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Une solidarité internationale non condescendante pour l’après-COVID-19 

Maïka Sondarjee, Nouveaux Cahiers du socialisme, no. 25, hiver 2021
Pourquoi la pandémie de COVID-19 n’a-t-elle pas fait plus de morts en Afrique ? Comment se fait-il qu’il y ait eu moins de foyers d’éclosion au Sénégal qu’aux États-Unis ? Pourquoi le désordre sanitaire est-il plus important en Italie qu’en Sierra Leone ? Depuis la déclaration de cette pandémie mondiale, l’Organisation mondiale de la santé (OMS) ne cesse de se demander pourquoi la crise n’a-t-elle pas affecté davantage l’Afrique subsaharienne.
Ce questionnement relève d’une vision fausse, misérabiliste et condescendante des pays qu’on qualifie de « sous-développés ». La crise a fait ressortir une caractéristique commune aux organisations internationales, pays et médias occidentaux : la déshumanisation grandissante des populations considérées comme inférieures. En bref, la pandémie liée à la COVID-19 a révélé l’ampleur du colonialisme dans nos discours.
Le présent article s’appuie sur mon premier essai Perdre le Sud. Décoloniser la solidarité internationale[1] et explore les voies que devrait prendre la solidarité internationale dans un monde post-COVID : comment décoloniser nos relations avec les autres pays ?
Une solidarité coloniale
Depuis la colonisation et l’esclavage, les pays progressistes ou non du « Nord global » perçoivent les populations racisées et celles du « Sud global » comme non modernes, arriérées ou misérables. Bien sûr, des faits historiques, sociaux, politiques et économiques expliquent les écarts entre les pays quant aux conditions matérielles de vie de leur population, conditions qui sont déterminées à la fois par des éléments structurels et par les modalités nationales de gestion des ressources. Toutefois, la solution proposée au « sous-développement » est universelle : la modernisation. Le terme développement lui-même vient de cet idéal moderniste selon lequel tous les pays peuvent connaître la même évolution que les pays dits développés.
Des conditions historiques comme la colonisation, l’accaparement des terres et l’esclavage sont fréquemment absents des cours de théorie du développement. Ceux-ci débutent souvent en abordant les années 1940 et la création de l’Organisation des Nations unies (ONU), à côté des théories de la modernisation selon lesquelles les pays « sous-développés » pourraient évoluer s’ils suivaient certaines directives. Cette vision téléologique du « développement » rend invisible l’exploitation des uns par les autres et s’avère non seulement erronée mais dangereuse. Elle empêche des discours alternatifs, africains, indiens ou autochtones, de se pencher sur ce que signifie réellement le développement de l’être humain.
Les projets et les politiques de développement sont donc empreints d’une colonialité des discours et de l’absence de solutions autres que celles des modèles occidentaux, ce qu’Olivia Rutazibwa[2] nomme des « épistémicides » de savoirs marginalisés. Ces épistémicides concernent autant des projets de solidarité entre femmes qu’on transforme en campagnes de microcrédit, que des imaginaires différents, africains entre autres, qui permettraient l’émancipation intrinsèque d’un continent dévalorisé. Par exemple, alors que la Banque mondiale offre de petits prêts individuels qui risquent d’enfermer des femmes dans des cycles d’endettement, des groupes d’entraide (self-help) de femmes en Inde ouvrent un compte conjoint et décident à qui et à quel projet prêter de l’argent. Une vision différente de la fiscalité, du développement et de la solidarité se rapprocherait d’une « Afrotopia » ou d’un imaginaire différent, comme le dit l’auteur sénégalais Felwine Sarr[3].
