AccueilNuméros des NCSNo. 27 - Hiver 2022Plaidoyer pour un syndicalisme actuel. Changer pour s’adapter

Plaidoyer pour un syndicalisme actuel. Changer pour s’adapter

Éric Gingras, Montréal, Somme toute, 2021

 

« Soit nous décidons d’être de simples négociateurs de conventions collectives, soit nous choisissons plutôt de nous réapproprier le rôle de moteurs de changement dans la société » (p. 15). Cette phrase prometteuse a le mérite de camper dès l’introduction l’inquiétude de l’auteur. Éric Gingras, élu président de la Centrale des syndicats du Québec (CSQ) quelques mois après la parution de son plaidoyer, soumet à la discussion un éventail de pistes dans l’espoir de relancer le mouvement syndical. Il brosse le portrait d’organisations devenues conservatrices et s’adresse aux personnes syndiquées dans l’espoir de rajeunir avec elles les pratiques syndicales, puis recréer un authentique rapport de force.

L’ouvrage est divisé en quatre chapitres qui constituent autant de chantiers pour les machines syndicales présentes dans le secteur public, qu’elles prennent la forme de centrales ou de fédérations autonomes. Sans parler nommément de crise du syndicalisme, l’auteur estime néanmoins que ces organisations sont à la croisée des chemins. Il juge nécessaire de publier ce livre, car les assemblées générales et autres instances syndicales ne permettent pas d’emblée de conduire le type de réflexion souhaité. « Il faut bien reconnaître qu’il n’y a pas de place pour véritablement débattre d’un changement de vision et de pratique à l’intérieur même de [ces] structures » (p. 10).

Le premier chapitre, de loin le plus long, porte sur la communication. Il s’avère des plus pertinents. Gingras s’y emploie à une critique serrée du réflexe, au sein des appareils syndicaux, de chercher d’abord à s’adresser aux médias traditionnels, comme si ces derniers pouvaient être le canal privilégié pour rejoindre les membres et la population, ou pour influencer l’opinion publique et les gouvernements. Relevant adroitement la crise que traversent ces médias, l’auteur plaide pour une réinvention de la stratégie de communication syndicale. Ce travail est absolument requis, pour peu que l’on désire rétablir avec les membres une relation de confiance, fondée sur la transparence et sur une circulation de l’information qui soit bidirectionnelle, plutôt que strictement du haut vers le bas. Faute de franchir une telle étape, il est vain d’espérer déployer le pouvoir syndical à l’échelle de la société.

Émettre cette information devrait d’ailleurs être une prérogative des membres, plutôt que le seul apanage des machines syndicales. Gingras valorise énormément les outils numériques, notamment les médias sociaux, avec tout leur potentiel d’horizontalité, pour déplacer le centre de gravité de la production de l’information et remettre les membres au cœur de la dynamique syndicale. Il avance la notion de cinquième pouvoir comme clé éventuelle de la restauration d’un mouvement social digne de ce nom, à la hauteur des lettres de noblesse forgées dans les années 1970. S’inspirant des Gilets jaunes et de quelques autres phénomènes apparentés, Gingras plaide en faveur d’une mobilisation à caractère plus spontané, trouvant ses origines parmi le personnel, dans le milieu de travail ou de vie. Un choix judicieux selon lui serait de transférer, des appareils syndicaux vers la base, une part consistante des ressources actuellement concentrées à l’échelon national.

Le second chapitre porte sur la négociation collective, un processus conduit essentiellement en l’absence du personnel syndiqué, se désole l’auteur. Ce déficit démocratique doit être surmonté par une action collective à caractère bien plus politique, davantage campée « à l’extérieur de l’encadrement légal en place » (p. 93). Les mœurs syndicales en matière de négociation sont décrites comme paternalistes et feutrées, donc tout à l’avantage de la partie patronale. Gingras suggère de « sortir des lieux institutionnalisés dans lesquels on cherche à nous confiner » (p. 89), donc de retourner voir les membres pour concevoir avec elles et eux la stratégie syndicale. Il faut aussi bâtir des alliances avec les mouvements et groupes de la société civile, dont les intérêts ne sont pas étrangers à ceux de la partie syndicale. L’auteur mentionne à ce sujet le dramatique rendez-vous manqué que fut, pour les syndicats, le Printemps érable.

C’est à la rigidité des structures syndicales que l’auteur nous invite à réfléchir dans un troisième temps. Celle-ci a pu expliquer en partie la désaffection qu’ont connue les centrales, qui ont vu plusieurs de leurs corps de métiers les quitter pour créer des regroupements autonomes. Ce processus n’est que la pointe de l’iceberg, en ce sens que les nouvelles associations ainsi créées reproduisent à leur tour, assez rapidement, les mêmes schémas de sclérose. Il est urgent d’agir, écrit Gingras, pour « rendre nos structures organisationnelles vivantes » (p. 145) et la moindre des choses serait de tenir des états généraux du syndicalisme. Ainsi, pour parvenir à changer le modèle organisationnel, il faut en outre « donner davantage la parole aux gens qui […] constituent l’organisation » (p. 153) et proposer un projet qui suscite davantage de solidarité.

Le dernier chapitre porte justement sur cinq « enjeux sociaux de la prochaine décennie » (p. 157) identifiés par Gingras comme prioritaires : immigration, lutte environnementale, droits des femmes, Autochtones et retraite. La polarisation gauche/droite sert ici de toile de fond aux analyses de l’auteur, qui laisse entendre que la question nationale n’est plus sur l’écran radar du mouvement syndical, parce qu’elle ne se pose plus dans les mêmes termes qu’il y a 15 ans. Sous l’effet du populisme et du nationalisme identitaire, elle a été happée par la droite, si bien qu’elle est devenue piégée, voire gênante.

Malheureusement, la réflexion de l’auteur n’est pas inscrite dans le prolongement des grands courants d’étude du syndicalisme. L’auteur cherche peu à se situer par rapport aux travaux précédents en sciences sociales. Il cite bien une petite poignée de sources, mais ne se définit pas par rapport aux approches théoriques en étude des mouvements sociaux. Ceci entraîne quelques difficultés.

Avec Gingras, les syndicats sont réduits à n’être que des groupes de pression, dont le mandat consiste à représenter les membres. Ceci est en rupture avec la trajectoire historique du mouvement syndical, dont le rôle sociopolitique a été autrement plus ambitieux au cours des deux derniers siècles. Il y a ici méprise sur la nature de l’acteur et sur la portée de son action. Aussi, en confinant le syndicalisme à la stricte représentation, l’auteur génère malgré lui un paradoxe : la mission des membres consiste simplement à mandater leurs représentants et représentantes, plutôt qu’à être le mouvement.

On doit déplorer aussi l’absence d’une analyse approfondie de l’État québécois. Les syndicats du secteur public lui sont intimement liés. Comment s’articulent leurs relations avec l’État ? S’inscrivent-elles à l’enseigne du néocorporatisme ? De la concertation ? D’une autre conception de la nature de l’État-patron ? En faisant fi de toute économie politique de l’État québécois, l’auteur limite la profondeur de ses analyses, à un moment où précisément – Gingras a raison sur ce point – le syndicalisme doit se poser des questions existentielles sur ce qu’il est devenu et sur les ambitions qui l’animent encore.

 

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