À propos de Georges Couffignal (dir.), Amérique latine. Mondialisation : le politique, l’économique, le religieux, Franck Gaudichaud (dir.), Le Volcan latino-américain. Gauches, mouvements sociaux et néolibéralisme en Amérique latine, Hervé Do Alto et Pablo Stefanoni, Nous serons des millions. Evo Morales et la gauche au pouvoir en Bolivie, Guy Bajoit, François Houtart et Bernard Duterme, Amérique latine : à gauche toute ?
Par Marc Saint-Upéry
Pour rendre compte de la perception actuelle de l’Amérique latine, l’image du volcan est sans doute assez juste : toute bouillonnante de possibilités, comme en témoigne la quantité de publications qui lui sont consacrées. Cependant, cette imagerie du volcan unique ne doit pas céder à l’utopie ni, surtout, dispenser de diagnostics empiriques particuliers. Marc Saint-Upéry enjoint ici, à travers un état des lieux de quelques publications de 2008, à conjuguer rigueur scientifique et capacité de transversalisation des problèmes.
Pour les Européens, l’Extrême-Occident latino-américain est le lieu où la rencontre traumatique avec l’Autre (l’Indien, le Noir), quoique toujours teintée de violence prédatrice, s’effectue de manière précoce, car à travers un médium culturel latin et catholique qui autorise tous les pièges de l’identification. L’exotisme dont il est le siège est en effet étrangement familier ; et en cela, il est l’espace de projection privilégié de toutes les pulsions utopiques de la gauche européenne. Á l’inverse, d’autres se méfient de ces pulsions utopiques, cherchant plutôt à identifier les signes d’une « normalité » émergente. Et bien que tous perçoivent et décrivent les changements en cours, le lexique des premiers est aujourd’hui celui du « mouvement », de la « résistance » et de la « rupture », celui des seconds insiste plutôt sur la « stabilisation » et la « normalisation ».
Cinq problématiques nationales
L’annuaire dirigé par Georges Couffignal, intitulé Amérique latine. Mondialisation : le politique, l’économique, le religieux et paru aux éditions de La Documentation française, sous l’égide de l’Observatoire des changements en Amérique latine , s’inscrit plutôt, bien qu’avec des nuances, dans cette deuxième tendance. Publié chaque année depuis l’an 2000, cet ouvrage ne prétend pas offrir un panorama exhaustif. De fait, s’il comporte en fin de volume des fiches pays d’environ quatre pages de texte et de données chiffrées pour toutes les nations de la région, il se caractérise surtout par deux fortes sections abordant, dans un premier temps, des questions transversales ou des thèmes pertinents pour le sous-continent et, dans un second temps, une série de problématiques plus spécifiques concernant un petit nombre de pays individuels. C’est la régularité de la publication annuelle qui, en principe, devrait garantir que tous les pays soient peu à peu abordés par rotation.
L’édition 2008 offre ainsi un regard sur cinq problématiques nationales. Dans « L’enjeu des biocarburants au Brésil », la géographe Martine Droulers offre un panorama très détaillé d’un thème assez controversé, puisque les biocombustibles sont à la fois perçus comme la promesse d’une énergie renouvelable et, dans leur mode d’exploitation productiviste, comme porteurs de nouveaux risques écologiques et agro-alimentaires, sans parler d’une concentration industrielle qui ne fait que répliquer les énormes inégalités sociales et régionales qui caractérisent le Brésil : « tout en s’affirmant incontestablement comme un modèle alternatif, la filière sucre-alcool porte aussi les caractéristiques d’une « modernisation conservatrice », deux pratiques dont le Brésil a, de l’une comme de l’autre, le secret ».
Le portrait par Jean-Baptiste Chenet d’un Haïti à l’économie « dévastée », à la « population rurale ruinée », au système politique « effondré » et aux maigres ressources menacées par un « désastre écologique » est particulièrement déprimant. L’auteur ne manque pas de signaler que, si de graves handicaps structurels marquent depuis l’origine la trajectoire historique de l’île caribéenne, les stratégies de développement dogmatiques et contre-productives imposées par des organismes comme l’USAID (United States Agency for International Development), la Banque mondiale, le FMI (Fond monétaire international) ou la Banque interaméricaine de développement, ont une lourde responsabilité dans la situation actuelle.
Cécile Lavrard-Meyer apporte un éclairage sur les relations entre comportement électoral, pauvreté et identité ethnique au Pérou. Malheureusement, si son analyse du vote offre des aperçus très intéressants – entre autres sur le découplement du comportement de vote entre les populations d’origine andine installées dans l’immense périphérie plébéienne et informelle de Lima et leurs congénères du Sud andin –, son exposition du thème de l’ethnicité est passablement schématique et partiellement fautive. Son assimilation de la supposée « indianité » identificatoire et programmatique de l’ex-candidat (perdant) aux élections présidentielles de 2006, le commandant Ollanta Humala, à un phénomène ethnique similaire à celui qui a porté Evo Morales au pouvoir en Bolivie, par exemple, passe à côté d’un certain nombre de questions cruciales concernant les modes de construction sociale et d’appropriation politique de l’indianité dans les pays andins et leur mise en oeuvre sur le terrain des mobilisations et des revendications. Elle traite à la légère la question de savoir ce qu’est un territoire ou un électorat « indien » dans un Pérou qui non seulement ne connaît pas de mouvement social indigène autonome et mobilisé (sauf en Amazonie, région beaucoup moins peuplée), contrairement à l’Équateur et à la Bolivie, mais où l’écrasante majorité de la population parlant quechua ou aymara refuse de se définir comme «india » ou même « indígena». On pourra également trouver plutôt curieuse la conclusion assez sermonneuse et peu éclairante de l’auteure sur les risques du « populisme » et de la « démagogie », à grand renfort de citations d’Aristote et de Tocqueville.
