AccueilNuméros des NCSNo. 33 – Hiver 2025Une histoire de solidarité régionale populaire

Une histoire de solidarité régionale populaire

DOSSIER - Nouveaux Cahiers du socialisme - No. 33 - Hiver 2025

Page couverture du journal du comité logement appelé Logement-Va-Pu, 1974

Dans les années 1960-1970, la ville de Hull vit une période de réaménagement urbain qui la défigure et laisse des traces qui sont encore visibles aujourd’hui. Plus de 5000 personnes sont expropriées et 2000 logements détruits pour faire place aux grands bâtiments requis par le gouvernement de Pierre E. Trudeau pour héberger les services des gouvernements (fédéral, provincial, municipal). « Ces démolitions signifiaient la démolition de 10 % du stock de logements de la ville ou de plus de 25 % du quartier de l’Ile de Hull[2] ». Les ravages s’effectuent dans les quartiers populaires et les personnes touchées appartiennent à la classe ouvrière.

Les premiers comités de citoyens et citoyennes prennent racine sur l’Ile de Hull à la fin des années 1960 dans ce contexte d’expropriations et de destruction. Des prêtres, des animateurs sociaux et quelques citoyens se regroupent pour mener une vaste enquête-participation qui vise à déterminer les principaux besoins de la population de l’Ile et à cerner pourquoi les gens n’interviennent pas ou peu dans les décisions politiques, économiques et sociales qui touchent leurs conditions de vie et de travail, et ce, malgré le contexte de dévastation[3]. L’enquête a aussi pour objetectif de mobiliser la population[4]. Notant que beaucoup de personnes vivent dans les mêmes conditions difficiles, on y constate que la population n’a pas d’organisations pour défendre ses intérêts. Plusieurs comités de travail (santé, chômage, aide sociale, logement, etc.) se mettent sur pied et ceux-ci mènent directement à la création des premiers groupes populaires : l’Association des locataires de Hull qui devient Logement-Va-Pu (aujourd’hui Logemen’occupe), le Dispensaire des citoyens de l’Ile de Hull (aujourd’hui Action Santé-Outaouais), le Regroupement populaire de l’île (aujourd’hui l’Association pour la défense des droits sociaux-Outaouais), la Maison du chômeur (devenu le feu Mouvement Action Chômage), un journal populaire et la première maison de quartier appelée le Centre d’animation familiale (CAF). Ces groupes ont pour objectif de rassembler et de défendre les intérêts des citoyens et citoyennes des quartiers populaires. Rapidement, les groupes populaires se réunissent, d’abord au sein de l’Assemblée générale de l’Ile de Hull (AGIH) qui devient, en 1972, le Regroupement des Comités de citoyens de Hull (RCCH).

À tour de rôle, les groupes populaires mènent différents combats contre les expropriations massives du « vieux Hull » et la présence envahissante du fédéral. Ils luttent pour la construction de nouveaux logements et pour l’amélioration des logements insalubres et délabrés. Ils bataillent pour l’obtention d’un feu de circulation pour la sécurité des enfants et pour défendre les droits des personnes assistées sociales et des chômeurs et chômeuses. Ils mènent des luttes pour obtenir des services médicaux et pharmaceutiques sur l’Ile de Hull tout comme une épicerie populaire et une garderie populaire.

De la solidarité syndicale et populaire

Les groupes populaires s’insèrent dans la tradition régionale des luttes syndicales. D’ailleurs, à cette époque, on ajoute souvent le qualificatif « ouvrier et populaire » aux mots « classe », « culture », « luttes » et « quartiers ».

Sur le terrain, l’affinité entre le populaire et l’ouvrier démontre une solidarité organique. Des travailleuses et travailleurs sont membres des conseils d’administration des groupes populaires (de chômeurs, de consommateurs, d’accidentés du travail). Sans mandat formel de leur syndicat, ces personnes y siègent parce qu’elles se sentent impliquées dans les luttes menées par les groupes pour améliorer les conditions de vie.

De même, les groupes populaires mobilisent activement en appui aux luttes syndicales. Un texte trouvé dans les archives de la Table ronde des organismes d’éducation populaire de l’Outaouais (TROVEPO) résume la complicité des luttes :

Bien sûr, les groupes populaires mènent aussi des actions concrètes pour l’amélioration des conditions de vie et de travail. Mais il est important de préciser que notre action ne se limite pas à nos membres seulement ou même au secteur de la population que nous touchons directement.