Comme la professeure Jeanne-Marie Rugira et moi-même le démontrons dans un article pour La Conversation, les gouvernements occidentaux auraient pu s’inspirer de solutions et d’imaginaires africains pour régler la crise liée à la COVID-19, si une vision condescendante de ces pays ne dominait pas les esprits. Par exemple, le président de Madagascar, Andry Rajoelina, a fait la promotion d’une tisane à l’Artemisia pour réduire les effets de la COVID, et même l’OMS a ridiculisé cette méthode traditionnelle de traiter les symptômes du virus. Quelques semaines plus tard, l’Institut allemand Max Planck a confirmé les bienfaits potentiels de ce type d’herbe déjà utilisée pour soigner le paludisme. Ou encore, au Ghana, des chercheurs et chercheuses ont conçu une méthode innovatrice de tests sanguins groupés : des centaines d’échantillons sont analysés en bloc et les échantillons individuels ne sont analysés que si le test groupé est positif. Cette solution permettrait un dépistage plus rapide et plus efficace[4].
Dans un article publié dans Jeune Afrique[5], plusieurs autrices et auteurs comme Aminata Dramane Traoré, Souleymane Bachir Diagne, Nadia Yara Kisukidi, Kako Nubukpo, Tiken Jah Fakoli soulignent  que la crise constitue une « occasion historique » : le continent peut tracer sa propre voie hors de l’imaginaire de l’Occident. En résumé, l’avenir du monde exige de décoloniser notre esprit : « L’expertise en gestion d’épidémies par des personnes venant de pays du Sud global pourrait certainement aider les pays occidentaux à mieux gérer les crises actuelles et à venir. Il faudrait pour ce faire qu’on cesse de penser que les pays du Sud peuvent seulement apprendre et recevoir unilatéralement de l’aide de la part des pays du Nord, mentalité promue par le paradigme actuel de développement international[6] ». Nous dévalorisons les modes de gestion des problèmes qui ne sont pas occidentaux.
L’étranger dévalorisé est souvent lointain, mais il peut aussi être tout près. Le racisme systémique n’influe pas seulement sur la perception des populations d’outre-mer, mais également sur celle des immigrantes et immigrants et des personnes racisées dans les pays du Nord. Je considère ces relations comme des relations « internationales » qui minent une société réellement solidaire. Bien que mes recherches ne portent pas directement sur les discriminations vécues par les communautés marginalisées au Canada, il est important de noter la similitude entre les mécanismes d’exclusion qui visent les peuples autochtones et ceux qui régissent les relations Nord-Sud. La militante Widia Larivière explique que le colonialisme moderne est une forme de racisme. Par exemple, bien qu’ils constituent environ 5 % de la population canadienne, les Autochtones représentent 25 % de la population carcérale. Le problème est encore plus criant en ce qui concerne les femmes autochtones qui, bien qu’elles ne constituent que 2 % de la population canadienne, forment 38 % de la population carcérale féminine[7]. Pour la militante métisse Amanda Lépine, le système carcéral a remplacé les pensionnats d’autrefois : « C’est une façon de nous tenir à l’écart du reste du monde et de nous faire taire[8] ». Cette mise à l’écart est physique et atteint le corps des personnes marginalisées, mais elle concerne également les connaissances et les imaginaires.
Ce refus d’apprendre de l’expérience des pays et des populations considérés comme subalternes est lié à une colonialité du pouvoir, qui s’immisce dans les recoins les plus obscurs de notre subjectivité. Cette colonialité est présente même dans les cercles bien-pensants et caractérise la philanthropie comme l’entreprise du développement international. Une réelle solidarité ne prendra donc pas seulement le chemin d’une refonte du système monétaire international, mais exigera aussi une refonte des conceptions collectives de l’humanité.
De la charité à la solidarité
Comment penser une réelle solidarité internationale qui ne se limite pas à la charité ou à une aide paternaliste ? Il ne faut pas rejeter du revers de la main l’accès à l’éducation ou à la technologie au motif qu’ils sont financés par des organisations comme la Banque mondiale, mais l’aide au « développement » ne doit pas consister en une mission civilisatrice. La solidarité internationale doit prendre la forme d’un internationalisme radical.
Contrairement à beaucoup de féministes décoloniales, je défends un internationalisme radical qui ne rejette pas les efforts de coopération internationale actuels, mais qui veut mettre en œuvre une coopération associée à une transition globale hors de l’ordre mondial institutionnalisé. Une solidarité réelle peine à se développer à cause de la force de cet ordre mondial qui exploite, opprime et dépossède. Il s’agit donc de penser à une transition vers un système émancipateur, qui passera par une réhabilitation des savoirs marginalisés et une décolonisation des esprits.