Le texte de Sophie Daviaud intitulé « Déclin des violences en Colombie » aborde ce thème à travers l’analyse de l’affaiblissement des FARC – fortement accentué dans les mois qui ont suivi la publication de cet ouvrage –, de la politique dite de « sécurité démocratique » du gouvernement, de la démobilisation incomplète et ambiguë des paramilitaires et de l’amorce d’un processus de reconnaissance des victimes, le tout non sans interrogations sur la dérive autoritaire du régime du président Álvaro Uribe.
Enfin, Hélène Combes dénoue l’écheveau du scrutin présidentiel mexicain de 2006, avec les accusations de fraude qui l’ont entaché, et se demande si cet épisode et d’autres comme le grave conflit social d’Oaxaca, qui a vu une capitale de province organiser une rébellion civique et autogérée, pendant plusieurs mois, contre l’arbitraire du pouvoir local et fédéral, remettent en question l’horizon de « normalisation démocratique » du pays.
Un portrait trop optimiste ?
Dans la première section, outre des textes transversaux informatifs et de qualité sur la diversité des violences contemporaines (David Garibay), la pluralisation religieuse (Jean-Pierre Bastian) et les dynamiques migratoires (Marie-Carmen Macias) – je reviendrai sur ces deux derniers –, l’attente implicite de « normalisation » dont nous parlions plus haut (et dont certaines prémisses mériteraient sans doute d’être interrogées) transparaît dans le texte introductif de Georges Couffignal, qui trace un portrait relativement optimiste des évolutions régionales : embellie économique, croissance soutenue, fin du danger inflationniste, tendance lente mais réelle à la diminution de la pauvreté et, sur le plan politique, fin des « messianismes » et assomption du « possibilisme » en politique. L’auteur estime que « si l’on essaie de dépassionner l’analyse, les politiques menées pour l’heure au Venezuela, en Bolivie et en Équateur, ne sont pas particulièrement aventureuses ». On peut partager cette idée (qu’il faudrait nuancer pour le Venezuela même si les « aventures » ne sont pas toujours celles qu’on y perçoit), sans pour autant être d’accord avec Georges Couffignal sur le caractère censément « révolu » de certaines idées comme les nationalisations ou la « primauté du secteur public ». Alors que la crise économique en cours commence à révéler l’ampleur du champ de ruines laissé par le fondamentalisme de marché, on peut considérer qu’elle élargit amplement l’horizon de ce qui mérite désormais d’être considéré comme « normal » et « raisonnable » en politique.
Le Volcan
Apparemment, les auteurs du Volcan latino-américain n’ont de leur côté guère de sympathie pour les attentes de « stabilisation » et de « normalisation », et considèrent même le possibilisme comme une « malédiction ». Une première section de cet ouvrage publié dans une collection dirigée par le philosophe et dirigeant de la LCR Daniel Bensaïd offre une série d’approches à l’échelle continentale. Le sociologue nord-américain James Petras s’emploie à essayer de démontrer que le déclin de l’influence des États-Unis en Amérique latine est très discutable, voir que les pertes en matière d’hégémonie sont compensées par des gains relatifs. Cet exercice contre-intuitif serait bienvenu s’il n’était biaisé par le fait que l’auteur considère que la seule avant-garde anticapitaliste et anti-impérialiste sérieuse en Amérique latine réside dans les FARC colombiennes – aujourd’hui la guérilla la plus autiste, la plus nocive et la moins populaire de l’histoire contemporaine du continent après le Sentier Lumineux péruvien – et, dans une moindre mesure, dans le Mouvements des paysans sans terre brésilien (MST), auquel il reproche toutefois amèrement de ne pas rompre drastiquement avec Lula et le PT (de même qu’il reproche au régime cubain, qu’il soutient par ailleurs fermement, de ne plus appuyer les mouvements de lutte armée dans la région). Dans ces conditions, il est clair que tout ce qui, dans les évolutions de la gauche ou du centre gauche, ne correspond pas aux présupposés de Petras (qui ne cache guère, dans d’autres textes, sa nostalgie pour l’existence du bloc soviétique) peut être perçu comme une victoire de l’impérialisme.
