Loin d’être « temporaires » comme l’avançait l’Institut économique de Montréal (IEDM) dans une lettre publiée dans La Presse du 7 janvier, les disparités entre managers et employé-es tendent plutôt à la permanence à mesure que s’impose une économie « à deux vitesses » partagée entre « gagnant-es » et « perdant-es ». En effet, même si le volume total de la production ne cesse de s’accroître au péril de notre environnement, les inégalités de rémunération se radicalisent de plus en plus.
Par Eve-Lyne Couturier et Eric Martin
Chercheur-es, Institut de recherche et d’informations socio-économiques (IRIS)
D’après l’économiste en chef de l’IEDM, Marcel Boyer, l’inégalité de revenu doit être comprise comme un mécanisme d’émulation agissant comme moteur de l’innovation. Selon lui, les capitaines d’industrie doivent recevoir comme incitatif à la création une part importante de la richesse qu’ils contribueraient à « créer ». Les « ressources humaines de base » doivent alors adapter leurs connaissances techniques à l’évolution de la production afin d’harnacher à leur tour leur part du nouveau flux financier.
Il est pourtant fallacieux de prétendre que les inégalités ainsi créées se résorbent avec le temps, comme si la valorisation et l’accumulation de capital profitaient en définitive aux travailleurs et travailleuses. Au contraire, la classe des managers de la production accapare une part croissante de la valeur « créée » par des salarié-es en situation de plus en plus précaire.
Force est de constater, à l’instar de l’IEDM, que le nombre net d’emplois créés depuis 1982 est impressionnant. En effet, en 25 ans, le Canada a augmenté sa force de travail de 5,2 millions de personnes. Or, ce que ne dit pas l’IEDM, c’est que la population active du pays a augmenté quant à elle de 5,8 millions de personnes, ce qui laisse un manque à gagner de 600 000 emplois. La situation ressemble tout au mieux à un équilibre précaire plutôt qu’à une croissance réelle des emplois. Il faudrait aussi se demander à quel type d’emploi font référence ces quantités. S’agit-il d’emploi dans le secteur tertiaire, où le travail est souvent peu rémunéré, les horaires difficiles et parfois instables, la syndicalisation quasi absente et les emplois permanents, rares?
Du même souffle, l’IEDM soutient que « la rémunération du travail a augmenté en termes réels de 87,4 % en 25 ans. ». Mais qu’en est-il des profits des compagnies canadiennes? Nos collègues de la Chaire d’études socio-économiques de l’UQAM ont démontré que ceux-ci ont augmenté de 221,3 % entre 1984 et 2004, soit seulement en 20 ans. Quant à l’augmentation de la masse salariale, elle n’a profité qu’à une partie de la population : celle qui gagne déjà un salaire plusieurs fois supérieur à la moyenne canadienne.
En effet, un graphique de nos homologues du Centre canadien des politiques alternatives (CCPA) montre qu’alors que le salaire moyen, en tenant compte de l’inflation, a connu une augmentation de 18 % entre 1998 et 2006, celui des 100 PDG les plus riches a connu un bond de 146 % . Ainsi, la part de la rémunération dans le PIB a beau demeurer relativement stable, cela n’empêche pas que le phénomène de salarisation des dirigeants draine vers le sommet de la pyramide hiérarchique une part croissante de la valeur produite.
On objectera que la financiarisation des fonds de retraite des grands syndicats fait en sorte que tous les travailleurs bénéficient à terme de dividendes plus grands. Pourtant, le contrôle de ces fonds ne revient pas aux petits actionnaires De plus, on ne saurait dire qu’ils en tirent un revenu immédiat, puisqu’il s’agit d’abord investissements en vue de la retraite. Même s’ils en tirent quelque bénéfice à court ou moyen terme, ceux-ci ne sont pas du tout du même ordre de grandeur que les salaires des chefs d’entreprise. En effet, l’inégalité est croissante entre ces types de revenu.
Soulignons aussi que les actifs sont, dans la société, répartis encore plus inéquitablement que les revenus. Donc, tout partage de revenu réalisé sur la base des actifs (par exemple les profits des compagnies répartis selon les actions possédées) ne fera qu’accroître les inégalités. Et ce peu importe la « forte » proportion de la population qui a un petit pécule en bourse ou dans un fond de retraite.
Les travailleurs et travailleuses attendront longtemps avant de voir les inégalités entre leurs revenus et ceux des managers se résorber. Il n’existe en effet aucun mécanisme de correction naturelle des inéquités générées par le système actuel. C’est au contraire à travers les mécanismes de l’impôt et des programmes sociaux que les inégalités générées par le marché s’étaient le plus amenuisées.
L’interventionnisme keynésien des trente glorieuses (1950-1980) est aussi responsable de la plus grande période de croissance économique du dernier siècle. Sa redistribution plus équitable permit d’atténuer la polarisation de classe entre riches et pauvres. À l’opposé, l’IEDM préconise un système de primes accordées aux managers habiles à tirer avantage d’une compétitivité économique basée sur le contrôle de la propriété intellectuelle et de la spéculation des titres. Les travailleurs et travailleuses des secteurs de haute technologie qui accèdent, à travers une formation à caractère strictement instrumental, à des emplois dans les secteurs « chauds » de la production peuvent espérer tirer – pour un temps – des revenus relativement élevés… avant de devoir se recycler.
Le résultat de la croissance économique actuelle n’est pas d’augmenter la prospérité pour tous et toutes et de corriger les inégalités sociales générées par le marché, mais bien d’enrichir la poignée de « gagnant-es » qui savent le mieux manier les règles du jeu darwiniste de l’économie financiarisée. Une croissance illimitée, sans retombées sociales positives, mais aux retombées environnementales extrêmement inquiétantes.