Lorsque le comité des travailleurs(euses) accidentés(es) présente un mémoire en commission parlementaire sur la santé-sécurité en milieu de travail, c’est l’ensemble des travailleurs(euses) qui est concerné par ces revendications.

Lorsque le Mouvement Action Chômage mobilise les travailleurs(euses) avec ou sans emploi face à une diminution de la semaine de travail ou à une politique de plein emploi, cette action englobe les revendications fondamentales de tous les travailleurs(euses).

Lorsque le comité Logmen’occupe manifeste pour obtenir de meilleures conditions de logement, lorsque les six garderies populaires de la Table ronde revendiquent plus de garderies populaires et plus de subventions pour fonctionner, c’est à l’ensemble des travailleurs(euses) avec ou sans emploi que cela profite[5].

La lutte pour le maintien des quartiers du centre-ville de Hull solidifie la solidarité entre les différents syndicats et groupes populaires de la ville. Dès le premier Front commun du secteur public et parapublic en 1972, puis en 1976 et 1983, les groupes populaires prennent une part active aux lignes de piquetage et donnent des appuis concrets aux syndicats de la région en solidarité avec leurs revendications.

Lors de l’importante grève chez E.B. Eddy, en 1975, plusieurs groupes populaires en lien avec le Comité de solidarité des travailleurs de l’Outaouais soutiennent activement les grévistes. Un spectacle-bénéfice, l’Hiver Show, est organisé avec des artistes de la région pour venir en aide aux travailleurs et travailleuses. De même, l’ACEF, l’Association coopérative d’économie familiale, offre aux grévistes un service de consultation budgétaire ainsi qu’un service de négociation avec les banques et les caisses populaires des grévistes.

Un peu plus tard, en novembre 1981, les groupes populaires de la région prennent part à la grande manifestation syndicale sur la colline du Parlement à Ottawa alors que 100 000 personnes manifestent contre les politiques économiques du gouvernement libéral fédéral et les hauts taux d’intérêt.

En 1982, le taux de chômage officiel atteint 13 % et l’inflation annuelle frôle les 12 %. Le milieu syndical de l’Outaouais, de concert avec les groupes de chômeurs et chômeuses et des groupes de jeunes de la région, se joint à la Grande Marche pour l’emploi des travailleurs et travailleuses avec ou sans emploi et répond à l’appel d’une mobilisation nationale : une délégation de l’Outaouais marche de Hull à Montréal pour dénoncer la crise du chômage et revendiquer un programme de plein emploi. En 1982-1983, le Mouvement Action Chômage, avec les comités de condition féminine des syndicats et plusieurs groupes de femmes, réclame des améliorations à la loi sur l’assurance-chômage concernant les prestations de maternité.

Une histoire régionale du syndicalisme de lutte

Le mouvement syndical de l’Outaouais prend son essor au début du XXe  siècle. Hull, entourée de grandes rivières et de forêts, vit alors une période remarquable d’industrialisation et de croissance. On y développe l’hydroélectricité et on construit des usines de pâtes et papiers et des fabriques connexes relevant de l’exploitation du bois.

Avec l’industrialisation vient une syndicalisation de la main-d’œuvre. La région a été le témoin de plusieurs luttes et initiatives ouvrières significatives. Quatre en particulier frappent l’imaginaire.

La première grève

En septembre 1891, le premier grand conflit ouvrier éclate à Hull. Prétextant un environnement économique défavorable, plusieurs patrons décident de réduire le salaire des ouvriers. Furieux, quelques employés de la scierie Perley arrêtent de travailler en protestation. Dans les jours qui suivent, 2 400 ouvriers, qui travaillent dans les neuf plus grosses scieries de la région, emboitent le pas. Il s’agit d’un mouvement spontané, non organisé : il n’y a pas de syndicat à l’époque. D’après l’historien Roger Blanchette, ce mouvement de masse marque une étape cruciale de l’histoire ouvrière de la région. Alors que la milice coloniale de l’époque intervient et met brutalement fin au débrayage, les travailleurs ont démontré une force et une solidarité exemplaires. Cette grève spontanée a démontré la nécessité pour les travailleurs de s’organiser.