L’article suivant de Cédric Durand et Alexis Saludjian décrit l’expansion et l’impact des multinationales en Amérique latine, ainsi que les résistances auxquelles elles se heurtent. Si la description des méfaits de ces entreprises est virulente et largement fondée empiriquement, les auteurs sous-estiment les ambiguïtés qui règnent dans ce domaine. Il est vrai que dans le secteur minier en particulier, la surexploitation, la destruction écologique et la déstructuration sociale font des ravages, mais, dans d’autres branches, il n’est pas rare que les salariés latino-américains préfèrent travailler au service d’entreprises étrangères où ils sont souvent mieux payés, parfois relativement mieux traités, et qui respectent plus fréquemment leurs obligations fiscales que dans la majorité du secteur privé national. Au moment d’esquisser un « autre régime d’insertion internationale des pays de la périphérie », les auteurs avouent que les nouveaux gouvernements progressistes, Venezuela compris, «sont cependant contraints de composer avec les multinationales, qui détiennent des capacités technologiques, des capitaux ou des réseaux d’écoulement dont les pays ne peuvent se passer sous peine de renoncer à des revenus immédiats cruellement nécessaires ». Estimant que cette limite à l’émancipation régionale peut être « en partie contrecarrée à moyen terme par une dynamique d’intégration régionale », ils ont tendance à beaucoup surestimer la cohérence stratégique et l’efficacité pratique des initiatives du Venezuela en la matière, en particulier de l’Alternative bolivarienne pour les Amériques (ALBA).
Cette surestimation est également présente dans la contribution du chercheur allemand Thomas Fritz sur l’intégration régionale, qui s’avère toutefois légèrement plus prudente et nuancée au sujet de cet organisme « survendu » par Caracas et auquel l’Équateur, pourtant considéré comme faisant partie du soi-disant axe La Havane-Caracas-Quito-La Paz, vient de refuser poliment de participer, sans doute parce que le président équatorien Rafael Correa est un économiste qui sait faire ses comptes.
L’article, toujours dans Le Volcan latino-américain, du chercheur belge Bertrand Duterme, spécialiste entre autres du néozapatisme, est une analyse très stimulante des mouvements indigènes. Son seul défaut est d’être un peu trop court pour rendre justice à toutes les nuances de la question et fournir les quelques exemples historiques et empiriques supplémentaires qui auraient permis de rendre ses thèses encore plus parlantes pour le lecteur. Appuyé sur une bonne connaissance des résultats les plus innovateurs de la sociologie des mouvements sociaux, à égale distance de l’exotisme et de sa vision touristique du « bon sauvage », du scepticisme qui identifie partout le spectre du « mauvais sauvage » ethno-fondamentaliste et de l’angélisme des militants en mal de sujet alternatif pur et dur, Duterme offre une introduction fort utile à la problématique spécifiquement politique du monde indigène et à son rapport aux gauches locales.
Tout aussi utile et instructif est le texte de Jules Falquet sur les trajectoires du féminisme latino-américain, qui éclaire entre autres des thématiques comme l’« ONGisation » du mouvement féministe ou comme les tensions stratégiques entre « féminismes des secteurs populaires » et néoféminismes radicaux (lesbiens, anti-hétérofamilialistes, etc.), ou encore les nouvelles formes de violence contre les femmes et de « haine de genre », tel que les atroces « féminicides » mexicains et centre-américains. Elle-même partisane d’un féminisme de combat qui n’occulte pas les dimensions de classe et de race, l’auteure propose en conclusion une convergence des radicalités féministes qui me semble relever en partie d’une illusion intellectualiste. Les choses se passent rarement comme cela sur le terrain, et les alliances sociales réelles, ainsi que les dynamiques d’émancipation – surtout quand elles touchent de façon aussi intime au monde privé et à l’imaginaire individuel des acteurs – se forgent de façon souvent plus contingente et moins programmatique. Ainsi, quand Jules Falquet fait allusion aux sectes néoprotestantes et aux dangers du fondamentalisme religieux, elle passe à côté de la formidable dimension de genre de l’essor du pentecôtisme en Amérique latine aujourd’hui, avec des formes assez paradoxales d’empowerment féminin dont la sociologue brésilienne Clara Jost Mafra déplore que les féministes radicales et progressistes des classes moyennes ne perçoivent pas le potentiel .
Tour d’horizon
Après l’article d’Hélène Roux sur la problématique agraire, également intéressant bien que peut-être trop centré sur l’Amérique centrale, la deuxième section offre de brèves monographies sur les différents pays. Le texte d’Edgardo Lander et de Pablo Navarrete sur le Venezuela est un peu décevant parce qu’il s’appuie beaucoup plus sur une analyse des déclarations d’intention du régime (texte constitutionnel et divers documents programmatiques) et sur des considérations idéologiques un peu désincarnées que sur un examen des pratiques administratives et sociales concrètes du chavisme ou de la dynamique sociologique et politique des forces en présence. Les deux auteurs, qu’on pourrait ranger en gros dans le camp « chaviste critique », sont loin d’être des inconditionnels du régime, mais même leurs critiques sont assez génériques alors que la spectaculaire indigence de la plupart des discours pro- ou anti-Chávez en circulation rend d’autant plus nécessaire l’émergence d’analyses en profondeur et circonstanciées de ce qu’il se passe vraiment sur le terrain.
Malgré la brièveté de l’espace qui est alloué aux différents contributeurs, Hervé Do Alto s’en sort beaucoup mieux de ce point de vue, offrant des aperçus extrêmement riches et pertinents sur le processus ouvert en Bolivie par l’élection d’Evo Morales. On peut être d’accord ou pas avec les espoirs d’une radicalisation plus nettement postlibérale et participative que caresse l’auteur, et je suis personnellement plutôt sceptique à ce sujet, mais Do Alto ne laisse pas ses désirs occulter la réalité souvent très pragmatique et paradoxale de cette « révolution démocratique » nationaliste matinée d’indianisme à géométrie variable et de néodéveloppementisme bien tempéré.
