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Décès de Joyce Echaquan : racisme systémique et pouvoir médical

LE DÉFI DE L’IMMIGRATION AU QUÉBEC : Perspectives- NCS numéro 27 hiver 2022

Un peuple qui en opprime un autre ne peut pas être libre.

Karl Marx

Dans une chronique parue le 6 octobre 2021 dans Le Devoir, Jean-François Lisée propose sa lecture du rapport de la coroner Géhane Kamel[1] sur le décès de Joyce Echaquan, intervenu le 28 septembre 2020. Selon lui, l’enquête fait ressortir que Mme Echaquan a été victime du sous-financement chronique du système de santé et du manque de personnel qui en résulte. Bien sûr, il dénonce lui aussi les propos ouvertement racistes tenus par des infirmières et des proposées, dont cette phrase prononcée juste après le décès : « Les indiennes, elles aiment ça se plaindre pour rien, se faire fourrer pis avoir des enfants. Pis, c’est nous autres qui payons pour ça. Enfin elle est morte ». Mais, selon Lisée, si les individus qui ont tenu ces propos sont condamnables, il n’y aurait rien, là, de systémique, c’est-à dire ni institutionnalisation du racisme ni préjugés et biais collectifs inconscients.

Cet article n’a pas pour objectif de répondre à Lisée, même s’il fait le travail à ce sujet. Il s’agit plutôt d’examiner en quoi nous sommes toujours confrontés à un « colonialisme médical », ainsi que le mentionne le rapport d’enquête[2]. Nous commençons par présenter comment ce rapport éclaire l’existence d’un racisme systémique intrinsèque à tout le système de santé, tant québécois que canadien, sous la férule d’un pouvoir médical dont l’attitude légitime les disparités de traitement en matière de santé.

Les faits d’abord : c’est l’hypothèse d’un soi-disant sevrage, émise dès son entrée à l’hôpital par le gastroentérologue et devenue rapidement un diagnostic sans qu’aucun élément de son dossier ne l’étaye, qui a conduit à ne pas tenir compte de l’insuffisance cardiaque reliée à une cardiomyopathie ni du diabète dont souffre Joyce Echaquan, et à lui administrer une médication non seulement inappropriée mais dangereuse dans le cas où une telle patiente est maintenue couchée – elle était placée en contention par la médecin responsable des hospitalisations, sans surveillance adéquate contrairement à la politique édictée par l’hôpital. Ce n’est donc pas juste en réaction à des propos ouvertement racistes, mais bien parce qu’on la soumet à nouveau, comme cela a été le cas lors de précédents séjours, à un traitement inadéquat, que Joyce Echaquan est effrayée et qu’elle diffuse sa vidéo sur Facebook en demandant à son mari de venir la chercher.

Le diagnostic erroné établi lors de l’admission à l’hôpital le 26 septembre est totalement absent de la chronique de Lisée qui assure qu’il était normal de considérer cette possibilité de sevrage, puisque Joyce Echaquan avait indiqué qu’elle prenait du cannabis au moins trois fois par jour. Mais c’est le lendemain de son arrivée, le 27, qu’elle a donné cette réponse à une infirmière venue la questionner à ce sujet, au lieu de s’attarder sur les palpitations que Joyce Echaquan signalait et sur l’aggravation de son état, qui n’était prise au sérieux ni par le personnel soignant ni par la résidente en gastroentérologie venue la visiter le 28 au matin[3]. Comme le souligne la coroner, c’est plutôt le diagnostic posé à l’admission qui a ouvert l’avenue conduisant à son décès. Celui-ci a résulté d’un « œdème pulmonaire provoqué par un choc cardiogénique » et est qualifié d’accidentel par la coroner, qui écarte évidemment l’intention. Mais elle accrédite en revanche la dimension systémique du racisme à l’œuvre : « Le racisme et les préjugés auxquels Mme Echaquan a fait face ont certainement été contributifs à son décès[4] ».