L’assassinat de deux travailleurs syndiqués à Buckingham

En 1906, les travailleurs de Maclaren, compagnie qui règne en despote sur la vallée de la Lièvre, dans l’est de la région, essaient de créer un syndicat. Ils ont essentiellement deux revendications : la parité avec les autres travailleurs de la région et la reconnaissance de leur syndicat. Maclaren rejette ces demandes, décrète un lockout à l’usine de Buckingham et embauche des fiers-à-bras américains de l’agence Thiel Detective Service Company pour briser la grève. Tendant un piège aux ouvriers, ces hommes armés tirent sur eux et tuent le président du syndicat Thomas Bélanger et un autre travailleur François Thériault. Un syndicat ne réussira à voir le jour à la MacLaren qu’en 1944.

Le Syndicat des ouvrières des allumettes

Au début du XXe siècle, 99 % des allumettes de bois utilisées au Canada sont produites dans les usines d’E.B. Eddy à Hull. Les employées sont de jeunes filles âgées de 12 à 22 ans. Outre les conditions de travail inhumaines (salaire de 25 cents par jour, journée de travail de onze heures), les filles doivent tremper chaque allumette dans du phosphore blanc, un produit toxique qui provoque une maladie appelée nécrose maxillaire et qui entraine chez plusieurs d’entre elles l’amputation de la mâchoire inférieure. Le phosphore n’est interdit qu’en 1914. En 1919, les filles refusent une modification de leurs conditions de travail et l’employeur décrète un lockout. Les filles fondent le Syndicat des ouvrières des allumettes. La compagnie utilise tous les moyens, menaces et chantage, pour essayer de briser leur solidarité, mais elles refusent de céder et restent unies. Les ouvrières obtiendront finalement la reconnaissance syndicale et une amélioration, quoique légère, de leurs conditions de travail. Cela marque un tournant majeur dans l’histoire ouvrière, puisque ce syndicat est le premier syndicat féminin de l’histoire du Canada.

Photo : Salvador David Hernandez

La fondation de la Confédération des travailleurs catholiques du Canada (CTCC), l’ancêtre de la CSN

L’Association ouvrière de Hull, un regroupement syndical non confessionnel, est fondée en 1912. À la suite d’une pression cléricale énorme, l’association se confessionnalise et devient le Conseil central national des ouvriers de Hull en 1919. Celui-ci est membre fondateur de la Confédération des travailleurs catholiques canadiens (CTCC) créée à Hull en 1921. La CTCC se déconfessionnalise et devient la Confédération des syndicats nationaux (CSN) en 1960. Pour sa part, le Conseil central des syndicats nationaux de l’Outaouais, membre de la CSN, fête ses 100 ans en 2019 et publie un recueil qui raconte une partie de l’histoire syndicale de la région.

La crise économique des années 1930 marque le déclin du secteur industriel dans la région de l’Outaouais. Une telle transformation a des conséquences sur le monde ouvrier. Cependant, à partir de 1960, la région, et Hull en particulier, se transforme radicalement. Les implications de l’expansion de l’État social, dont l’implantation du gouvernement fédéral au centre-ville, et les effets de la Révolution tranquille entrainent des changements économiques, sociaux et syndicaux. Les secteurs primaire et secondaire disparaissent presque complètement pour être remplacés par une économie fondée sur les services. Les syndicats regroupant des employé·e·s du gouvernement du Canada sont de plus en plus présents à Hull.

Sources :

Roger Blanchette, Conseil central des syndicats nationaux de l’Outaouais, 1919-2019. Pionnier du mouvement syndical québécois, Service des communications CSN, 2019.

Roger Blanchette, L’Outaouais, Collection Les régions du Québec… histoire en bref, Québec, Presses de l’Université Laval, 2009.

La Coalition populaire régionale de l’Outaouais

Dans les années 1980, les relations entre le mouvement syndical et le mouvement populaire se formalisent. La Coalition populaire régionale de l’Outaouais (CPRO) est la première grande coalition permanente qui regroupe l’ensemble des mouvements syndical et populaire de la région. Elle sera active pendant quinze ans.

Membre régional de Solidarité populaire Québec (SPQ)[6], la CPRO accueille l’enquête nationale de SPQ sur le désengagement de l’État en 1987. Sous la forme d’une commission populaire itinérante, celle-ci recueille auprès du « monde ordinaire » des histoires qui documentent l’impact des compressions budgétaires du gouvernement provincial sur la population.