L’expérience bolivienne est aussi sans doute la cristallisation la plus spectaculaire du grand moment « décolonial » ou postcolonial qu’est en train de connaître le continent sud-américain, quoique sous des incarnations complexes et très variées. Cette dimension transparaît clairement dans l’excellent petit livre que le politologue Do Alto a corédigé avec le journaliste argentin (basé à La Paz) Pablo Stefanoni, Nous serons des millions. Une frustration, toutefois : on n’y trouve guère que cinq ou six pages consacrées aux politiques publiques du gouvernement d’Evo Morales et à leur mise en oeuvre. Il est vrai que les auteurs ont choisi de faire court (et éminemment lisible) et concentré une bonne partie de leurs efforts à la mise en perspective historique de la victoire d’Evo Morales et à l’analyse de la logique des mouvements sociaux et du cycle de luttes qui l’ont amené au pouvoir.
Pour revenir au Volcan latino-américain, si la Bolivie y reçoit un traitement de choix, on ne peut pas en dire autant de l’Équateur, expédié en deux textes de circonstances assez mal appariés. Éric Toussaint, président du Comité pour l’annulation de la dette du Tiers-Monde, écrivant à un moment où le gouvernement équatorien n’avait encore rien décidé en la matière, aborde le sujet de façon plutôt spéculative (fin décembre 2008, le président Rafael Correa vient d’annoncer un moratoire sur le paiement d’une partie des intérêts de la dette de son pays). Quant au texte de Maurice Lemoine, recyclé du Monde diplomatique, il s’agit d’un reportage relevant d’un tourisme politique assez superficiel et comportant de graves erreurs factuelles. Ainsi, contrairement à ce qu’écrit l’auteur : les dépôts bancaires des épargnants gelés pendant la crise financière de 1999-2000 n’ont pas été restitués « partiellement », mais intégralement par l’État (p. 226) ; l’économie équatorienne n’a pas été dollarisée par le président Gustavo Noboa au lendemain du soulèvement indigène-militaire de janvier 2000, mais par le président Jamil Mahuad avant ces évènements (ibid.) ; le président Gutiérrez n’a pas privatisé les secteurs de l’électricité et des télécommunications, et ce n’est pas ce que le FMI lui a demandé de faire (p. 227) ; Rafael Correa n’a jamais été « doyen de la faculté d’économie » de l’université privée San Francisco (p. 231) ; il n’y a nullement eu de fraude lors du premier tour des élections présidentielles d’octobre 2006 (p. 232) ; et on ne peut pas dire qu’« on ne sait pas combien le pays compte d’Indiens » (p. 231) étant donné qu’il y a eu un recensement posant la question et d’excellents travaux démographiques interprétatifs sur la question. Il est dommage que la tâche de traiter l’Équateur n’ait pas été plutôt confiée à des chercheurs locaux tout à la fois reconnus et engagés aux côtés du mouvement social, tel que par exemple Franklin Ramírez, de la Faculté latino-américaine de sciences sociales (FLACSO), ou Pablo Ospina, de l’Université andine (tous deux en outre francophones).
Janette Habel, elle, connaît fort bien son terrain, Cuba, et même si on n’est pas d’accord avec les contraintes cognitives qu’implique sa « position de sujet » (en gros : critiquer le régime de Castro sans faire le jeu de l’impérialisme ni désespérer les sympathisants de la révolution), sa contribution se caractérise par une richesse d’analyse et d’information que les pamphlets « droit-de-l’hommistes » ne possèdent malheureusement pas souvent. On ne peut pas en dire autant de Michaël Löwy, qui ne dévie pas de la ligne officielle et ne décrit du Brésil en quelques traits schématiques que ce que son public captif croit déjà savoir : Lula a trahi, le PT est devenu social-libéral et son gouvernement a déçu les attentes populaires. Löwy, qui explique doctement que « la soif de pouvoir » corrompt et que seule l’« organisation à la base » et « la lutte sans concessions » peuvent changer les choses, ne sort jamais des sentiers battus. Il pourrait, entre autres, se demander pourquoi le « social-libéralisme» de Lula est à tel point attractif qu’il a permis à un parti et un gouvernement promis à l’extinction en 2005 par presque tous les observateurs (en raison des scandales de corruption) de remonter la pente avec des taux d’approbation remarquables, sans parler de l’extraordinaire popularité du président, en particulier auprès des pauvres.
La sociologue argentine Maristella Svampa, à qui l’on doit un livre remarquable sur les mouvements piqueteros , a également des opinions bien définies sur le gouvernement de Néstor Kirchner, mais elle les illustre par des analyses beaucoup plus fouillées reposant sur une longue familiarité avec le terrain. Il en est de même du texte sur le Chili de Franck Gaudichaud. Notons que, dans un ouvrage de ce type, la social-démocrate chilienne est vouée à passer un mauvais quart d’heure, et il est vrai qu’il règne encore au Chili une pesante atmosphère d’hacienda néolibérale de l’Opus Dei que les socialistes n’ont guère dissipée. Gaudichaud évite toutefois la caricature, mais il est des questions transversales que les auteurs du Volcan ne se posent pas et qu’il serait intéressant de soulever, comme celle de la confrontation des performances respectives du système de santé publique chilien – malgré son statut de parent pauvre d’une logique néolibérale impitoyable – avec les « missions » bolivariennes de Chávez, ou de comparer l’efficacité des politiques ciblées de réduction de la pauvreté dans les deux pays. On aurait peut-être alors des surprises.