Car l’hypothèse-diagnostic de sevrage s’explique d’abord par les préjugés envers les personnes autochtones, soupçonnées en permanence de se droguer, d’être irresponsables, etc. « Dès son arrivée au Centre hospitalier de Lanaudière, Mme Echaquan est rapidement étiquetée comme narcodépendante et, sur la base de ce préjugé, il en découle que ses appels à l’aide ne seront malheureusement pas pris au sérieux [5]». Or, ce diagnostic fautif aurait pu être immédiatement réfuté si on avait procédé à un bilan comparatif de médicaments dès l’hospitalisation. Il a par ailleurs été contredit par la consultation à ce sujet du 28 septembre. Il vaut la peine de lire ce passage du rapport d’enquête pour mesurer la force des préjugés et stéréotypes à l’encontre des communautés autochtones :

Questionnés tour à tour durant les audiences, aucun médecin ni membre du personnel du Centre intégré de santé et de services sociaux (CISSS) de Lanaudière n’ont été en mesure de nous indiquer sur quoi reposait ce diagnostic de narcodépendance de Mme Echaquan. Ils ne seront pas non plus en mesure de nous informer sur la base clinique en fonction de laquelle ce diagnostic est établi (outre les notes au dossier médical antérieur qui datent de quelques années et qui n’ont pas été réévaluées). Lors du témoignage du gastroentérologue, il admettra que le terme narcodépendance peut induire un biais dans l’esprit des gens. Une conversation aurait également eu lieu entre Mme Echaquan et un autre médecin du centre hospitalier. Cette conversation est peu documentée au dossier médical et nous invite plutôt à croire que Mme Echaquan était inconfortable à être soulagée avec de la morphine. En effet, Mme Echaquan reprochait aux intervenants du système de santé de ne jamais régler ses douleurs et de simplement la retourner à la maison avec des analgésiques. C’est la thèse la plus probable compte tenu des effets secondaires engendrés lors de ses dernières hospitalisations.

Ces faits témoignent d’un racisme systémique, reposant sur des pratiques institutionnalisées. De plus, le témoignage de la voisine de civière qui a assisté à diverses interactions entre le personnel médical et Joyce Echaquan « a permis de bien camper comment la dispensation des soins peut se faire selon deux poids, deux mesures, en fonction de l’origine et de l’étiquette qu’on appose[6] ».

Le rapport d’enquête de la coroner souligne aussi que ces disparités de traitement ne sont pas spécifiques à l’hôpital de Lanaudière, mais se retrouvent dans tout le système de santé, au Québec et au Canada. On peut rapprocher ce constat d’autres pratiques médicales discriminantes liées à des procédures institutionnalisées de cette discipline, et qui ne sont pas spécifiques au Canada. Ainsi, on sait que les signes de malaise cardiaque chez les femmes ont longtemps été sous-estimés parce qu’ils sont différents de ceux des hommes, qui servent de repère « universel ». Il en va de même pour apprécier le taux d’oxygène dans le sang, car les appareils sont calibrés pour les caractéristiques des peaux blanches qui diffèrent de celles des peaux foncées. Or, ces biais sont à présent reproduits dans les systèmes d’intelligence artificielle et, plus précisément, dans les bases de données qui reposent sur un « manque de diversité ou de représentativité des données, ou encore [résulte] des problèmes de discriminations historiques », ce qui conduit à sous-diagnostiquer des maladies, par exemple des cancers de la peau, chez des personnes ayant la peau foncée[7].

Est-ce que de tels faits à caractère systémique se produisent à l’égard de personnes étiquetées pauvres ou à bas salaire ? Pour se défendre d’un comportement raciste, une des deux personnes enregistrées par la vidéo de Joyce Echaquan a assuré à l’audience qu’elle aurait tenu les mêmes propos au sujet d’« une femme sur le bien-être social qui a plein d’enfants ». Cette remarque est révélatrice d’une stigmatisation sociale qui peut conduire à des exclusions des soins de santé. En France par exemple, nombre de médecins spécialistes ont refusé d’accueillir des prestataires de l’aide sociale pourtant couverts totalement à partir de 1999 par le système français pour les frais de santé, mais bien sûr avec un coût plafonné pour les médecins.

