Quelques mois avant octobre 1917, Lénine est en exil, loin de sa chère Russie. Néanmoins, il voit, il observe, la révolte, les soulèvements. Les soldats quittent les tranchées, les ouvriers organisent l’insurrection. De toute évidence, la société russe est enceinte d’une révolution. Pour comprendre ce qui se passe, Lénine va à contre-courant, contre les grands pontes marxistes de son temps, comme l’Autrichien Karl Kautsky et d’autres chefs de la Deuxième Internationale. Le principal débat, affirme-t-il, porte sur l’État. C’est ce qu’il explore dans un pamphlet qui marque l’époque, L’État et la révolution.
L’État
Dans la vision de Marx dont s’inspire Lénine, l’État est le produit des contradictions de classe. Dans sa construction, l’État semble être une entité qui se place au-dessus de la société, mais selon le jeune Marx, c’est une illusion, un jeu de figuration. L’État n’est pas « au-dessus » de la société, il n’est pas autonome. L’État n’est pas « au-dessus » de la société, mais il doit feindre de l’être, comme s’il parlait au nom du général, de l’universel. L’État doit avoir le monopole du pouvoir, et imposer celui-ci par la coercition. L’État est « réel ». Il a des structures, il produit des idées, il mène des forces armées, des forces de police, des tribunaux, une administration publique. C’est une structure concrète. L’État n’est pas seulement un fait purement virtuel, il a une structure réelle. L’État est l’instrument d’une classe, en l’occurrence celle qui est la plus forte. Tout l’État, toute l’organisation administrative de l’État, a un contenu, une nature de classe. C’est une organisation de domination. En dernière instance, l’État exerce le pouvoir par le monopole de la coercition. Certes, l’État est aussi un projet, une organisation, une culture. L’État repose sur des principes, des schèmes mentaux, mais en dernier recours, le facteur dominant, c’est la coercition. L’État, c’est la capacité de dominer, de décider, d’imposer un critère par l’usage monopolistique de la force.
La révolution
Une révolution, qu’est-ce ça fait ? Qu’est-ce que ça doit faire ? Lénine dit : « Je vais étudier l’État parce que je pense à la révolution ». Une révolution survient dans une société capitaliste lorsque le prolétariat s’empare du pouvoir de l’État. C’est une démarcation, une ligne de fracture. La position de Lénine n’est pas négociable. Pourquoi faut-il prendre le pouvoir ? Il faut changer la vie, surtout la vie de la masse de la population, celle qui obéit, qui confronte la machine de l’État justement, qui demande des permis, qui paie ses impôts. On ne peut pas se « réfugier en dehors », dans un « ailleurs » de l’État. Pour Lénine, l’État est un fait : coercition, bureaucratie, lois, tribunaux, règlements, financement, décisions sur l’argent et les ressources, propriété. Alors, cette idée de changer le monde sans prendre le pouvoir, qu’est-ce que ça fait, sinon que de reproduire le vieux pouvoir des classes dominantes ?
La guerre
Il faut donc prendre le pouvoir de l’État. Mais attention ! Le travail ne s’arrête pas là. Non seulement il faut s’emparer de la machine de l’État, mais il faut briser celle-ci. Les révolutionnaires doivent s’emparer de cette machine, de cet État qui est un pouvoir de commandement politique et, à partir de là, démonter, détruire cette machine qui correspond à d’autres intérêts et il doit commencer à construire une autre machine d’État. Comment faire ? Il y a les pistes identifiées par Marx, à partir de la lutte de la Commune de Paris. C’est ce qui ressort de La guerre civile en France : suppression de l’armée régulière, élection des fonctionnaires avec la possibilité de les révoquer, imposition de salaires ouvriers pour tout le monde, fusion du pouvoir législatif avec le pouvoir exécutif. Lénine sait cela et il explique que la révolution doit aller dans ce sens. Mais ce n’est pas cela qui se passe au moment de la révolution. En effet, la réalité rattrape le rêve. Des armées de sept pays envahissent la Russie. Trotski met sa fameuse veste de cuir et embarque dans son train blindé pour reconstruire une armée disciplinée. Il recrute les anciens commandants de l’armée tsariste, qu’il fait « surveiller » par des commissaires rouges. Cette nouvelle armée est nécessaire pour faire face à l’invasion. Certes, il y a les soviets armés. Mais à eux seuls, estime Lénine, on ne peut résister et vaincre l’armée contre-révolutionnaire. Parallèlement, le pouvoir soviétique met en place le « communisme de guerre ». Tous les excédents alimentaires sont réquisitionnés par l’État. On supprime le commerce agricole. L’État militarise et étatise les syndicats. Les échanges entre entreprises sont définis par l’administration centrale. Mais rapidement en 1918 et en 1919, la production chute dramatiquement sous le seuil de 1900. La famine tue des millions de personnes. C’est une débandade catastrophique.
