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Pierre Bourdieu : une réflexion pour l’ère postindustrielle

Pierre Bourdieu appartient à cette génération d’intellectuels qui, dans l’après-guerre, a hérité d’une boîte à outils de gauche jugée inadéquate pour analyser les modes de domination propres au capitalisme de la fin du XXe siècle. Comme nombre de ses contemporains des années 1960, il estimait que les analyses centrées sur la production échouaient à cerner la notion de classe dans une société de consommation ; l’approche orthodoxe ne permettait pas de dénoncer des formes de dépossession autres que l’exploitation ; les paradigmes économiques occultaient les expériences de destitution qui ne relevaient pas directement de l’économie politique. Au fond, une pensée axée sur la lutte des classes ne pouvait rendre compte des nouvelles grammaires du conflit social, telles que les luttes pour la reconnaissance, ni des nouveaux sujets de l’action collective : étudiants, femmes, immigrés, minorités raciales et religieuses, mouvements gays et lesbiens.

Si les frustrations de Bourdieu face à l’orthodoxie étaient largement partagées, l’alternative qu’il a formulée lui était propre. Loin de renoncer à l’idée d’une théorie sociale critique, il a cherché à la reconstruire sous une forme qui soit adaptée au capitalisme de son époque. La société passait alors d’un régime industriel « fordiste », géré par l’État, à un régime néolibéral, mondialisé et financier tel que nous le connaissons désormais. En cette période de transition, la confusion prévalait. Plusieurs arguaient de l’effondrement du communisme pour renoncer à la critique du capitalisme. Bourdieu, lui, n’a pas cédé à ce leurre. Sans exonérer l’autoritarisme soviétique ni dénigrer les valeurs démocratiques, il a compris qu’il fallait poursuivre le projet critique par d’autres moyens.

L’option de Bourdieu consistait à théoriser la culture comme instrument de domination. Cette conception est déterminante pour comprendre une forme de capitalisme selon laquelle les privilèges ne tiennent pas tant à la propriété qu’à l’accès au capital social et culturel : réseaux sociaux, diplômes universitaires, facilité symbolique, « bon goût ». Ces rentes sont les principaux vecteurs de stratification dans une économie tournée vers les technologies de communication, les services d’information et le monopole du savoir. Ces usines culturelles, plus diffuses que l’industrie, occupent une place centrale dans un nouveau régime mondialisé d’accumulation, où la propriété est avant tout intellectuelle et où la finance est reine. En mettant en avant des formes non économiques de capital culturel, Bourdieu a expliqué l’évolution des stratégies d’accumulation et des structures sociales à l’ère postfordiste.

Malgré l’importance qu’il accordait à la culture, Bourdieu n’a pourtant jamais cédé au culturalisme. Il n’a jamais embrassé l’opinion à la mode selon laquelle la culture (ou ses proches parents, le discours et l’ordre symbolique) était seule matrice de la domination. La critique à laquelle il a soumis la dimension culturelle de la domination venait compliquer l’économie politique, plutôt que s’y substituer. À la différence de plusieurs de ses contemporains, il s’est s’attelé aux questions les plus épineuses et les plus urgentes de la théorie critique : comment s’articulent les dimensions culturelles, économiques et politiques de la domination ? Si elles ne peuvent être reléguées à des champs distincts et circonscrits de l’espace social, quelle est leur interaction ? En quoi les privilèges acquis dans telle dimension du capital font-ils levier sur d’autres dimensions ? C’est en réponse à ces questions que Bourdieu a élaboré le concept d’habitus. Comblant les oppositions sociologiques standards entre structure et agency, objectivité et subjectivité, ce concept renvoie à l’ensemble relativement durable des dispositions par lesquelles les individus envisagent la société qu’ils habitent. Inculqué dans notre corps même et, partant, non immédiatement accessible à la conscience critique, l’habitus recouvre les règles et les hiérarchies qui structurent les espaces sociaux et nous incite à les perpétuer.

