Les révolutions arabes, les Indignados, les Occupy et d’autres mouvements d’émancipation apparus au courant des dernières années obligent à une réflexion sur les rapports entre crises, actes et situations révolutionnaires, pouvoirs établis, formes et lieux de résistance. Si, d’un côté, la révolution ne peut être réduite aux jacqueries, révoltes, rébellions, émeutes, organisations microsociales alternatives ou changements de régime éphémères, d’un autre côté, on doit se pencher sur les conditions sociopolitiques qui servent de terrain fertile pour leur apparition. À leur tour, ces différents contextes exigent un retour critique sur les diverses conceptions du phénomène révolutionnaire. Enfin, il est impératif de tenir compte de la réflexivité des acteurs et de la diversité des inscriptions sociohistoriques des agirs révolutionnaires dans des situations concrètes. C’est en cherchant à décortiquer les articulations et les contradictions qui émanent de ces différents éléments constitutifs du phénomène qu’il devient possible de repenser la révolution au XXIe siècle, surtout que, si les éléments de la poudrière sont réunis, personne ne peut prévoir l’étincelle qui mettra le feu.
La dialectique de la révolution
Aurions-nous perdu le sens de la révolution comme le pensaient Bernard Friot et Cornelius Castoriadis[2]. Pour certains, cette « perte de sens » tiendrait en partie de l’ambiguïté liée à l’usage polysémique du concept, mais aussi des présupposés idéologiques qui lui sont rattachés : une révolution est nécessairement de gauche, progressiste, promeut une émancipation tous azimuts, etc. Pour d’autres, le terme de révolution semble avoir perdu de sa force sociosymbolique, politique et critique, devant un l’appareillage sémantique technoscientifique, financier et consumériste. Enfin, certains avancent que la difficulté contemporaine de penser la révolution proviendrait de l’application abstraite et universelle de ce concept, et pour laquelle la Révolution française fait office de modèle. L’hypothèse est qu’il manque aux analyses contemporaines une dialectique axée sur les conditions de possibilité et d’« impossibilité » de la révolution. Faire cela exige un retour aux sources. D’un point de vue sémantique et historique, si la révolution est conçue comme une remise en cause radicale d’un pouvoir, d’un ordre de domination, d’un état de fait issu d’une crise ou d’un conflit interne ou externe au système, elle sous-entend également un retour au commencement. La Révolution française, celle-ci associée aux idées de l’innovation et du progrès, est décrite comme une coupure avec un passé négatif, l’émergence de nouvelles institutions vers de nouvelles conditions économiques ou politiques.
L’enjeu
Toutefois, loin d’être en rupture avec la « tradition », la modernité libérale se pose en dialogue avec elle et ce n’est qu’avec l’exposition et la reconnaissance d’un passé qu’on peut faire une révolution (cf. Walter Benjamin et Hannah Arendt). Si la révolution est toujours soutenue par la volonté de restauration d’une communauté politique « corrompue » par les pouvoirs, c’est que l’enjeu de la révolution moderne n’est pas tant de faire rupture avec la société traditionnelle que « […] d’instaurer un autre rapport à la tradition[3] ». De cette considération découle une intuition : si nous avons tant de difficulté à penser la révolution aujourd’hui, c’est peut-être que nous avons perdu de vue cette dialectique entre retour et rupture, laquelle est pourtant inscrite, par la différenciation entre révolte et révolution (cf. Neil Davidson et Theda Skocpol), au cœur des débats contemporains sur le concept de révolution, mais paradoxalement sans qu’on la nomme et qu’on en tienne compte. Il faut alors retrouver le fil directeur où se pose l’enjeu de la révolution et de la contre-révolution, et ce, sous les distinctions entre modernité et postmodernité, théorie et pratique, stabilité de la fondation et création du nouveau, objectivisme et subjectivisme, révolte et action, construction et déconstruction. L’idée première de révolution, celle d’un « retour », n’a pas disparu avec l’avènement de la conception moderne de la révolution comme « rupture », et il est dès lors impératif de penser l’une avec l’autre.
