Les élections municipales du 7 novembre 2021 sont, à n’en pas douter, historiques. Evelyne Beaudin, une économiste de 33 ans, est devenue la première mairesse de l’histoire de Sherbrooke. Le conseil municipal s’est résolument rajeuni et est pour la première fois composé d’une majorité de femmes : 10 conseillères sur 14. Ont aussi été élues pour la première fois une personne noire, le maire suppléant, une personne d’origine brésilienne et une personne d’origine chinoise. Seules cinq personnes ont été réélues. Des neuf nouveaux visages, six proviennent d’un même parti, Sherbrooke Citoyen. Le renversement est saisissant : le dernier conseil se composait de 13 personnes « indépendantes » et d’une seule, Evelyne Beaudin, élue sous la bannière de ce parti qui en était alors à ses premières élections.
L’entrée de Sherbrooke au XXIe siècle : émergence d’un parti municipal fort
Durant la campagne de l’automne 2021, le journal local rencontre deux candidats au poste de conseiller municipal d’un district de Sherbrooke[2]. L’un est indépendant, l’autre de Sherbrooke Citoyen. « Pourquoi être candidat indépendant ? », demande-t-on au premier candidat. « Très bonne question, répond-il. Je trouve que le plus grand avantage d’être un candidat indépendant, c’est qu’on peut vraiment écouter ses citoyens et prendre nos décisions sans avoir à suivre une ligne de parti. On peut vraiment choisir ses priorités, quelles actions on va entreprendre sans avoir à suivre les consignes d’une autre personne. Donc, c’est une [sic] raison pour laquelle je suis très fier d’être un candidat indépendant. » À Sherbrooke, les candidats indépendants semblent ignorer la nature d’un parti politique. La preuve en est qu’ils affirment, de façon dogmatique et sans l’ombre d’un doute, que leur statut d’indépendant leur confère un immense avantage en matière d’écoute de la population et de liberté d’action. L’homme de lettres Boileau (XVIIe siècle) n’avait sans doute pas tort d’écrire que « l’ignorance toujours est prête à s’admirer ».
Sherbrooke est l’une des rares villes d’importance au Québec où les partis municipaux peinent à s’implanter de manière durable et où on disqualifie les indépendants. On ne peut aborder cette particularité sans rappeler quelques éléments historiques. Un vent de démocratisation souffle au XIXe siècle sur les sociétés occidentales alors que le droit de vote se généralise – du moins pour les hommes. Mais plusieurs perdent vite leurs illusions : rien n’a vraiment changé, il n’y a aucune règle, les pots-de-vin abondent, le droit de vote n’avantage que les notables. Ces derniers, une fois élus, gèrent le bien public au gré de leurs intérêts : ils disent n’avoir de comptes à rendre à personne… Parce que la « démocratie », c’est le « pouvoir du peuple » et non celui de quelques-uns, des groupes s’organisent, mettent en commun leurs ressources et cherchent, en équipe, à se faire élire de manière à conquérir le pouvoir. Bien que réprimés à plusieurs endroits par les élites qui voient le pouvoir leur échapper, ces groupes – ils vont porter le nom de « partis » – correspondent bien à la volonté de démocratie des populations de sorte que, partout en Occident, ils sont aujourd’hui au cœur du fonctionnement des États et ont à peu près fait disparaître les indépendants. Les partis ont comblé les attentes de la population par un programme, des valeurs et des promesses, la population en retour les a élus et reconnus comme ses représentants. « Il ne peut pas plus y avoir de démocratie sans partis, que de pensée sans langage », résume Georges Vedel, un des grands juristes français du XXe siècle. En tout cas, on est loin de l’image caricaturale d’un parti politique dont s’inspire, pour se mettre en valeur, le candidat indépendant de Sherbrooke cité plus haut.
Des partis politiques municipaux apparaissent au Québec au cours des années 1960, notamment à Montréal et à Québec. À la fin des années 1970, le gouvernement du Parti québécois décide d’en favoriser la multiplication et de les assujettir aux mêmes règles qui régissent les partis provinciaux. Comme c’est la tendance un peu partout dans le monde, il cherche en effet à décentraliser vers les villes une partie de ses propres pouvoirs et ressources et souhaite, par les fusions municipales, faire naître de véritables gouvernements de proximité. Si on pratique la démocratie au Québec, on doit aussi la pratiquer dans les villes qui hériteront d’un nombre de plus en plus élevé de pouvoirs [3]. Tous les gouvernements qui se succèdent depuis lors maintiennent le cap dans la même direction. Signe d’un succès indéniable, on retrouve aujourd’hui au Québec des partis dans pratiquement les deux tiers des villes de plus de 10 000 habitants et des partis dans toutes les grandes villes : on en dénombre 182 dans 85 villes différentes.