Cette tournée dynamise le milieu syndical et populaire de l’Outaouais sur l’importance de se mobiliser contre l’Accord de libre-échange (ALÉ) liant le Canada et les États-Unis. La mobilisation reprend avec enthousiasme chez les militants et militantes et la CPRO multiplie les activités de formation et les actions sur la question durant les années1985 à 1987. L’ALÉ est signé en 1987, mais la coalition régionale poursuit la résistance contre le deuxième projet du libre-échange liant le Canada et les États-Unis au Mexique, l’ALENA, en 1994.

Sur un autre front, la CPRO appelle à la mobilisation contre le démantèlement du régime d’assurance-chômage. Par les réformes Valcourt du gouvernement conservateur et Axworthy du gouvernent libéral, le gouvernement fédéral cherche à transférer la responsabilité de la lutte contre le chômage du pouvoir public aux personnes sans emploi. En février 1993, une délégation de l’Outaouais se joint aux 40 000 personnes qui manifestent à Montréal par un froid de moins 25 degrés Celsius pour exiger une présence accrue du gouvernement fédéral dans le combat contre le chômage.

La CPRO travaille également d’arrache-pied contre un autre aspect de la réforme Axworthy qui saborde le Régime d’assistance publique Canada (RAPC)[7]. Ce régime étant éliminé, le transfert des fonds fédéraux dans le champ social est sérieusement réduit.

En 1991, la CPRO se lie à la Ligue des droits et libertés pour poursuivre la Sûreté du Québec (SQ) devant les tribunaux. On découvre que la SQ avait placé, durant les années 1980, un informateur au sein des groupes populaires de Hull. La police obtient ainsi des informations sur les personnes ainsi que sur les stratégies internes du mouvement. On est à l’époque de la consultation Bélanger-Campeau sur l’avenir du Québec et à la veille d’un deuxième referendum sur la souveraineté. Dans ce contexte fébrile, plusieurs groupes, dont la CPRO, jugent essentiel de faire valoir leurs droits devant la justice. Ils accusent la SQ d’avoir illégalement surveillé des personnes et des organisations, une violation de leurs droits. Malheureusement, un vice de procédure provoque l’abandon de la poursuite judiciaire. D’autres pratiques policières douteuses dans la région seront abordées plus loin.

La dernière grande campagne à laquelle participe la CPRO survient dans le contexte de morosité généralisée des milieux syndicaux et populaires qui suit l’adoption des accords de libre-échange et l’arrivée du néolibéralisme. Pour relancer une mobilisation large autour d’un projet de société, SPQ demande à ses membres d’imaginer « le Québec dans lequel on voudrait vivre ». La CPRO répond à l’appel et organise la mobilisation régionalement afin de participer à la démarche collective qui mène à l’adoption de la Charte d’un Québec populaire[8].

Le Réseau de vigilance Outaouais

Solidarité Populaire Québec met fin à ses activités en 2001. Cette décision met en évidence le défi pour le milieu syndical et le milieu communautaire de travailler en coalition permanente. Au Sommet socio-économique de 1996, le projet avoué du gouvernement péquiste de Lucien Bouchard est de faire avaler le « déficit zéro » par l’ensemble des partenaires – syndicaux, coopérants, communautaires et entrepreneuriaux. Pendant le Sommet, le « déficit zéro » se heurte à l’objectif de la « pauvreté zéro » porté par une bonne partie du mouvement social québécois. Plusieurs personnes déléguées du mouvement social, dont le représentant de SPQ, claquent la porte pour montrer l’impossibilité de réconcilier l’irréconciliable. Le mouvement syndical ayant choisi de rester, un froid s’installe entre celui-ci et une partie du milieu populaire. SPQ en paie le prix car les syndicats retirent leur soutien financier : c’est la fin pour SPQ.

En 2004, peu de temps après le sabordage de SPQ, le Réseau de vigilance se forme à l’échelle nationale, réunissant sensiblement les mêmes acteurs syndicaux et populaires que SPQ. Comment expliquer le changement de cap ? En un mot : la réingénierie du gouvernement de Jean Charest.

Les coalitions intersyndicales et communautaires fonctionnent mieux quand toutes les parties partagent une même analyse politique. S’il y a des frictions, c’est souvent sur des éléments moins essentiels comme des gestes à poser ou des calendriers à suivre. Lorsque les libéraux de Jean Charest prennent le pouvoir en 2003, la résistance est immédiate. Autant le milieu syndical que celui du communautaire craignent le projet libéral à venir. La réingénierie de l’État, le recours à la sous-traitance, le délestage des services publics vers le privé et vers le communautaire, l’utilisation des partenariats public-privé (PPP), la vulnérabilité des programmes sociaux… la liste des appréhensions est longue.