Le Volcan latino-américain se poursuit avec un article du chercheur mexicain Arturo Anguiano, qui s’attarde lui aussi sur la campagne présidentielle du candidat de gauche Andrés Manuel López Obrador, sur l’Autre Campagne zapatiste (non mentionnée par Hélène Combes) et sur la rébellion d’Oaxaca. Anguiano ne cache pas sa préférence pour la « gauche d’en bas » et le « basisme » zapatiste, dont il surestime, à mon avis, le potentiel. Cette section de monographies par pays s’achève sur une analyse militante, signée par le politologue marxiste Jairo Estrada Álvarez, du « bonapartisme néolibéral » du gouvernement Uribe, de la dynamique de la « para-politique » colombienne (liée aux paramilitaires et aux groupes mafieux) et des perspectives du Pôle démocratique alternatif (PDA), force relativement récente qui regroupe de façon oecuménique et confédérative l’ensemble de la gauche colombienne, des marxistes révolutionnaires « civils » aux sociaux-démocrates, et recueille une série de succès notables et répétés dans les urnes au niveau local depuis quelques années. L’auteur offre un portrait valide mais incomplet de la dynamique du PDA (il fait l’impasse sur la description des expériences de gestion municipale de la gauche dans la capitale et d’autres centres urbains, ce qui est assez frustrant) et expose de façon correcte mais plutôt sommaire les hypothèses stratégiques liées à son aile gauche.
Les effets de la mythologie militante
De ce bref aperçu de l’ouvrage de 446 pages dirigé par Franck Gaudichaud, il ressort que, si certaines de ses contributions fournissent des points de référence discutables mais incontournables, l’ensemble reste toutefois fortement inégal. Cette hétérogénéité qualitative est bien entendu essentiellement liée au critère éditorial central de ce recueil, qui semble être l’oscillation autour d’un point d’équilibre idéologique « à gauche de la gauche » ne s’éloignant pas trop de la sensibilité de la IVe Internationale et de sa section française. Cette approche est en principe parfaitement légitime, et je n’en critique pas la mise en oeuvre au nom d’une « objectivité scientifique » à laquelle je ne crois guère. Mais bien que n’étant pas universitaire, mon expérience militante me suggère que les activistes politiques et sociaux, quand ils se font analystes parce qu’ils croient à la nécessité de la réflexion pour guider l’action, et sans rien renier de leurs idéaux, auraient tout intérêt à se méfier des tentations pavloviennes de leur propre propagande. Non seulement, comme le signale Franck Poupeau à propos du mouvement social bolivien, la « mythologie militante » constitue souvent « un obstacle à une appréhension sociologique des conditions de l’engagement politique dans les quartiers populaires » latino-américains, mais il est frappant de constater à quel point certains des auteurs de ces textes – en particulier Petras, Lemoine et Löwy, chacun dans un style par ailleurs assez différent – ne semblent pas faire d’effort pour sortir de leur petite « zone de confort » idéologique et pour mettre leurs présupposés à l’épreuve d’autres approches et d’autres analyses. Sans parler de leur méconnaissance apparente – au vu des références bibliographiques – de la quasi-totalité de la production académique et même journalistique sérieuse ou pertinente en anglais, en français, en espagnol ou en portugais sur les sujets ou les pays qu’ils abordent.
Panorama des réalités empiriques et impasse bibliographique
On retrouve le même problème dans au moins un des trois textes qui composent le petit livre publié par le Centre tricontinental de Louvain-la-Neuve (CETRI), Amérique latine : à gauche toute ? Outre le texte de Bernard Duterme (également inclus dans Le Volcan latino-américain), l’ouvrage offre une réflexion du sociologue Guy Bajoit, qui propose une grille d’analyse fondée sur quatre (plus un) « modèles de développement » possibles pour l’Amérique latine : modernisation nationaliste bourgeoise, action révolutionnaire avant-gardiste (toutes deux plus centrées sur l’État), compétitivité libérale et dynamique social-démocratique (plus centrées sur la société civile), à quoi il ajoute une espèce d’outsider, le modèle de l’« identité culturelle », « qui répond, en théorie du moins, à la question des coûts écologiques et culturels du développement industriel ». Adepte d’une voie social-démocrate conséquente, matinée d’identité culturelle et ouverte aux mobilisations sociales, Bajoit offre un panorama assez pertinent de la réalité empirique des différents gouvernements de gauche latino-américains, mais n’est pas entièrement convaincant dans l’exposition et la différenciation de ses modèles de développement, même si on les considère comme de simples idéaux-types. Par ailleurs, outre que le contenu controversé de la notion de développement en général, pourtant objet d’une abondante littérature, n’est guère abordé qu’en filigrane dans cet essai, on ne comprend pas très bien dans quel sens exactement l’« identité culturelle » pourrait être un « modèle de développement », ni comment « culture » et « écologie » y seraient liées autrement que par le biais de stéréotypes discutables concernant l’essence des peuples autochtones. Les typologies de Bajoit (il définit aussi « cinq conditions » d’un développement éthique et viable) lui permettent toutefois d’organiser, de hiérarchiser et de conceptualiser les expériences gouvernementales de façon très pédagogique, ouvrant la possibilité d’une discussion solidement articulée.