Le mépris social à l’égard des pauvres et du peuple en général, entendu ici comme un synonyme de classes populaires, est l’une des marques de la violence de classe qu’exercent sans répit les classes dominantes. Il s’alimente à plusieurs sources. Les pauvres et les précaires constitueraient par exemple « les classes dangereuses » et ce qualificatif est régulièrement ranimé par une intelligentsia qui se veut empathique, mais qui confond morale et social, car, comme le souligne Faure, la démarche mélange depuis son élaboration dans la première moitié du XIXe siècle « description objective et préjugés, volonté d’amélioration sociale et stigmatisation des populations fragiles[8] ». Plus récemment, à la fin du XXe siècle, parallèlement au déploiement du néolibéralisme et de l’autoritarisme grandissant des gouvernements pour mettre en œuvre ses politiques, des personnalités politiques et intellectuelles contribuent à entretenir la confusion entre la montée de l’extrême droite et l’engouement des classes populaires à son endroit, par le recours au terme « populisme », utilisé souvent dans le même esprit que la notion de « classes dangereuses ». Ce jugement moral s’accompagne en effet d’une compréhension paternaliste de la situation, du type « s’ils [le peuple] sont racistes, c’est parce qu’ils sont peu éduqués » – réflexion qui laisse pantois à l’heure où les niveaux d’instruction s’élèvent partout dans le monde. En tout cas, cette apparence d’analyse sur des phénomènes politiques et sociologiques plus complexes[9] aboutit surtout à laisser dans l’ombre le fait que la montée de l’extrême droite repose en premier lieu sur les appuis financiers, politiques et symboliques (de légitimation) que lui apportent les classes dominantes, comme l’a rappelé le philosophe Jacques Rancière[10].

Peut-on pour autant parler de racisme social ou de « racisme de classe » comme le proposent des sociologues qui dénoncent ainsi le renvoi des classes populaires à « l’inculture », à la « nature », à la « barbarie » [11] ? Plutôt que de hiérarchiser les deux phénomènes en imaginant que l’un (la pauvreté) emboite l’autre (le racisme), nous croyons bien plus heuristique d’interroger sur quels aspects les deux phénomènes s’enchevêtrent et sur quels aspects ils se distinguent, et dévoilent dans ce cas-ci la persistance d’un « colonialisme médical ». Car le racisme est une idéologie qui a sa propre logique de construction sociale de catégories déshumanisées (ou, dit autrement, de sous-humains), qui se matérialise aussi par une violence de la domination, mais une violence spécifique à l’égard des cibles, communautés colonisées dépossédées de leur territoire et de leur culture ou groupes sociaux racisés.

Par exemple, quoiqu’il existe plusieurs études sur les inégalités en santé, découlant des déterminants sociaux de la santé, mais aussi d’un accès inégal aux soins, il n’y en a pas, à notre connaissance, qui montrerait un ciblage systématique des classes populaires en matière de traitement médical, ce qui ne veut pas dire qu’il n’y ait pas de préjugés de la part de soignants[12]. En revanche, le ciblage des communautés autochtones forme la trame de cette violence spécifique, qualifiée de « colonialisme médical » par le pédiatre urgentiste canadien Samir Shaheen-Hussain[13] : enfants autochtones des pensionnats « servant [à des] expérimentations médicales [entre 1942 et 1952] » ou « affamés pour élargir [les] connaissances médicales », etc. Ces descriptions intolérables nous renvoient aux violences exercées contre les juifs servant de cobayes dans les camps d’extermination nazis ainsi qu’aux politiques eugénistes, pas seulement en Allemagne mais aussi en Europe du Nord et ailleurs, ou encore aux essais incontrôlés de médicaments sur les populations en Afrique, ou au refus de médecins étatsuniens de prodiguer (entre 1932 et 1972) un traitement « à des hommes noirs atteints de syphilis pour étudier l’évolution de la maladie ».

