Frei Betto, âgé de 65 ans, religieux dominicain, est écrivain et journaliste, conseiller des mouvements sociaux de son pays et militant social actif. Durant deux ans, il fut le conseiller personnel du président Luiz Inacio « Lula » Da Silva, mais il a quitté ses fonctions gouvernementales, lorsque le programme « Faim zéro » qu’il coordonnait, « a cessé d’être un programme d’émancipation pour devenir un moyen compensatoire à des fins électorales ».
- Nous avons besoin de nouvelles références de société et de planète
- La coopération Nord-Sud exige une pédagogie de la modestie
- Les victimes vont nous obliger à changer
- Le coup d’Etat au Honduras ternit la nouvelle démocratie latino-américaine
La crise mondiale préoccupe l’ensemble de la communauté internationale. Jusqu’ici, les réponses données ont-elles été effectives ?
F.B. — Concernant des solutions de fonds, je doute fortement que les dirigeants des principales puissances mondiales s’en préoccupent réellement. Le sommet du G8 (les sept nations les plus industrialisées plus la Russie), tenue récemment à L’Aquila (Italie), n’a pas donné de signes effectifs.
Néanmoins, le G8 a décidé d’affecter un montant significatif pour combattre la misère dans le monde.
Un montant totalement insuffisant. Certes, le G8 a accordé 15 milliards de dollars pour faire face à la pauvreté. Entre temps, de septembre 2008 à l’été 2009, les mêmes dirigeants ont dépensé mille fois plus pour sauver le système financier. Avec une vision critique, nous pouvons arriver à la conclusion que ces dirigeants sont plus préoccupés par le sauvetage du système que par celui de toute l’humanité. C’est un cynisme terrible. 2 habitants du monde sur 3 vivent dans la pauvreté et c’est un fait objectif, auquel il n’y a pas de réponse. On ne peut accepter que 950.000 hommes et femmes aient faim, que 23.000 personnes – dont la majorité sont des enfants – meurent chaque jour de faim-
La crise est aussi éthique
Comment expliquez-vous cette réalité ?
— La situation actuelle témoigne d’une profonde crise éthique. Elle touche toutes les sphères des relations entre nations et elle oblige à penser de nouveaux paradigmes. J’insiste sur ce point: les puissants veulent sauver le système et non l’humanité. La loterie biologique qui te fait naître en Suisse ou aux Etats-Unis plutôt que dans une favela de Sao Paulo (Brésil) ou en Erythrée est absolument injuste. Et au lieu de nous sentir privilégiés par ce hasard biologique, nous devrions ressentir une grande dette sociale envers ceux qui souffrent de la faim et agir en conséquence.
Une réalité mondiale qui, alors, ne réussit pas à sensibiliser réellement la planète ?
— Les pays industrialisés les plus riches sont particulièrement préoccupés par la menace constituée par la crise sur leur niveau de consommation, dont les racines sont absurdes. Si on voulait généraliser la consommation du Nord à l’ensemble du globe, nous aurions de besoin de 3-4 planètes pour obtenir des ressources suffisantes. C’est une erreur de penser que l’amélioration des conditions de vie des gens se réalisera grâce à la croissance économique. Cette croissance ne se reflète quasiment jamais sur les majorités qui continuent à vivre pauvres exploitées. La croissance réelle devrait se mesurer avec des paramètres et des indicateurs de développement humain…
Pourquoi la lutte contre la faim ne déclenche-t-elle pas une réelle mobilisation planétaire ?
— Il y a 4 causes principales de morts précoces. Les maladies (SIDA, cancer, malaria, etc.) ; les accidents dues à de multiples causes ; le troisième, la violence dans ses différentes formes, y compris le terrorisme ; la quatrième cause, la faim. Les victimes produites par les trois premières causes sont beaucoup moins nombreuses que celles de la quatrième. Néanmoins, il n’y a pas de mobilisation consistante contre la faim… La faim menace seulement les misérables de cette terre, dont nous ne sommes pas. Je fus privilégié dans la loterie biologique et alors notre comportement est insensible face à ce grand drame planétaire. La tendance égoïste qui touche l’être humain..
Y a-t-il une possibilité que ce cadre, quasi fataliste, se modifie…
— Oui, mais par un changement de références, de paradigmes. Ce processus ne sera ni facile, ni simple, mais les victimes de l’injustice vont nous obliger à changer d’attitude. Deux exemples évidents: premièrement, la dévastation de l’environnement affecte tous également les riches et les pauvres, le Nord et le Sud. Et c’est une pression sur les prises de positions de quelques gouvernements et responsables politiques mondiaux, même au-delà de leurs propres désirs et volontés. Deuxièmement, les migrations des populations appauvries vers les pays riches répondent au besoin de survie de ceux qui n’ont rien. Il n’existe ni police, ni armée, ni législation qui puisse empêcher cette tendance migratoire qui touche déjà les nations enrichies. Ce flux ne va pas s’arrêter. Les responsables politiques devront donc prendre des décisions conséquentes pour permettre aux pays pauvres d’entreprendre un processus de développement autonome qui permette à leurs populations de pouvoir y vivre.
Ces nouvelles références doivent-elles être cherchées à l’intérieur ou hors du système ?
— Depuis ma jeunesse, j’ai une formation et une expérience révolutionnaire. Mon paradigme, c’est la société post-capitaliste. Et cette société post-capitaliste s’appelle socialisme. Je suis un socialiste ontologique. Cela ne signifie pas que je considère comme un modèle toute référence socialiste historique, spécialement celle de l’Europe de l’Est.
Une coopération réellement solidaire
Quel rôle joue la coopération Nord-Sud dans cette dynamique complexe ?