Dans l’Outaouais, les organisations syndicales CSN, FTQ, FIQ, SFPQ[9] et les groupes communautaires comme la TROVEPO, l’ACEF, Logemen’occupe partagent l’urgence de faire front commun contre l’idéologie néolibérale du nouveau gouvernement. Ce front commun régional s’appelle le Réseau de vigilance Outaouais (RVO).

Le premier geste public du RVO est pour souligner le premier anniversaire du gouvernement libéral à l’automne 2004 : quelques centaines de personnes identifiées au RVO bloquent l’accès au Casino du Lac-Leamy à Hull. Le casino est fermé pendant plusieurs heures. Cette action dérange et elle est hautement médiatisée. Fait cocasse, les policiers municipaux eux-mêmes en négociation syndicale démontrent une tolérance inhabituelle envers les manifestants et manifestantes.

Dans les années qui suivent, la résistance au gouvernement libéral, et notamment à son projet de réingénierie, se maintient. À l’instar des centrales et des regroupements nationaux, le RVO met en œuvre des séances de formation et produit des outils de sensibilisation autant pour ses membres que pour le grand public. Il démontre comment le projet libéral est l’expression québécoise de la mondialisation du néolibéralisme. Plusieurs mobilisations, pas énormes mais régulières, permettent de garder les enjeux à l’avant-scène des organismes syndicaux et communautaires de la région.

L’élection, en 2007, d’un gouvernement minoritaire libéral envoie la réingénierie aux calendes grecques. Le RVO oriente alors son travail de formation et de mobilisation contre les nouvelles politiques d’austérité qui vont – surprise ! – dans le même sens que celles du gouvernement précédent. Il intervient sur la fiscalité pour en revendiquer un rééquilibrage dans le sens de la justice fiscale. Il résiste au saccage du programme d’assurance-emploi du gouvernement conservateur fédéral en 2013. Une occupation du bureau de Service Canada, qui a pris fin par l’arrivée des chiens de la police, sera la dernière action du RVO.

Le 1er mai

La Journée internationale des travailleuses et des travailleurs avec ou sans emploi s’organise annuellement dans l’Outaouais par le milieu syndical et le milieu communautaire. Un mandat d’abord confié à la Coalition populaire régionale de l’Outaouais (CPRO), ce mandat devient par la suite celui du Réseau de vigilance Outaouais (RVO). Plus récemment, un comité régional de solidarité, majoritairement composé du communautaire, en assume la responsabilité.

Le 1er mai demeure le moment privilégié de rencontre entre les militantes et militants syndicaux et communautaires. Sauf quand une mobilisation nationale à Montréal est décrétée par les centrales syndicales (typiquement lors des négociations du secteur public), le 1er mai se fête à Hull, souvent au parc Fontaine, un ilot de verdure qui a échappé aux démolitions des années 1970.

L’exception à cette règle : en 2012, la cour interdit aux personnes en processus judiciaire, en raison de leurs gestes politiques, de circuler sur presque toute l’Ile de Hull. En solidarité, le RVO s’est joint au Conseil du travail d’Ottawa pour marquer le 1er mai dans la ville voisine.

Confrontations avec la police

L’action du RVO ne se limite pas aux seuls enjeux portés par les organisations syndicales et communautaires nationales. Un enjeu régional qui prend beaucoup de place s’avère celui de la répression policière du droit de manifester dont un incident charnière se produit lors du Sommet des trois amigos, tenu à Montebello en 2007[10].

Trois policiers de la Sûreté du Québec, déguisés en manifestants et ayant des roches en main, sont photographiés par un militant syndical. Ils incitent une foule pacifique à poser des gestes de violence. L’incident soulève un tollé. En conférence de presse, le RVO exige que le gouvernement Harper tienne une enquête publique sur cette action policière. Le gouvernement ne répondant pas aux demandes de la coalition, une vingtaine de manifestantes et manifestants déguisés en policiers, mais sans roches dans les mains…, occupent le bureau de comté de Lawrence Cannon, ministre fédéral de la Sécurité nationale. L’action dérange, mais le gouvernement ne fournira jamais d’explication au geste policier.