La ville de Sherbrooke a cependant été longtemps étrangère à cet engouement. Cela ne veut pas dire qu’il n’y a jamais eu de parti municipal avant Sherbrooke Citoyen. On retrace dans les années 1970 l’Action civique de Sherbrooke et le Parti sherbrookois, dans les années 1990 le Regroupement des citoyens et citoyennes de Sherbrooke, dans les années 2010 le Renouveau sherbrookois, mais ces partis ont été éphémères. Aucun ne semble avoir été suffisamment organisé et fort pour résister à une défaite.
Plusieurs raisons permettent néanmoins de croire que Sherbrooke Citoyen, dont la cheffe a été élue mairesse le 7 novembre dernier, a un bien meilleur avenir devant lui. La multiplication et la complexification des fonctions municipales dévolues au fil des deux dernières décennies par Québec constituent des conditions favorables. Elles rendent en effet plus évidente la nécessité d’un meilleur encadrement par la population des élu·e·s municipaux au moyen d’un programme et d’une action commune, ce qui constitue l’essence d’un parti. Tant que les villes s’occupaient essentiellement d’aqueduc et d’égouts, un parti ne pouvait sans doute pas paraître nécessaire. Par ailleurs, si les conditions dans lesquelles se retrouve Sherbrooke Citoyen le favorisent, son organisation interne est exceptionnelle et augure bien de sa pérennité. On est devant un parti structuré, adéquatement doté de ressources, soutenu par des centaines de donateurs et de bénévoles, et qui a évité l’erreur de s’organiser autour d’une seule personne. Lors de la dernière élection, il a mis sur pied une organisation autonome dans chacun des districts de la ville, partageant des services et reliée par des moyens de communication particulièrement efficaces. Une opération de porte à porte a permis de ratisser les districts, des candidats ont même visité certaines rues à plusieurs reprises. Le 31 octobre et le 7 novembre, le parti aurait réussi, selon diverses sources, à mobiliser un millier de bénévoles ! Aucun parti sherbrookois n’a accompli une telle prouesse. Sherbrooke Citoyen dispose d’un programme et d’idées claires qui correspondent à divers consensus au sein de la population : respect de l’environnement, transparence, mobilité efficace, participation des citoyennes et des citoyens, qualité de vie, contrôle du développement… Fondé il y a quelques années, le parti a rapidement cherché à se diversifier, à s’ouvrir aux communautés culturelles, à attirer les jeunes, mais aussi les plus vieux, à recruter des gens de toutes les allégeances politiques, à se développer dans tous les arrondissements.
Graphique I
Si on a longtemps pu à Sherbrooke être sceptique quant aux chances de succès des partis politiques sur la scène municipale, on peut penser que cette page est tournée pour de bon. Il faut souligner à ce propos le comportement des électrices et des électeurs lors du scrutin du 7 novembre 2021. Un parti municipal doit convaincre son électorat de le favoriser autant dans le district qu’à la mairie. Or, si on observe les résultats des élections de 2021, ce défi semble avoir été en bonne partie relevé. C’est du moins ce qu’on peut lire dans le graphique I. On remarque d’abord un rapport ou une proportion remarquablement stable entre le vote pour Sherbrooke Citoyen à l’échelle du district et celui à la mairie : pour l’ensemble des 654 sections de vote étudiées, soit l’essentiel des sections non atypiques, on note 22 171 votes en faveur de la mairesse et 21 901 en faveur du candidat de district de Sherbrooke Citoyen, un écart de l’ordre de 1 %. Ensuite, on remarque que le lien entre les deux variables[4] est très fort : un coefficient de corrélation de 0,802. Enfin, la pente de la droite de régression est de 0,827, voisine donc de la diagonale : cela signifie que, dans chaque bureau de scrutin, dès que 10 électeurs se présentent pour voter pour le candidat de Sherbrooke Citoyen, il y a en moyenne un peu plus de 8 électeurs qui votent aussi en faveur de la candidate de Sherbrooke Citoyen à la mairie. Bref, tout laisse alors à penser qu’un « esprit de parti » est déjà à l’œuvre à Sherbrooke. Il sera bien difficile d’en faire fi lors de la prochaine élection.