D’un côté, l’internationalisme libéral, actuellement soutenu par des dirigeants de pays comme le Canada, s’appuie sur de bonnes intentions, des valeurs judéo-chrétiennes de charité. Ces intentions mènent toutefois trop souvent à la condescendance ; notre solidarité est trop souvent issue du complexe du sauveur blanc. Ainsi, le racisme systémique se fait voir même dans la solidarité. Lors d’une expérience effectuée dans les années 2010 relayée par le Washington Post, des Américains et Américaines devaient exprimer leur opinion sur l’aide internationale accordée par leur gouvernement. On présentait notamment aux personnes participant à l’étude une photo d’une famille noire du Ghana et une photo d’une famille blanche de Moldavie ; puis on les informait que les parents gagnaient en moyenne cinq dollars par jour. Davantage de répondants croyaient que la famille du Ghana était « incapable de s’aider elle-même », contrairement à celle de  Moldavie. Le niveau de paternalisme était plus élevé dans le cas de la famille du Ghana : cette dernière était systématiquement perçue comme ayant moins d’agentivité et les répondants préféraient lui accorder de la nourriture et des objets plutôt que de l’argent. Ainsi la considéraient-ils incapable de faire des choix judicieux avec l’aide accordée.
D’un autre côté, un internationalisme radical vise la redistribution de la richesse matérielle, à la fois comme un geste de reconnaissance des torts passés et de solidarité, et comme un changement absolu de mentalité et de système économique. Il s’agit d’encourager des initiatives radicalement solidaires, comme des projets qui sont décidés par les « partenaires locaux », et d’intégrer des formateurs et des formatrices du pays à un projet de formation en égalité des genres, par exemple. S’il peut y avoir des conditions d’accession aux prêts liées aux droits humains, il faut accorder des prêts concessionnels[9] sans conditionnalités économiques.
Il ne s’agit pas seulement d’augmenter l’aide internationale, mais d’en repenser le financement et la façon dont elle est liée à un ordre multilatéral qui marginalise des populations et fragilise des économies. Il ne s’agit pas de redistribuer une infime partie des profits des compagnies, mais d’empêcher ces dernières de réaliser ces profits à partir du travail des populations du Sud, ou par la dépossession des savoirs traditionnels autochtones, comme le font les compagnies pharmaceutiques qui volent des médicaments traditionnels en Amérique latine.
Valoriser et rendre visibles les savoirs marginalisés
Valoriser les savoirs marginalisés dépasse la simple « consultation » des populations dans l’élaboration d’un projet de développement, mais implique un réel partenariat afin de soutenir le savoir et les initiatives locales. Cela peut vouloir dire respecter la médecine traditionnelle dans une clinique qu’une organisation construirait dans une communauté autochtone bolivienne, ou accepter des coutumes burkinabées dans un projet à Ouagadougou. Comme l’explique l’auteure féministe décoloniale Soumaya Mestiri, il ne s’agit pas de ramener des savoirs périphériques au centre, mais de réfléchir aux modalités de discours qui permettraient de les faire dialoguer sur un pied d’égalité avec les autres savoirs[10]. Dans une perspective décoloniale, valoriser les savoirs ne vise pas seulement à inclure ou à consulter, mais à réhabiliter les savoirs et les vécus marginalisés. Tout en contribuant à la survie des savoirs locaux, de telles initiatives permettent une connaissance accrue des conditions spécifiques d’exploitation, d’oppression et de dépossession. De nombreuses ONG travaillent déjà selon ces principes et sont malheureusement sous-financées comparativement à des organisations qui favorisent une approche plus homogène, standardisée et uniforme, comme celle de la Banque mondiale.
