En septembre dernier, les élections nationales ont reporté la droite au pouvoir en Suède, comme l’avaient d’ailleurs prévu les sondages. La coalition de droite a vaincu sans trop de difficulté, mais au moins, elle n’a pas la majorité absolue (175 sièges sur un total de 349 sièges). Devant elle se situe l’ « Alliance rouge-verte », composée du Parti social-démocrate, du Parti Vert et du Parti de la gauche (lequel regroupe divers courants dont l’ancien Parti communiste). Au total cette coalition dispose de 156 sièges.
Deux faits importants sont à noter. Premièrement, c’est le deuxième mandat de suite de la droite, ce qui représente une bifurcation importante dans un pays qui a été traditionnellement dominé par la social-démocratie. Concrètement, la social-démocratie, dirigée par la populaire Mona Sahlin, a réalisé le pire score électoral depuis 1914 (!), avec à peine 30 % du vote (lors de l’élection précédente, le score de la social-démocratie avait été de 35 %). Selon plusieurs analystes, c’est un tournant important. Plusieurs estiment que l’hégémonie de la social-démocratie est sérieusement érodée. Deuxième fait politique important, le Parlement compte maintenant une députation de l’extrême-droite (5,7 % du vote, ce qui lui donne 20 sièges). Ce Parti a tenté de « moderniser » son image en se débarrassant de ses éléments extrémistes et a centré sa campagne sur un seul thème, l’immigration. Grosso modo, son message, à l’effet que les immigrants (14 % de la population) sont la principale cause du chômage et des problèmes sociaux, a été reçu par une frange substantielle de l’électorat.
Chercher l’explication
Selon le politicologue Jonathan Michael Feldman *, les partis de l’Alliance, principalement la social-démocratie, sont désemparés devant ces développements. Les Verts, qui ont augmenté leur pourcentage de vote, se distinguent cependant. Ils savent qu’ils surfent sur une vague qui les propulse vers l’avant, notamment au sein des classes moyennes et des jeunes qui ne s’identifient pas à l’héritage social-démocrate qu’ils perçoivent comme bureaucratique. La droite d’ailleurs voit bien cette possible cassure au sein de l’alliance et négocie présentement pour avoir l’appui des Verts au Parlement.
Pour le Parti social-démocrate, pour le Parti de gauche également, l’heure est aux bilans. D’emblée se présente une explication facile : c’est la faute aux médias. Bien sûr en Suède, comme ailleurs dans les pays capitalistes, les médias sont à droite et ne s’en cachent pas. Il y a quelques exceptions (la chaîne de télé publique SVTT24), mais en gros les conglomérats médiatiques relaient à peu près tous le même message. « La social-démocratie nuit à la croissance ». « Seule la droite peut gouverner de manière moderne », etc. Les politiciens de droite peuvent ainsi dire à peu près ce qu’ils veulent, qu’ils sont convertis au « capitalisme vert », qu’ils vont « sauver les travailleurs », etc. Personne ne les reprend et quant à d’autres questions fondamentales, notamment le financement opaque des partis par les entreprises, c’est un silence assourdissant. Pour Feldman cependant, accuser les médias est un peu facile. Il souligne le fait que l’extrême-droite, dont les médias ne parlent pas, a progressé électoralement. Lors de précédentes élections, des partis un peu farfelus avaient drainé une partie importante du vote des jeunes, en demandant notamment l’accès libre à l’internet. En fin de compte, ces formes politiques réussissent à sortir du lot, sans les médias, parce qu’ils disent quelque chose qu’on n’entend pas ailleurs, qui semble se distinguer des grands partis traditionnels, de droite comme de gauche.
La grande transformation
Il faut donc chercher ailleurs pour comprendre ce déclin de la gauche. Certes, la société suédoise n’est plus la même, après trente ans de néolibéralisme que la social-démocratie a d’ailleurs géré en l’« humanisant » quelque peu. Il est arrivé en Suède ce qui est arrivé ailleurs, notamment une désindustrialisation massive, une plus grande polarisation sociale, le déclin des régions, etc. La classe ouvrière industrielle a été la plus fortement touchée et c’est d’ailleurs elle que vise l’extrême-droite dans son discours anti-immigrant.