L’art et la révolution
Il faut nous demander si le contexte de postmodernité dans lequel nous vivons est en soi contre-révolutionnaire, antirévolutionnaire ou une révolution permanente… ou les trois à la fois. Il faut alors théoriser l’articulation entre acte politique et Raison inhérente à la dynamique révolutionnaire, et ce, dans le sens que l’idéal révolutionnaire s’inscrit dans le travail de la Raison hérité de la condition sociohistorique dans laquelle elle se trouve. Selon Merleau-Ponty, une révolution peut aussi être contre-révolutionnaire. Il ne faut donc pas prendre la révolution pour un absolu, puisque c’est lorsqu’elle veut se stabiliser dans la permanence qu’elle se décline dans la Terreur. Selon Camus et Arendt, il faut rediscuter la conception de la révolte et de l’action et de leur articulation possible dans la violence révolutionnaire. La révolution n’étant pas qu’un acte relevant du domaine politique, nous nous transportons dans le domaine de l’art : être ou ne pas être libre ? Servir ou ne pas servir la cause ? Quel est le rôle de l’art face à la propagande ? Quelle est la place de l’artiste, et plus précisément du poète Vladimir Maïakovski, dans une révolution ? L’art : entre les théories de la stabilité et de l’effervescence, produit l’incandescence révolutionnaire.
Le commun et la communauté
En partant d’une lecture sur la communauté comme espace et lieu d’information, de rencontres intersubjectives, d’expériences et d’élaborations d’initiatives, il faut étudier les conditions de l’action collective et surtout ses continuités dans l’après-coup de l’action. La problématique qui en découle est alors celle de faire communauté, et plus spécifiquement d’identifier le commun dans cette communauté. D’un autre côté, nous pouvons nous demander s’il est possible de faire communauté lorsque nous faisons face au rouleau compresseur de l’austérité néolibérale qui vient transformer les modes de citoyenneté moderne par la reclassification de catégories d’individus. De même, grâce à une lecture libertaire de l’éducation fondée sur Illitch et Foucault, il appert que, pour faire révolution et transformer le monde, il faut déjà avoir une présence positive, c’est-à-dire une inscription dans ce monde, d’où l’importance d’une éducation plus ouverte et libre qu’elle ne peut l’être d’un point de vue disciplinaire, et affronter la dépolitisation généralisée par une politique transformée en gestion entrepreneuriale des sociétés. À partir d’une perspective matérialiste, articulée des écrits du sociologue Michel Freitag, on peut questionner la prétention de certaines lectures féministes à promouvoir l’émancipation alors qu’elles semblent plutôt s’enfermer dans le discours identitaire qui soutient paradoxalement une conception asociale et sans sujet des rapports sociaux. Enfin, il faut davantage développer la réflexion sur l’impossibilité contemporaine de la révolution. Et ultimement, la question qui est posée est celle-ci : avons-nous la volonté individuelle et collective de faire le choix qui s’impose, pour la suite du monde ?
Benoît Coutu[1]
Notes
- Benoît Coutu a dirigé et est auteur de Révolutions et contre(-)pouvoirs : réflexions sur l’agir politique en des temps incertains, Montréal, Éditions libres du Carré rouge, 2017. Le texte publié ici intègre plusieurs extraits de cet ouvrage. ↑
- Bernard Friot, « Pourquoi avons-nous tant de mal à être révolutionnaire aujourd’hui ? », RdL, La Revue des livres, n° 7, 2012 ; Olivier Morel, Un monde à venir. Entretien avec Cornelius Castoriadis, juin 1994, p. 3, <www.les-renseignements-genereux.org/var/fichiers/textes/Tex_Casto_entretien.pdf>. ↑
- Cornelius Castoriadis, « L’idée de révolution a-t-elle encore un sens ? », Le Débat, vol. 5, n° 57, 1989, p. 219.
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