Financer des projets qui valorisent l’expertise et l’expérience locale signifie par exemple réhabiliter les savoirs autochtones trop souvent dévalués au profit d’approches dites « généralisables » ou « scientifiques ». L’universitaire atikamekw Suzy Basile a par exemple étudié le rôle des femmes autochtones dans la gouvernance du territoire et des ressources naturelles[11]. Elle note combien celles-ci ont conscience de l’ampleur des transformations du territoire ancestral et des pertes de connaissances et de pratiques liées au territoire. Même les travaux du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC) et l’Accord de Paris sur le climat constatent l’apport des savoirs autochtones dans la gestion de la crise climatique. L’UNESCO a également publié en 2012 un rapport sur la prise en compte des savoirs traditionnels en matière d’évaluation et d’adaptation aux changements climatiques[12]. En environnement, par exemple, ces connaissances marginalisées (traditional ecological knowledge, savoir traditionnel en écologie) peuvent aider les scientifiques à comprendre la crise climatique et à y réagir, que ce soit en ce qui concerne la fonte des glaciers, la protection de la faune ou le contrôle des feux de forêt. Par exemple, dans le cadre d’un projet scientifique en Alaska, les aînés d’une communauté inuit ont aidé des chercheurs à comprendre la disparition des bélugas de manière holistique en leur expliquant que les bélugas avaient plus de difficulté à se nourrir car la population de castors avait augmenté dans la région. Cette augmentation avait entraîné une diminution de la population de saumons qui avaient migré en raison des barrages bâtis par les castors.
Conclusion
Comme la décolonialité renvoie davantage à un espace d’énonciation qu’à un lieu d’origine géographique, il faut soutenir l’émancipation et le développement des immigrantes et immigrants de toutes générations, des nations sur les terres qui ont été volées, ainsi que des personnes racisées dans les pays occidentaux. Une position morale radicalement solidaire permettrait d’adopter à la fois des pratiques multilatérales plus équitables envers les populations du Sud et une position d’ouverture pour celle ou celui qui est considéré comme étranger chez lui. Il ne s’agit pas d’un appel à la pitié ou à l’empathie, mais plutôt à une reconceptualisation morale des vies qui comptent et des paramètres de notre humanité commune.
[1] Maïka Sondarjee, Perdre le Sud. Décoloniser la solidarité internationale, Montréal, Écosociété, 2020. Des éléments de cet article sont tirés de ce livre.
[2] Valérie Marin la Meslée, « Olivia Rutazibwa : “Pour en finir avec la colonialité” », Le Point Culture, 14 novembre 2017.
[3] Felwine Sarr, Afrotopia, Minneapolis, University of Minnesota Press, 2020.
[4] Maïka Sondarjee et Jeanne-Marie Rugira, « Covid-19 : apprendre de l’Afrique », La Conversation, 8 juillet 2020.
[5] « Coronavirus : pour en sortir plus forts ensemble », Jeune Afrique, 21 avril 2020, <https://www.jeuneafrique.com/925508/politique/tribune-coronavirus-pour-en-sortir-plus-forts-ensemble/>.
[6] Sondarjee et Rugira, op. cit.
[7] Widia Larivière, « Racisme et peuples autochtones. Décoloniser les esprits par l’éducation », dans Amel Zaazaa et Christian Nadeau (dir.), 11 brefs essais contre le racisme. Pour une lutte systémique, Montréal, Somme toute, 2019.
[8] « Le combat d’une métisse contre la surreprésentation des femmes autochtones dans les prisons », Radio-Canada, 28 mars 2018.
[9] NDLR. Prêts accordés à des conditions plus avantageuses que celles du marché.
[10] Soumaya Mestiri, Décoloniser le féminisme. Une approche transculturelle, Paris, Vrin, 2016.
[11] Suzy Basile, « Femmes autochtones et enjeux environnementaux », dans Maïka Sondarjee (dir), Le genre du monde. Perspectives et enjeux féministes en relations internationales, Montréal, Presses de l’Université de Montréal (à venir).
[12] Douglas Nakashima, Kirsty Galloway McLean, Hans Thulstrup, Ameyali Ramos Castillo et Jennifer Rubis, Weathering Uncertainty. Traditional Knowledge for Climate Change Assessment and Adaptation, Paris, UNESCO, et Darwin, UNU, 2012.

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