Faits de campagne
La campagne électorale a été relativement « propre » : la candidate et les deux candidats à la mairie ont évité les attaques personnelles et ont discuté des dossiers et des enjeux réels de cette élection. Ainsi, contrairement à ce qui est arrivé à Denis Coderre à Montréal, Luc Fortin, ancien ministre libéral sous Philippe Couillard et candidat à la mairie, n’a pas eu à répondre de possibles conflits d’intérêts. Depuis sa défaite électorale aux mains de Christine Labrie en 2018, il a en effet travaillé pour TACT, une entreprise de conseils stratégiques qui propose aux entreprises « des solutions complètes et intégrées en relations publiques, relations gouvernementales et affaires publiques » de manière à « mieux faire entendre et maximiser [leur] influence[5] ». En contrepartie, même si le slogan du nouveau venu en politique municipale sherbrookoise (« Rassemblons Sherbrooke ») visait certainement à mettre Évelyne Beaudin et le maire sortant Steve Lussier sur la défensive en amplifiant la perception selon laquelle ils s’étaient livrés à des « chicanes » stériles et couteuses au conseil municipal au cours de leur dernier mandat, Fortin a eu l’intelligence de ne pas élever cette pique au rang d’un thème de campagne.
Fort d’un programme politique travaillé depuis quatre ans et adopté démocratiquement un an avant les élections, Sherbrooke Citoyen s’est positionné de manière claire et cohérente sur une large gamme d’enjeux : mobilité durable, patrimoine bâti, développement des quartiers, services aux ainé·e·s, participation politique, protection des boisés, culture, gestion de l’eau, logement, gouvernance. Outre ce programme, le jeune parti a aussi bénéficié d’atouts qu’il n’avait pas lors de sa première campagne électorale en 2017. Mentionnons d’abord l’expérience de quatre années au conseil municipal de sa candidate à la mairie. Les performances d’Évelyne Beaudin lors des débats et les communiqués de presse publiés au fil de la campagne par le parti se sont distingués par leur qualité réflexive, leurs justifications factuelles, leur maturité politique et leur efficacité en termes de communication. À cette compétence et cette crédibilité politique, on doit ajouter les capacités organisationnelles et financières du parti, les talents qu’il a su rassembler pour diriger sa campagne et former les candidates et les candidats ainsi que leurs équipes de bénévoles aux opérations de porte-à-porte et de sortie de vote. Enfin, si Sherbrooke Citoyen a fait autant de gains le soir des élections, c’est aussi parce qu’il a été le seul parti à faire campagne. Pendant cinq semaines, souvent plus, dans tous les districts de la ville, 14 candidates et candidats ont frappé aux portes pour défendre simultanément leur candidature dans le district et celle de leur cheffe à la mairie.
La course à la mairie, qui a commencé à trois, s’est terminée en quelque sorte à deux. L’équipe de campagne expérimentée qui avait soutenu Steve Lussier en 2017 s’est en partie tournée vers Luc Fortin en 2021. À la mi-campagne, ce dernier était donné favori par les sondages. Arrivé tardivement en campagne, c’est un bon communicateur qui a projeté l’image d’un père de famille rassembleur. Il a su intervenir sur les principaux enjeux de l’élection, mais ses propositions n’avaient ni la précision ni la cohérence de celles de Sherbrooke Citoyen qui travaillait les siennes depuis des années. Le saut de Fortin en politique municipale a d’ailleurs été surprenant dans la mesure où, quelques mois plus tôt, il avait déclaré aux médias que ce palier ne l’intéressait pas vraiment. Cela n’a pas empêché deux anciens maires, Bernard Sévigny et Jean Perrault, de lui donner leur appui.
