cadre d’un État qui a de réels pouvoirs de régulation permettant de transformer la vie des gens.

NCS – Donc l’idée de l’indépendance est encore pertinente…

G.B. – Bien sûr, mais si on n’est pas capable de la reformuler dans une perspective de gauche, il se peut fort bien que ce soit des gens de la droite, comme la CAQ, qui le fassent, dans une perspective ethnique et néolibérale.

NCS – Ce qui voudrait dire ?

G.B. – La lutte contre l’immigration, l’obsession sur la question du voile…

NCS – Oui, mais dans la réalité québécoise et, contrairement à celle d’États européens, il y a d’importants besoins de main-d’œuvre dont la CAQ ne pourra pas faire abstraction.

G.B. – Fort probablement, mais la CAQ n’est pas un parti d’extrême droite. Ce que je veux surtout dire, c’est que la question nationale, formulée à droite, est toujours ethnique. Or, à mon avis, la gauche n’a pas de réponse articulée au malaise réel qu’on retrouve dans toutes les sociétés occidentales, elle n’a pas encore fait une critique véritable du multiculturalisme. Au début des années 1980, certains auteurs de gauche affirmaient que le multiculturalisme était une stratégie de la bourgeoisie pour diviser la classe ouvrière… On n’en est plus là ! Le multiculturalisme a certainement contribué à l’avènement d’une société d’ayants droit. Mais il faut pousser la réflexion plus loin.

Québec solidaire, heureusement, est complètement ouvert aux communautés culturelles. Le travail politique ne doit pas se limiter au fait qu’on leur reconnaisse des droits; il faut travailler aussi, et QS le fait, du côté de l’ouverture du marché du travail, de la reconnaissance des diplômes, de la non-discrimination à l’emploi.

Mais à mon avis, il y a trop spontanément, dans la conscience de gauche, une défense inconditionnelle des revendications soutenues par des racialistes ou des fondamentalistes. C’est comme si, par exemple, on hésitait à mettre en avant la nécessité, devant des revendications de nature religieuse, de tenir compte d’un espace public et commun. Comme si tous les pas à faire étaient ou devaient être faits par une majorité honteuse.

La Charte des droits est fondée sur l’idée qu’il n’y a pas de hiérarchisation des droits…mais la liberté religieuse est presque devenue la liberté fondamentale avant les autres !

NCS – Je comprends que pour qu’elle ait encore un avenir, la question nationale doit se redéfinir autour d’un nouveau projet de société, qui lui ne pourra pas faire abstraction de la question du multiculturalisme…

G.B. – Si la gauche ne développe pas un discours sérieux sur une question, la droite va s’en emparer. Mais il faut aussi ajouter à cela, absolument et c’est majeur, la question autochtone. On n’a pas le droit d’oublier que les rapports du Québec avec les Autochtones sont encore pleinement coloniaux. Ça frise l’apartheid ! On les oblige à défendre leurs réserves parce c’est le seul lieu qui les protège encore, ce qui est parfaitement cynique quand on sait que ces lieux-là sont des poches de pauvreté et de graves problèmes sociaux. Faudra prévoir négocier avec eux et Manon Massé l’a bien dit : si on veut négocier, on ne peut pas décider d’avance. Les négociations devraient même, possiblement, couvrir la question du territoire.

NCS – Concrètement, avant de termine : la convergence des forces souverainistes est-elle nécessaire pour redéfinir un projet social capable de relancer l’idée de l’indépendance ?

G.B. – Je ne le crois pas. Je ne suis pas contre, en principe, la convergence souverainiste, mais pourquoi ne parle-t-on jamais de la convergence socialiste ? Disons-le tout net, il y a risque que cette obsession pour la convergence finisse par occuper toute la place. On a joué dans ce film-là pendant 50 ans avec le PQ. Lors de la fondation de Québec solidaire, on disait que la question sociale serait l’article numéro 1 du programme. Pour le reste, si le parti s’avance sur cette route de la convergence, fort bien, je suis bon soldat. Il est vrai que la droite a abandonné l’idée d’indépendance, et pour longtemps, ce qui laisse beaucoup plus de place aux idées progressistes. On peut maintenant placer nos espoirs dans l’adoption de la proportionnelle… ce serait l’idéal !

 


  1. Gilles Bourque est professeur émérite du département de sociologie de l’Université du Québec à Montréal. Citons en particulier les publications suivantes : Gilles Bourque, Classes sociales et question nationale au Québec 1760-1840, Montréal, Parti pris, 1970; Gilles Bourque, L’État capitaliste et la question nationale, Montréal, Presses de l’Université de Montréal, 1977; Gilles Bourque et Anne Légaré, Le Québec. La question nationale, Paris, Maspero, 1979; Gilles Bourque et Gilles Dostaler, Socialisme et indépendance, Montréal, Boréal, 1980 ; Gilles Bourque, « Bouchard-Taylor : un Québec ethnique et inquiet », Le Devoir, 30 juillet 2008 et « L’insécurité d’un groupe ethnique », Le Devoir, 31 juillet 2008.
  2. FLQ: Front de libération nationale.
  3. CSN: Confédération des syndicats nationaux; CEQ: Centrale de l’enseignement du Québec, devenue la Centrale des syndicats du Québec (CSQ).
  4. Sommet socioéconomique, 29 octobre-1er novembre 1996. (NdR)
  5. Margaret Thatcher : « La société n’existe pas. Il y a seulement des individus et des familles. »,1987. (NdR)

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