D’autres dérapages policiers ont suscité l’intervention du RVO. Ainsi, des Gatinois et Gatinoises figurent parmi les 1 200 personnes arrêtées lors du G20 à Toronto en 2010, la plus vaste opération de détention préventive dans l’histoire canadienne. Deux ans plus tard, durant la grève étudiante, des centaines de personnes arborant le carré rouge sont arrêtées à Gatineau. On y retrouve des syndicalistes et des personnes du milieu communautaire qui appuient les revendications étudiantes. Les représentantes et représentants du mouvement social, réunis au sein du RVO, dénoncent en 2010 et en 2012 l’abus du pouvoir policier et les restrictions au droit de manifester. Ils interpellent les élu·e·s afin qu’ils mettent la police au pas. La TROVEPO, membre du RVO, crée un fonds légal. À la suite d’une sollicitation populaire, plus de 10 000 dollars sont ramassés et remis aux associations étudiantes pour aider à payer les frais juridiques des personnes arrêtées.

La grève étudiante de 2012 en Outaouais

Le Printemps érable de 2012 a constitué une mobilisation étudiante et sociale d’ampleur historique au Québec, et l’Outaouais y a pleinement pris part. Dès février, les étudiantes et étudiants du Cégep de l’Outaouais et de l’Université du Québec en Outaouais (UQO) ont entrepris des votes de grève qui ont abouti le 23 mars à l’adoption d’une grève générale illimitée à l’UQO. Manifestations et piquetages se sont alors multipliés. La mobilisation était quotidienne. Les étudiantes et étudiants de l’Outaouais prenaient collectivement les décisions quant à la stratégie et aux tactiques à adopter et coordonnaient leurs actions. Fidèle au slogan « La grève est étudiante, la lutte est populaire », les milieux communautaires et syndicaux de l’Outaouais ont appuyé le mouvement de contestation et se sont joints régulièrement aux diverses manifestations et actions.

La répression policière s’est toutefois intensifiée après l’adoption d’une injonction imposant la reprise des cours le 16 avril. Une occupation pacifique du pavillon Alexandre-Taché de l’UQO a été brutalement dispersée. Le lendemain, professeur·e·s, étudiantes et étudiants ont été menacés, bousculés, violentés et, pour certaines et certains, arrêtés sous prétexte d’entrave au travail policier. Arborer un « carré rouge » suffisait pour être suspecté, voire considéré comme coupable par association. Des témoignages suggèrent que la police tenait des registres des personnes impliquées dans le mouvement et les interpellait parfois par leur prénom dans la rue. Le 18 avril, à environ 500 mètres des campus principaux de l’UQO, la police de Gatineau a déployé une imposante souricière et arrêta plus de 150 personnes avant de les transporter en autobus au poste de police, marquant ainsi une criminalisation du simple fait de manifester pacifiquement.

Ce printemps de contestation a nourri une conscience politique renforcée chez les jeunes de l’Outaouais. Elles et ils sont resté·es solidaires et engagé·es et ont pris conscience de leur pouvoir d’agir comme citoyennes et citoyens.

Un ouvrage collectif sous la coordination de Francine Sinclair, Stéphanie Demers et Guy Bellemare intitulé Tisser le fil rouge. Le Printemps érable en Outaouais : récits militants a été publié en 2014 chez M Éditeur. On y retrouve les témoignages de plusieurs participantes et participants à ces mobilisations.

Charles-Antoine Bachand

Le déclin du Réseau de vigilance Outaouais

L’élection du gouvernement minoritaire de Jean Charest en 2007 freine les ardeurs du Réseau de vigilance national qui met fin à ses activités. Cependant, plusieurs réseaux de vigilance régionaux, dont le RVO, poursuivent leurs activités.

En 2010, la Coalition opposée à la tarification et à la privatisation des services publics, qui devient plus tard la Coalition Main rouge, prend la relève pour résister aux politiques d’austérité des gouvernements de Jean Charest et de Philippe Couillard. Cette nouvelle coalition comprend la partie la plus mobilisée du mouvement communautaire, féministe et étudiant. S’y joignent quelques syndicats et instances régionales du mouvement ouvrier. Pendant plusieurs années, la Main rouge éduque, mobilise et revendique des services publics et des programmes sociaux de qualité. Elle intervient pour une justice fiscale. Pour faire avancer ses demandes, elle adopte un plan d’action rempli d’actions robustes, nombreuses et souvent dérangeantes (action directe, occupations, mobilisations éclair). La Main rouge se définit comme une coalition d’action.