En revanche, dans ce même court volume qu’est Amérique latine : à gauche toute ?, l’essai de François Houtart, figure éminente des Forums sociaux mondiaux, pâtit pour bonne part de l’espèce d’autisme idéologico-théorique et de désinvolture analytique dont nous parlions ci-dessus, en particulier dans la section « Quelques défis pour les sciences sociales ». Les auteurs commentés y sont essentiellement the usual suspects: Michael Hardt et Toni Negri, James Petras, Atilio Borón, Boaventura de Sousa Santos, Alain Touraine, Claudio Katz, Ernesto Laclau, Pablo González Casanova, Franz Hinkelammert et Enrique Dussel. À l’exception partielle de Touraine (ce qui ne rend pas ses analyses récentes sur la question plus documentées ni plus clairvoyantes), on ne sort guère de la famille : en gros, celle des penseurs à tout faire de la gauche de la gauche euro-latine. On en reste en outre avec ces auteurs à un niveau d’analyse très générique et parfois même purement déclaratif, s’appuyant sur un travail de terrain au sérieux discutable et nourri d’aucune synthèse documentée concernant les réalités latino-américaines. En revanche, toute une riche littérature, souvent anglo-saxonne, de sociologie empirique des mouvements sociaux latino-américains ou d’analyse des politiques publiques concrètes des nouveaux gouvernements est tout simplement ignorée tant par Houtart que par les auteurs qu’il commente.
Des méfaits de l’abstraction
Pour revenir au copieux volume du Volcan latino-américain, c’est sans doute dans la partie conclusive de cet ouvrage que la « mythologie militante » en roue libre fait le plus de ravages et démontre son impuissance. Si l’on met à part la contribution d’Éric Toussaint qui, là encore, se concentre sur son thème de prédilection (la dette), les textes d’Attilio Borón et de Claudio Katz reflètent bien le niveau d’abstraction pieuse, de wishful thinking sentimental et de sous-information théorique et empirique du pseudo-débat (déjà en voie d’étiolement précoce à l’heure où j’écris) sur le « socialisme du XXIe siècle » en Amérique latine. Si l’on met de côté les références au contexte contemporain et l’allusion purement rituelle aux conséquences psycho-idéologiques de l’effondrement du socialisme « réel », les considérations de Katz sur anticapitalisme, réforme et révolution auraient sans doute pu être rédigées tel quel en 1978, voire en 1948, dans n’importe quel pamphlet trotskyste. Elles n’offrent en tout cas aucune indication sur les dispositifs institutionnels, la dynamique économique, les vecteurs de durabilité et de soutenabilité, les logiques de développement et les relations concrètes de production et de redistribution – ainsi que les configurations pratiques d’incitations matérielles et morales censées viabiliser ces dernières –, d’une éventuelle société postcapitaliste au XXIe siècle. Légèrement moins schématique, adepte d’une sorte de léninisme soft et insistant fortement sur la nécessité d’une réflexion stratégique sérieuse, mais au fond tout aussi désinvolte quant à la question de la signification concrète du « socialisme », Borón se contente assez classiquement d’en inférer la nécessité générique à partir de l’incompatibilité censément irrémédiable entre capitalisme et démocratie. Ce n’est pas très nouveau et c’est franchement un peu court.
La dynamique du processus vénézuélien
Pour avoir une vue d’ensemble de la signification de l’ouvrage, on sera plus avisé d’avoir recours à la longue préface de Franck Gaudichaud, qui ancre sa perception de « la contradiction entre néolibéralisme et démocratie » dans des analyses parfois discutables, mais nettement plus documentées et circonstanciées, et en partie ouvertes au doute et à la contestation. On pourra toutefois rester sceptique face à une perspective qui désigne comme alternatives politiques prometteuses le Parti socialisme et liberté brésilien (PSOL), une force assez marginale marquée par de fortes tentations sectaires face aux ambiguïtés de l’expérience Lula et qui vient en outre d’être réduite à l’insignifiance par une défaite électorale dévastatrice aux élections locales, ou bien l’aile « classiste » et « chaviste critique » de l’Union nationale des travailleurs vénézuélienne (UNT), vivier de militants syndicaux sans doute admirables mais dont on voit mal quel est l’avenir entre le marteau du caudillisme bolivarien et l’enclume de la culture rentière, de la désindustrialisation et de la prévalence du travail informel et précaire. C’est d’ailleurs, au fond, du diagnostic sur la dynamique et les potentialités du processus vénézuélien et sur les affinités réelles et supposées qu’auraient avec lui les expériences équatorienne et bolivienne que dépend la conviction centrale de Gaudichaud et d’une bonne partie des auteurs du Volcan latino-américain, qui perçoivent au sein des ces expériences l’émergence possible d’une alternative socialiste démocratique radicale face à la prévalence d’un néodéveloppementisme plus ou moins keynésien dans ses diverses versions sociales-libérales ou nationalistes. Cette perception s’appuie sur une vision assez schématique du degré de « participation populaire » et d’intervention des « masses » en tant que critère de radicalité : combien de gens descendent dans la rue et avec quelle fréquence ; combien d’organismes participatifs sont officiellement proclamés et plus ou moins rituellement convoqués et mobilisés. Et surtout, elle sous-estime considérablement les symptômes cumulatifs de l’usure du chavisme : entropie bureaucratique, myopie rentière, rendement décroissant des programmes sociaux (les fameuses « missions »), extraordinaire inefficacité de l’administration