Sur ce dossier de l’immigration, plusieurs estiment que la social-démocratie en dépit de certaines bonnes intentions n’a pas réussi le pari. Pour Feldman, les programmes pour favoriser l’intégration étaient restreints et traditionnels, menés par des conceptions dépassées. On voulait que les immigrants aient les mêmes « droits » que les autres, c’est-à-dire un emploi stable dans le secteur manufacturier, au moment même où sont montées en flèche la précarité et la désindustrialisation. Une certaine conception assistancialiste a prévalu, considérant les immigrants comme des victimes plutôt que comme des acteurs ou des partenaires des transformations nécessaires. Entre-temps, les « enclaves » ethniques se sont multipliées dans les grandes villes. Selon Feldman, l’incapacité de la gauche sur la question immigrante relève d’une plus grande incapacité encore à repenser le développement économique dans le nouveau contexte actuel.
La question est complexe. Comme on le sait, la Suède a un système social très efficace, notamment au niveau de l’éducation et de la santé, et qui reposait sur le « grand compromis » keynésien et du cercle » vertueux » où la croissance économique basée sur l’industrie jouait un rôle important. Ce n’est plus la même chose aujourd’hui. Les dominants suédois font comme les autres, investissent ailleurs pour profiter des gisements de main d’œuvre à bon marché et aussi de la croissance d’une masse de « nouveaux » consommateurs. Restent en Suède quelques secteurs restreints de haute technologie et de finances, mais qui ne sont certes pas capables d’absorber la force de travail. Reste aussi, dans le cas suédois, un complexe militaro-industriel très fort, ce qui pose un autre dilemme à la gauche. En fait ce dilemme existe depuis longtemps. C’est un secret plus ou moins gardé que la prospérité social-démocrate suédoise était en bonne partie basée sur les « succès » de ses exportations d’armements et de ses juteux contrats de sous-contractants de l’industrie militaire des grandes puissances.
Questions politico-philosophiques
Feldman et d’autres observateurs estiment devant ces faits que la social-démocratie, et la gauche en général, sont réellement menacés et que sans une « révolution » des valeurs et des thèmes, elles deviendront encore plus obsolètes et dépassées. Il serait périlleux, estiment-ils, de garder la même rigidité que dans le passé. La société, l’économie et la culture sont maintenant plus diversifiées, ce qui conduit à des comportements qui mettent davantage l’accent sur la potentialité individuelle. Feldman estime que la gauche est trop hostile à cette évolution et qu’elle se rétracte derrière l’idée de l’État social « tout puissant » et de ses politiques universalisantes. L’individualité et la solidarité peuvent être réconciliés, mais dans une approche qui valorise l’initiative, et pas seulement la protection sociale. Il faudrait peut-être, dit-il, prendre le pari de l’innovation et investir beaucoup plus massivement dans le recyclage de la main d’œuvre, par exemple, et également dans le développement « vert ». Les Verts se sont gagnés l’appui de bien des gens en promettant de se battre pour des trains à haute vitesse et l’expansion de l’énergie éolienne, ce qui semble plus populaire que de demander strictement de nouveaux emplois dans le secteur public, comme le fait le Parti de la gauche. Un autre politicologue, Bo Rothstein, pense qu’un changement s’impose aussi si la gauche veut gagner la bataille sur l’immigration. Les programmes traditionnels d’intégration n’ont pas été une réponse adéquate. Il faut miser beaucoup plus sur les compétences des immigrants et forcer la porte des institutions publiques (éducatives notamment) et privées pour que ces compétences soient reconnues, plutôt que confiner les immigrants dans des emplois traditionnels de plus en plus rares.
* Jonathan M. Feldman enseigne au département d’histoire économique à l’Université de Stockholm. Il a organisé en mars 2009 une grande conférence sur l’idée d’un nouveau « new deal vert». Il publie régulièrement en anglais sur le site étatsunien «Counterpunch».