L’autocritique
Alors devant cela, Lénine fait son autocritique : « Nous avons manqué notre coup en voulant implanter les principes socialistes de production et de distribution de façon trop directe. Nous réalisons maintenant que nous devons y aller graduellement en faisant des détours au besoin ». Lénine frappe fort. Qu’est-ce qu’il dit ? Ce n’est pas du socialisme que de nationaliser la banque, les industries, le commerce extérieur, de fixer un salaire uniforme. Lénine constate l’échec sur ce plan, car les usines, sans les spécialistes, cessent de fonctionner. En fin de compte, on s’aperçoit qu’on ne peut pas décréter l’abolition de l’État si facilement. L’État moderne, explique Lénine, c’est un système intimement imbriqué avec les banques et les entreprises. C’est un système qui effectue un travail de programmation et de contrôle, et qui ne peut pas être détruit, sinon tout l’édifice s’écroule. Dit autrement, l’abolition de l’État ne peut se faire par décret. La lutte pour détruire l’État, pour arriver à son extinction, sera très longue, probablement pendant plusieurs générations, affirme Lénine. Ce qu’il faut faire, c’est enlever le contrôle capitaliste, couper, rompre, détruire les fils par lesquels les capitalistes l’influencent, et subordonner cet appareil en fonction de la volonté des travailleurs et des travailleuses, pour lui donner un caractère populaire.
Le capitalisme d’État
Alors en attendant, que faire pour éviter l’implosion ? La première réponse est la nécessité de construire un autre capitalisme, un capitalisme d’État. Il faut procéder à la centralisation de la production et du commerce et tout simplement augmenter la production. La deuxième réponse est de renforcer l’alliance entre le prolétariat et les paysans. C’est ce qui est visé avec la Nouvelle Politique économique, la NEP. On remplace les réquisitions par l’impôt en nature. Le libre-échange entre les produits agricoles et les produits manufacturiers est rétabli. Les entreprises privées ont accès au crédit. Les entreprises de l’État peuvent vendre à l’État, seulement si leurs prix sont compétitifs. Le salaire est modulé selon la productivité. Les services publics commencent à être payants et ne sont plus subventionnés. Le déficit fiscal est contrôlé. Les investisseurs étrangers sont invités à relancer l’exploitation des forêts, des terrains agricoles, des zones minières et pétrolières. Pour Lénine, il est impossible de se passer du capital étranger. Il faut accorder des concessions, garantir la propriété privée et interdire les nationalisations ou réquisitions. « De cette façon, explique Lénine, nous pourrons améliorer nos conditions économiques et garantir la stabilité du pouvoir soviétique ». On lui demande : « Est-ce que ces concessions n’aident pas au développement du capitalisme ? Oui, répond-il, mais ce n’est pas dangereux, parce que le pouvoir continuera à être aux mains des ouvriers et des paysans ».
La voie sinueuse
Quelque temps avant sa mort, Lénine modifie encore une fois ses perspectives. Tout en continuant d’accepter comme un mal nécessaire l’expansion du capitalisme d’État, il préconise un certain tassement de l’activité de l’État au profit des coopératives : « La coopération coïncide avec le socialisme. Plus que le capitalisme d’État, le portique du socialisme est la coopération, le travail associé, le travail coopératif ». Il admet qu’il s’agit d’un changement radical dans la façon de voir le socialisme. Ce travail coopératif ne peut pas se développer dans l’ombre de l’État. Il doit être mis de l’avant par la société elle-même, par l’action volontaire des ouvriers et des paysans. Croissance économique, pouvoir politique. Création des bases matérielles de la technologie, science, connaissance, stimulation des actions associatives communautaires, de production, de commerce. L’État peut aider à ce que la communauté progresse, mais ce n’est pas l’État qui crée la communauté.
100 ans plus tard
Aujourd’hui, où en est ce vieux jeune débat ? Dans nos processus de transformation en Amérique latine, nous savons que la clé des processus progressistes, c’est l’économie. On le sait, il faut assurer le développement économique, créer les bases matérielles du développement technologique, garantir que le commandement et le pouvoir soient aux mains des secteurs révolutionnaires, ouvriers, paysans et avancer dans le processus de socialisation de la production. C’est tout un défi ! Pour y arriver, il faut se sortir d’une conception étatisante du socialisme. L’étatisation, ce n’est pas du socialisme. Ça aide à centraliser, à améliorer la distribution de la richesse, mais ce n’est pas du socialisme. Le socialisme, c’est l’action associative, communautaire, pour les travailleurs et les travailleuses de la production, du commerce, du transport, de l’agriculture. L’État peut ouvrir le chemin, améliorer, appuyer, mais il ne crée pas la communauté. Et celle-ci, c’est une libre association de producteurs.
Álvaro García Linera[1]
Notes
- Linera est vice-président de la Bolivie. Le texte est extrait d’une présentation faite le 6 mai 2016 au ministère du Travail de Bolivie. Traduit de l’espagnol par Yves Laneuville. ↑
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