Bien qu’aucun enjeu politique ne se soit finalement imposé comme étant « la question de l’urne », l’accès au logement a été révélateur des orientations politiques des trois adversaires à la mairie. Le 1er juillet 2021, ce sont 70 ménages sherbrookois qui se sont retrouvés à la rue, un nombre en hausse depuis quelques années[6]. Luc Fortin a proposé de financer la construction de 110 logements abordables par année à partir des profits tirés de la vente de l’électricité d’Hydro-Sherbrooke à l’entreprise de cryptomonnaie Bitfarms, installée à Sherbrooke depuis 2018. Évelyne Beaudin, économiste de formation, a critiqué cette proposition qui lie le droit au logement à un marché spéculatif imprévisible. Elle proposait plutôt la construction de 1000 logements sociaux et abordables en cinq ans, des coopératives et des logements abordables intégrés à de grands projets immobiliers grâce à des incitatifs fiscaux. Quant au maire sortant Steve Lussier, dont le bilan en ce domaine n’a rien d’impressionnant, il a dit vouloir ajouter 125 logements abordables par année en offrant des incitatifs fiscaux aux propriétaires d’immeubles locatifs.
L’environnement a constitué un autre enjeu important. Sherbrooke Citoyen veut par exemple que la ville sépare ses eaux pluviales de ses eaux usées à moyen terme et mette fin aux rejets d’eaux usées dans les rivières de la ville. Le parti veut aussi faire passer l’objectif de la Ville de protéger ses milieux naturels de 12 % à 17 %, notamment en créant un grand parc régional dans le boisé entre Lennoxville et Ascot. Enfin, dans une ville encore très dépendante de la voiture, le parti propose un ensemble de mesures pour développer des quartiers mixtes et complets (résidences, services, commerces de proximité, diversité de la population…), améliorer le réseau cyclable utilitaire, mieux desservir les quartiers émergents en transport en commun. Luc Fortin a proposé un programme semblable quoique moins ambitieux en matière de protection du territoire : il se contentait d’exiger une juste compensation pour la coupe d’arbres liée aux nouveaux projets immobiliers. Quant aux ambitions environnementales de Steve Lussier, elles se sont exprimées de manière « paradigmatique » dans sa proposition de synchroniser les feux pour rendre la circulation plus fluide…
Premier chantier
À peine élus, le nouveau conseil municipal et la nouvelle mairesse s’attaquent à une réforme de la gouvernance. Beaudin veut rendre la prise de décision plus efficace, plus transparente et plus équitable[7]. Si son parti et elle parviennent à leurs fins, 25 comités politiques municipaux seront fusionnés en 6 grandes commissions : aménagement et territoire, culture et loisirs, économie, environnement et mobilité, sécurité et développement social, finances et administration. Ces commissions recevront des mandats d’analyse et un pouvoir de recommandation au conseil municipal. La rémunération des membres du conseil sera aussi revue en faveur d’une distribution plus équitable suivant les dossiers travaillés par les différentes personnes élues. Parallèlement, cinq grandes instances consultatives citoyennes seront créées et placées sous la responsabilité d’un nouveau secrétariat à la participation citoyenne. Ces conseils citoyens seront autonomes et dotés de pouvoirs de recommandation en ce qui concerne la diversité culturelle, les femmes, les jeunes, les personnes ainées et les personnes handicapées.
En somme, le nouveau paysage politique à Sherbrooke annonce, entre autres choses, un renforcement important de la démocratie municipale.
Philippe Langlois, Paul Lavoie sont respectivement professeur de philosophie et cadre retraité du Cégep de Sherbrooke[1]
- Les auteurs résident tous deux à Sherbrooke. En 2021, ils se sont impliqués activement dans la campagne électorale du parti Sherbrooke Citoyen. ↑
- Jasmine Rondeau, « La Tribune cuisine vos candidats du district de l’Hôtel-Dieu », La Tribune, 27 octobre 2021. ↑
- Guy Tardif, Journal des débats de l’Assemblée nationale : le 12 juin 1980, vol. 21, n° 112, 1980. ↑
- Pour les personnes moins familières avec les graphiques, les deux variables sont : le nombre d’électeurs favorables au candidat de Sherbrooke citoyen (axe des x) et le nombre d’électeurs favorables à la chefferie de Sherbrooke citoyen (axe des y). ↑
- TACT, « Une exécution performante », 2021, <www.tactconseil.ca/services>. ↑
- Jasmin Dumas, « Crise du logement : les candidats aux municipales à Sherbrooke présentent leur plan », TVA Nouvelles, 27 septembre 2021. ↑
- Evelyne Beaudin, Gouverner efficacement. Sept propositions pour moderniser la gouvernance de la Ville de Sherbrooke en misant sur la transparence et la participation citoyenne, Sherbrooke, 2021, <https://sherbrookecitoyen.org/gouverner-efficacement/>. ↑