Bien sûr, nous ne voyons plus de médecins pratiquer de telles expériences. Du moins nous n’en avons pas connaissance. Mais nous en voyons différencier l’accès aux soins. Ils ont le pouvoir de le faire et, en tant que classe dominante au sein de la hiérarchie médicale et au-delà, ils servent de référence. Le Québec gagnerait sans doute beaucoup à reconnaître cette situation, à reconnaître que le système de santé souffre de pratiques modelées par le colonialisme. Il gagnerait aussi à briser le mythe selon lequel tous les médecins délivreraient des diagnostics « neutres » et poseraient des actes sans préjugé, sans biais résultant de leurs représentations, alors qu’ils ne reçoivent pas de formation spécifique sur les relations avec les malades et les enjeux de racisme systémique. Il gagnerait sans doute beaucoup à reconnaître que même si pendant longtemps, il a été aliéné et « né pour un petit pain », ses institutions modelées par les classes dominantes oppriment non seulement des groupes sociaux dominés mais aussi d’autres peuples. Il est dommage que, dans les suites de l’enquête, les médias n’aient pas vraiment relevé que la coroner recommande, notamment, au Collège des médecins du Québec qu’il « revoie la qualité des actes médicaux de la médecin responsable des hospitalisations en médecine familiale et de la résidente en gastrologie[14] ». L’ordre professionnel le fera-t-il, quand bien même il s’est empressé de dénoncer le racisme systémique, oui, systémique, peu de mois après la mort de Joyce Echaquan ?

Carole Yerochewski est sociologue


  1. Me Géhane Kamel, Rapport d’enquête. Loi sur la recherche des causes et des circonstances des décès concernant le décès de Joyce Echaquan, Québec, Bureau du coroner, septembre 2021.
  2. Ibid., p. 19.
  3. Le rapport d’enquête note ainsi : « Le 28 septembre 2020, à 8 h 45, la résidente en gastroentérologie voit aussi Mme Echaquan, qui a des tremblements, mais ceux-ci ne lui semblent pas forcément crédibles », p. 9.
  4. Rapport d’enquête, op. cit., p. 20.
  5. Ibid., p. 7.
  6. Ibid., p. 10.
  7. Karine Gentelet et Lily-Cannelle Mathieu, « Comment l’intelligence artificielle amplifie et reproduit le racisme », The Conversation, 23 novembre 2021.
  8. Olivier Faure, « La naissance des classes dangereuses : entre mythe et concept », Rhyzome, n° 23, 2006, p. 4.
  9. On lira avec intérêt Annie Collowald, Le populisme du FN, un dangereux contresens, Paris, Éditions du Croquant, 2004.
  10. Jacques Rancière, « Défaire les confusions servant l’ordre dominant », entrevue avec Jacques Confavreux, Mediapart, 3 décembre 2019.
  11. Voir Gérard Mauger dans « Populisme » (Savoir/Agir, vol. 1, n° 15, 2011, p. 85-88) où il indique, en se référant à Claude Grignon et Jean-Claude Passeron (Le savant et le populaire. Misérabilisme et populisme en sociologie et littérature, Paris, Gallimard/Le Seuil, 1989) que le racisme de classe « dérive d’un ethnocentrisme fondé sur la certitude propre à une classe de monopoliser la définition culturelle de l’être humain et donc des hommes qui méritent pleinement d’être reconnus comme tels », p. 86.
  12. Voir les études du mouvement ATD Quart Monde à ce sujet : Les plus pauvres interrogent notre système de santé, 2011, <www.atd-quartmonde.fr/wp-content/uploads/2012/09/Actes-du-5-mars.pdf>.
  13. Voir notamment son entrevue par Hélène Jouan dans Le Monde du 9 juillet 2021 dont sont extraits les passages cités (www.lemonde.fr/international/article/2021/07/09/samir-shaheen-hussain-au-canada-le-colonialisme-a-tuCe-les-enfants-autochtones_6087723_3210.html) et son livre, Plus aucun enfant autochtone arraché. Pour en finir avec le colonialisme médical canadien, Montréal, Lux, 2021.
  14. Rapport d’enquête, op. cit., p. 21.

 

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