— Je pense que le concept de coopération réellement solidaire acquière, dans ce contexte, une valeur importante. Une attitude de modestie est essentielle. Les ONG du Nord qui travaillent dans le Sud doivent se doter des outils de la pédagogie et de l’éducation de Paulo Freire. Cela implique de se mettre au service de l’autre, sans aucune arrogance ni colonialisme, en comprenant les différences, en assumant le fait que personne n’est supérieur à l’autre, mais que chacun a une culture différente.
Comment s’exprimerait concrètement cette attitude dans le quotidien des rapports Nord-Sud ?
– Une règle d’or de la coopération solidaire consiste à promouvoir l’auto-estime des acteurs sociaux du Sud. Elle doit renforcer les mouvements sociaux et consolider la formation de leurs dirigeants. L’instruction et la formation devraient constituer un apport essentiel. En renforçant simultanément la conscience de la nécessité de développer des rapports égalitaires, basés sur une perspective émancipatrice de la population du Sud et non sur une optique caritative ou colonialiste du Nord envers le Sud. En ce sens, je veux dire que des ONG comme E-CHANGER sont exceptionnelles et d’une grande cohérence. Elles vont travailler au Sud, en Amérique latine – et plus particulièrement au Brésil, le cas que je connais le mieux – en se mettant au service des acteurs sociaux, sans imposer de vérité, à l’écoute, ouvertes à l’apprentissage constant, conscientes que tous ont beaucoup à apprendre dans cet échange à visage humain.
L’espérance latino-américaine
L’essentiel de votre réflexion globale se nourrit de la réalité brésilienne et latino-américaine. Quel moment politique ce continent vit-il ?
— Durant les dernières décennies, il a connu trois étapes très différenciées. La première, entre 1960 et 1980, celle des dictatures militaires, avec une répression généralisée, les disparitions forcées de personnes, la prison et l’exil. Ensuite, a suivi une période de néo-libéralisme messianique qui a fait exploser les contradictions et la polarisation sociale. L’étape actuelle est marquée par un cycle de démocraties populaires. Les mouvements sociaux se sentent aujourd’hui écoutés et pris en compte, comme jamais auparavant. Beaucoup de leurs dirigeants participent même à des gouvernements.
Quel en est le signe le plus caractéristique ?
— L’existence d’une série d’initiatives régionales et continentales qui promeuvent des propositions d’intégration avec l’autonomie. Et c’est très important face à la longue histoire de dépendance coloniale que nous avons souffert durant des siècles. Avec une note amère dans ce cadre positif: le coup d’Etat au Honduras, le 28 juin 2009. Nous avions pensé qu’il n’y aurait plus jamais de dictatures, et ce coup d’Etat ouvre un cadre préoccupant. La mobilisation latino-américaine contre le coup d’Etat est particulièrement significative.
Un continent qui a un futur ?
— J’irai jusqu’à dire que l’Amérique latine est aujourd’hui la seule région de la planète qui vive un réel moment d’espérance. Elle compte des mouvements populaires, de types divers, très forts. Il y a des gouvernements comme ceux de Evo Morales (Bolivie) ou de Rafael Correa (Equateur), qui ont conclu des alliances importantes avec ces mouvements et qui s’en nourrissent
La grande préoccupation du militant Betto… ?
— La lutte contre la pauvreté m’alimente. Dieu ne veut pas la pauvreté. La pauvreté résulte de l’injustice humaine. La première page de la Bible dit que Dieu a créé l’homme pour que celui-ci vive dans un paradis. Pas dans la misère, qui est produit des hommes. Dieu est père et mère, mais il n’est pas paternaliste…
Je ne crains ni pour ma vie, ni même de perdre ma foi. Mon unique peur, c’est de trahir l’espérance des pauvres.
Propos recueillis par Sergio Ferrari et Beat « Tuto » Wehrle
Traduction H.P. Renk,
Service de presse E-CHANGER avec la collaboration de la FEDEVACO
Le Brésil vu par Frei Betto
« Le Brésil d’aujourd’hui, celui de Lula, est bien meilleur qu’avec tout autre gouvernement du passé », affirme avec conviction Frei Betto. Il reconnaît le « rôle géopolitique, la crédibilité et la reconnaissance de Lula sur le plan international, son rôle de médiateur, sa présence déterminante sur le continent ». Tout comme, énumère-t-il, le contrôle de l’inflation, certains programmes sociaux qui ont réduit la misère pour 10 millions de personnes durant ces dernières années, et la non-criminalisation et la non persécution des mouvements sociaux.
Néanmoins, les critiques de Betto envers la politique actuelle pèsent aussi très lourd: « Pour moi, le Parti des Travailleurs (PT) est une grande désillusion: il s’est éloigné des mouvements sociaux, il a connu de nombreux cas de corruption, il a coopté le mouvement syndical ».
Son analyse n’est pas tendre : « J’espérais que le gouvernement ait un projet national pour le Brésil… aujourd’hui, il n’a rien d’autre qu’un projet de pouvoir. Pour se maintenir, il doit faire alliance, y compris avec des forces diverses et douteuses. Il a renoncé à l’alliance avec le mouvement populaire. Il n’a pas implanté la réforme agraire, toujours en attente. Aujourd’hui, le gouvernement Lula a une grande dette agraire et écologique. Il n’a pas eu la volonté politique d’implanter la réforme agraire et 4 millions de familles continuent d’être sans terre. Il manque d’une sensibilité environnementale et l’Amazonie vit un processus irréversible de déforestation (et par conséquent de désertification) préoccupant » (Sergio Ferrari et Beat Wehrle)