En parallèle, les grandes centrales syndicales nationales et quelques organismes communautaires créent, en 2014, une deuxième coalition nationale qui s’appelle Refusons l’austérité. Celle-ci partage la même critique des politiques du gouvernement provincial que la Main rouge, mais diffère dans le choix des moyens d’action. Le plan d’action de Refusons l’austérité privilégie des gestes plus traditionnels comme les grandes manifestations et les rassemblements et ils sont moins fréquents.

Dans l’Outaouais, l’existence de deux coalitions nationales va sonner le glas du RVO. Une partie des membres, surtout en provenance du communautaire, embrasse les stratégies de la Main rouge. D’autres, généralement syndicaux, se rallient davantage au calendrier et aux actions proposées par la coalition soutenue par les centrales. Un clivage s’ouvre dans l’Outaouais à l’automne 2014 lorsque le RVO est saisi de deux demandes distinctes de mobilisation, les deux étant relativement rapprochées dans le temps et les deux provenant des deux coalitions nationales. Le débat est acrimonieux, le sens de la solidarité est remis en question de sorte que le RVO implose. La solidarité régionale vit une crise qui durera quelques années.

D’autres lieux de solidarité intersyndicale et communautaire

D’autres lieux importants de solidarité régionale, réunissant une partie du milieu syndical et communautaire, méritent d’être soulignés. Sur la problématique de la pauvreté, le Collectif régional de l’Outaouais (CRO) fait de l’éducation et de la mobilisation sur cet enjeu pendant plus de 15 ans, de la fin des années 1990 jusqu’au début des années 2010. Le Comité régional de la Marche mondiale des femmes assure la mobilisation pour chacune des marches quinquennales. La Coalition Urgence Logement milite à partir de 2003 pour élargir le front de lutte pour contrer la crise du logement. Enfin, deux incarnations de L’Outaouais à l’urgence (début des années 1970, début des années 2010) permettent aux milieux syndicaux de se joindre à la population dans la mobilisation sur les iniquités régionales en matière de santé.

Période post-COVID

À la suite de la dissolution du RVO, l’Outaouais vit une période pauvre en mobilisation sur des enjeux politiques. Pour combler ce vide, un comité régional de mobilisation se crée en 2018, fondé par plusieurs regroupements et groupes de base du communautaire. Ce comité s’approprie le mandat d’organiser le 1er mai ; s’y joignent un syndicat CSQ et le Conseil central de la CSN. Mais la pandémie de COVID-19 brise cet élan de mobilisation collective.

À l’automne 2024, une tentative pour faire revivre un mouvement large de solidarité intersyndicale et communautaire dans la région prend forme. La Coalition solidarité Outaouais est mise sur pied. Se dotant d’un plan de travail sur deux ans, le nouveau lieu de solidarité regroupe, entre autres, les instances régionales des principales centrales syndicales et les principaux regroupements du communautaire. On s’attaquera principalement aux enjeux régionaux, dont la crise du logement et les iniquités en santé vécues par cette région transfrontalière.

Tout en apprenant des leçons du passé, la nouvelle coalition s’abreuvera sans doute de la longue histoire de solidarité régionale.

Une expérience unique de solidarité financière à la TROVEPO

En 1971, le ministère de l’Éducation du Québec (MEQ) crée le Programme d’aide aux organismes volontaires en éducation populaire[11]. L’année suivante, huit groupes de la région de l’Outaouais obtiennent des subventions du MEQ. Ils se solidarisent en formant la Table ronde des OVEP de l’Outaouais (TROVEPO)[12], le premier regroupement régional des groupes populaires au Québec. Ils se donnent comme mission « de rendre accessible aux différents comités de citoyen.nes le programme de subvention ».

Les membres de la TROVEPO adoptent une forme de solidarité financière inusitée qui va durer plus de 25 ans. La subvention OVEP reçue par chacun des huit membres de la Table ronde est mise en commun pour être ensuite redistribuée selon les besoins de chaque groupe et de chaque milieu.

Après deux ans, les groupes demandent au MEQ de reconnaitre formellement la TROVEPO comme demandeur unique de financement, mais le Ministère refuse. En 1975, les groupes retournent au MEQ la subvention que chacun a reçue et demandent de la recevoir à nouveau, mais de façon collective. À l’automne 1977, le MEQ accepte d’accorder l’accréditation unique à la TROVEPO et de lui verser une seule subvention qui sera redistribuée auprès de ses membres. La TROVEPO sera le seul regroupement régional québécois à obtenir le statut d’accréditation unique auprès du MEQ[13].