bolivarienne, épisodes de pénurie des produits alimentaires de base et coupures d’électricité, perception d’une augmentation spectaculaire de la corruption, ras-le-bol de la population des quartiers pauvres face à un niveau d’insécurité hors de tout contrôle, détérioration des relations internes au camp bolivarien (les tout derniers « traîtres » dénoncés par Chávez ne sont rien moins que le Parti communiste vénézuélien et l’organisation de gauche Patria para Todos – Patrie pour tous –, jusqu’à hier alliés fidèles), tête-à-queue vertigineux de la politique extérieure, etc. Pour reprendre la métaphore employée jadis à propos de l’Union soviétique par le dirigeant communiste italien Enrico Berlinguer, on peut penser que « la force propulsive de la révolution bolivarienne s’est épuisée ». La différence, c’est que la péripétie chaviste n’aura guère duré qu’une dizaine d’années et qu’une grande partie de cette « force propulsive » relevait plus de la magie du verbe que d’une réalité concrète. Le leader bolivarien a stimulé une espèce d’empowerment symbolique des secteurs marginalisés et politisé la question sociale, mais sur le terrain pratique, au-delà de quelques politiques publiques bien intentionnées mais généralement erratiques et rapidement invalidées par l’impéritie, la corruption et une logique chaotique de désinstitutionnalisation permanente, il s’est limité à passer une couche de peinture rouge sur le modèle de capitalisme d’État rentier et gaspilleur typique du « Venezuela saoudite » pendant ses phases de prospérité pétrolière. Plus que la faible éventualité de dérives « totalitaires » de type est-européen ou cubain, il faut souligner l’énorme inertie sociologique de la dynamique clientéliste-parasitaire qui accompagne ce modèle. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle une analyse sociologique fine du Parti socialiste uni vénézuélien (PSUV), de la classe politique chaviste et de la « bolibourgeoisie » (bourgeoisie bolivarienne) fait cruellement défaut non seulement dans Le Volcan latino-américain, mais dans pratiquement la totalité de la littérature spécialisée sur le Venezuela contemporain .
Enfin, on peut s’interroger sur la solidité des aspirations « socialistes » d’un gouvernement qui, en plus de dix ans, outre la paradoxale relation de dépendance économique qu’il entretient avec les États-Unis et qui, selon les chiffres officiels de Caracas, n’a fait que s’approfondir, n’a rien fait pour transformer la structure régressive de l’impôt sur le revenu, a favorisé la flexibilisation du travail à travers une inflation de « coopératives » largement factices ou sous perfusion (menaçant de discréditer ainsi la poignée d’authentiques expériences autogestionnaires développées sous son égide) et se refuse à répondre aux demandes de renégociation de plus de 400 conventions collectives de travailleurs du secteur public. Ces derniers, en revanche, sont régulièrement sommés de participer aux mobilisations « spontanées » du peuple bolivarien sous peine de représailles ou de licenciement.
Exposer les graves déficiences du régime bolivarien ne revient nullement à valider les délires de certains sur la « dictature » de Chávez ou à soutenir les menées déstabilisatrices de Washington. Il s’agit simplement d’essayer de faire comprendre que le reflet inverse et symétrique d’un mensonge n’est pas nécessairement la vérité, et que la légitime réflexion sur le dépassement du capitalisme n’a rien à gagner à prendre la surchauffe rhétorique permanente et la mobilisation plébiscitaire des masses pour une preuve de radicalité politique et sociale.
Au-delà des mouvements sociaux au sens strict : les effets de la vague néoprotestante
En guise de conclusion, je souhaiterais en quelque sorte « prendre la tangente » en direction d’autres aspects de la transformation du social en Amérique latine qui offrent peut-être une perspective stimulante de décentrement heuristique. Les auteurs du Volcan mettent beaucoup l’accent sur les mouvements sociaux et, en tant que militant politique, je comprends et partage leur préoccupation, mais ils en surestiment souvent l’influence et la portée au sein même des secteurs dominés. Si l’on prenait la notion de mouvement social dans un sens un peu large, on pourrait ainsi considérer que la vague néoprotestante (essentiellement pentecôtiste) que connaît l’Amérique latine est le principal mouvement d’auto-organisation populaire du continent. C’est en tout cas un mouvement profond dans le social qui a des effets souvent assez notoires sur la vie de ses participants en termes de mobilisation des ressources, de subjectivation et d’opportunités économiques et sociales. Dans le volume publié par La Documentation française, Amérique latine. Mondialisation : le politique, l’économique, le religieux, l’article de Jean Pierre Bastian, pionnier des études en langue française sur le sujet, offre un état des lieux très instructif. On pourrait toutefois discuter son interprétation des sociabilités pentecôtistes comme une « communautarisation » du croire opposée à une logique d’individualisation : les stratégies des acteurs religieux néoprotestants me semblent en fait beaucoup plus ambivalentes et plus pragmatiques. Manque aussi une inscription de ce phénomène dans sa dimension mondiale, avec non seulement l’essor du néoprotestantisme populaire sur tous les continents, mais ses affinités structurelles profondes avec les nouvelles pratiques dévotionnelles islamiques, qui n’ont qu’un lien assez tangentiel avec l’islamisme politique ou le terrorisme djihadiste. Oliver Roy a souligné nombre de similitudes entre « evangélicos » et « born again muslims ».