Au fil du temps, cette pratique de « demande unique » est souvent contestée, surtout par le ministère de l’Éducation, mais également par certains membres du regroupement qui souhaitent davantage d’autonomie quant aux décisions financières. Néanmoins, pour les groupes qui y adhèrent, le fonctionnement collectif autour du financement exprime une solidarité remarquable. En permettant aux groupes de l’Outaouais de faire financer leurs propres priorités, il a facilité la naissance de plusieurs nouveaux groupes, sans l’ingérence du Ministère.

L’adoption de la Politique de reconnaissance de l’action communautaire autonome en 2001 entraine la fin du financement de l’éducation populaire autonome par le MEQ et la fin de la demande regroupée de l’Outaouais.

 

Par Vincent Greason, militant sociocommunautaire. Vincent Greason a travaillé à la Table ronde des OVEP de 2001 à 2020.


  1. Marc Bachand, « Comités de citoyens et enjeux urbains à Hull », Revue internationale d’action communautaire, vol. 44, n° 4, 1980.
  2. L’Association coopérative d’économie familiale de l’Outaouais (ACEFO), le plus vieux groupe populaire de l’Outaouais, constitue une exception. Existant depuis 1966, elle est la suite d’une initiative syndicale. Pour la petite histoire, Pauline Marois a été permanente à l’ACEFO dans les années 1970. Quelques décennies plus tard, elle devient la première ministre du Québec.
  3. L’enquête de participation est une initiative soutenue par Paul-Émile Charbonneau, l’évêque du nouveau diocèse de Hull qui mandate l’abbé Michel Lacroix pour coordonner l’initiative.
  4. TROVEPO, Les liens entre le mouvement syndical et le mouvement populaire, document non daté. Cité dans TROVEPO, La Petite histoire de la Table ronde des OVEP de l’Outaouais, 1973-2013 – 40 ans de luttes, 2014.
  5. Solidarité populaire Québec est la première grande coalition permanente au Québec. Créée en 1985, elle est formée par les grandes centrales syndicales et les regroupements nationaux du communautaire en réaction aux budgets successifs du gouvernement du Parti québécois qui sabrent les finances publiques.
  6. Le RAPC a été un programme de transfert fédéral pour soutenir les programmes sociaux provinciaux (santé, éducation postsecondaire, aide sociale, garderies, etc.). En l’abolissant, le gouvernement fédéral affaiblit le programme d’aide sociale québécois, et ce, alors que le Québec est en pleine période de crise économique.
  7. Solidarité populaire Québec, La Charte d’un Québec populaire, Montréal, 1994.
  8. CSN : Confédération des syndicats nationaux; FTQ : Fédération des travailleurs et travailleuses du Québec; FIQ : Fédération interprofessionnelle de la santé du Québec; SFPQ : Syndicat de la fonction publique et parapublique du Québec.
  9. Les amigos sont Stephen Harper du Canada, George W Bush des États-Unis et Felipe Calderon du Mexique. À Montebello, un village situé dans l’est de l’Outaouais, il y a une auberge où se réunissent souvent des personnages politiques.
  10. Le Programme OVEP, MEQ, 1971-1972 est le premier programme de financement gouvernemental destiné au soutien des groupes populaires. Voir : Comité histoire du MEPACQ, Faire mouvement. Les quarante ans du Mouvement d’éducation populaire et d’action communautaire du Québec, Montréal, Éditions de la rue Dorion, 2022.
  11. La TROVEPO est membre fondatrice, avec les trois regroupements régionaux en éducation populaire de Québec, de Montréal et de l’Estrie, du Mouvement d’éducation populaire et d’action communautaire (MÉPACQ) en 1981.
  12. Le regroupement régional de Québec-Chaudière-Appalaches fonctionne aussi par demande regroupée, mais chaque groupe participant est accrédité individuellement par le Ministère. La Fédération des familles monoparentales et recomposées du Québec et la Fédération des ACEF, deux regroupements nationaux, fonctionnent également par demandes regroupées. La politique de la nouvelle gestion publique n’est pas encore dans le décor.

 

Articles récents de la revue

Notes de lecture (Hiver 2024)

Robert Leroux, Les deux universités, Paris, Éd. du Cerf, 2022, Des essais de professeurs d’université annonçant gravement la mort de l’université sont publiés depuis au moins...