On pourrait parler très sérieusement à ce sujet d’une véritable révolution anthropologique à l’échelle planétaire, qui passe complètement sous le radar de pas mal de gens qui devraient pourtant s’y intéresser, au moins pour des raisons démographiques évidentes. On constate au contraire à ce sujet le mutisme presque total des activistes de la gauche tiers-mondiste et, pis encore, parce que cela devrait les concerner au premier chef, d’une bonne partie des études postcoloniales et de leur périphérie militante. Ces dernières ont l’immense mérite d’avoir fait sortir un thème fondamental de l’ombre du refoulement eurocentriste, mais elles s’enlisent aussi souvent dans des combats à retardement contre des moulins à vent ou des tigres de papier. Si on veut bien sortir de la petitesse et de la stérilité paranoïaque de certains débats franco-français dans un Hexagone de plus en plus tragiquement déphasé sur le plan culturel – et pas seulement culturel –, le fait est que le décentrement « géocognitif » du regard que d’aucuns appellent de leurs voeux a déjà eu lieu pour bonne part, ou est en train d’avoir lieu, dans la pratique et sous notre nez. Mais pas nécessairement de la façon que les postcoloniaux estampillés souhaitaient ou anticipaient. Il ne s’agit pas de la victoire du Grand Autre (qui n’existe pas), ou de l’assomption d’une différence ineffable et chatoyante, voire de l’effondrement unilatéral d’une hégémonie euro-occidentale qui s’avère finalement à la fois moins solide et surtout beaucoup moins isomorphe (au sens ou race, classe, genre, pouvoir économique, pouvoir politique et puissances de l’imaginaire y seraient complètement alignés et congruents) que ne le prétendent certains grands contre-récits à ambitions déconstructrices.
De ce point de vue, ce qui se passe dans le domaine religieux en Amérique latine – et ailleurs – est à la fois plus complexe et plus intéressant que bien des narrations académiquement correctes sur l’émergence des subalternes. Un puissant mouvement spirituel, qui avait jadis surgi de la « périphérie » et du « Sud » par rapport au « centre » impérial de l’époque (Rome), transformé pour quelques siècles finalement assez brefs en culte officiel des grandes puissances euro-atlantiques, créant ainsi l’illusion d’un Occident indissolublement « blanc, capitaliste, et chrétien » – illusion curieusement partagée par une partie de la critique postcoloniale – redevient à l’aube du XXIe siècle, sous une forme essentiellement plébéienne et charismatique, la grande religion montante et un puissant facteur de subjectivation chez les subalternes non musulmans du Sud (tout en étant aussi parente sous de nombreux aspects – mais pas tous – de la subjectivation néomusulmane). Il est à craindre que l’indifférence ou l’aveuglement massifs à cet égard de ceux qui plaident la cause desdits subalternes augure d’un nouveau rendez-vous manqué avec les masses et d’une nouvelle illusion professorale, fût-elle le fait d’un professorat aux velléités subversives. Autrement dit : les subalternes peuvent-il parler ? Oui, et il n’y a pas de quoi en faire tout un plat métaphysique. Ils pratiquent tantôt la glossolalie dans les temples pentecôtistes, tantôt diverses autres formes d’auto-ventriloquisme symbolique et identificatoire (comme un peu tout le monde, d’ailleurs). Mais la nouvelle n’est apparemment pas arrivée jusqu’à Duke ou Columbia.
Plus familière aux intellectuels progressistes, mais pas vraiment assimilée dans toutes ses dimensions, la question des migrations globales est un autre exemple de grand mouvement dans le social qui déstabilise les attentes de la gauche. Les 28,4 millions de membres de la diaspora latino-américaine, essentiellement concentrée aux États-Unis (mais l’Europe, et l’Espagne en particulier, sont de plus en plus concernées) représentent aujourd’hui 15,3 % des 191 millions de migrants dans le monde (contre seulement 2,5 % en 1990), nous rappelle Marie-Carmen Macias dans le volume de La Documentation française. L’approche essentiellement sociodémographique de sa contribution ne couvre toutefois pas l’immense circulation de pratiques, d’images et d’affects que supposent ces déplacements. Les conséquences en termes de construction de la subjectivité populaire en seront probablement très importantes et encore largement insoupçonnées. En Amérique latine, mais aussi dans toute l’étendue du « global South », réformistes et révolutionnaires n’ont que leurs oeillères à perdre, et ils ont sans doute encore un, deux ou trois mondes à découvrir.
Marc Saint-Upéry
est traducteur et journaliste indépendant. Vivant à Quito (Équateur), il est l’auteur de Le Rêve de Bolivar. Le défi des gauches sud-américaines. Il a publié dans la RiLi n° 9 : « Amérique latine : deux ou trois mondes à découvrir ».