Bourdieu prend notamment l’exemple de la différence des genres : les attitudes corporelles propres aux femmes et aux hommes. Dans notre société, les hommes sont censés se montrer expansifs et volubiles ; les femmes, elles, ont des gestes plus retenus, comme en-deçà d’une frontière invisible. Si l’habitus masculin affirme la virilité et l’action, l’habitus féminin évoque la circonspection, voire la déférence. Ce constat vaut aussi pour les plus ardentes féministes, dont les convictions sont parfois démenties par une gestuelle qui leur a été imposée par la société et qui échappe à leur contrôle. Les victimes en sont les « déviants » de l’un ou l’autre sexe, qui n’ont pas su acquérir l’habitus propre à leur genre ou ont refusé de s’y conformer.

Certes, le genre n’est qu’un aspect de l’habitus parmi bien d’autres. Bourdieu s’est intéressé à des dimensions transversales non moins importantes : le milieu familial, l’accent, la culture, l’accès aux grandes écoles, l’héritage, les relations sociales, ainsi que la nationalité et la citoyenneté – Français de souche ? Européen ? Immigré ? Sans papiers ? – ou l’identité raciale et religieuse. Autant d’axes de domination et de subordination qui se superposent pour dessiner l’habitus de chacun. Ensemble, ils constituent un puissant mécanisme de sélection qui prédispose les individus à s’orienter vers les positions de classe auxquelles ils sont effectivement « destinés ». Il en résulte apparemment une harmonie préétablie entre les penchants subjectifs des individus et les exigences objectives de l’ordre social.

Selon Bourdieu, l’habitus contribue largement au processus de stratification et confère à la hiérarchie qui s’ensuit un semblant de naturel et de légitimité, particulièrement commode dans une société qui se veut libre et démocratique. Dans la mesure où nous sommes amenés à occuper un statut social prédéterminé et où nous percevons notre destin comme mérité, la nécessité d’exercer une coercition ouverte est moindre et la société peut continuer de se percevoir comme juste.

Certains ont reproché à Bourdieu d’avoir réglé trop facilement ces questions. En étudiant la reproduction des hiérarchies sociales, il aurait présenté les individus comme des dupes culturels, englués dans la doxa de la société et voués à méconnaître ses ruses de domination. Il aurait par ailleurs désamorcé toute forme de lutte ou de critique qui, en dernière instance, ne vienne pas renforcer le système hiérarchique. C’est là une étrange accusation portée à l’encontre d’une théorie critique qui entend servir de référent aux acteurs sociaux soucieux de résister à la domination et de la surmonter.

Ces remises en cause sont certes légitimes. Mais elles omettent une autre possibilité. Ne peut-on être bourdieusien sans postuler une harmonie préétablie entre les attentes subjectives inscrites dans l’habitus individuel et les exigences objectives imposées par l’ordre social ? Sans croire en une convertibilité systématique entre capital culturel, social et économique ? Peut-être ces présupposés ne s’appliquent-ils qu’en temps « normal », quand la machine sociale fonctionne sans encombre, mais non quand les termes de l’équation ne sont plus synchronisés : quand, par exemple, les jeunes dotés d’un capital social et culturel ne peuvent plus trouver la place à laquelle les destinait leur habitus ou que les immigrants doivent renoncer à la perspective d’une amélioration économique. En ces temps de « crise », les attentes habituelles sont invalidées et l’on se demande ce qui a bien pu dysfonctionner. Les crises sont les moments privilégiés de la critique : elles mettent au jour la logique qui sous-tend la domination. Elles laissent entrevoir la possibilité que les stratégies individuelles pour gravir l’échelle sociale donnent lieu à des luttes collectives pour la démanteler.

Cette éventualité est éminemment compatible, me semble-t-il, avec l’impulsion générale de la pensée de Bourdieu. À l’heure actuelle, nous pouvons voir en lui le théoricien de la dimension culturelle de la domination dans un régime relativement stable de capitalisme postindustriel. Si la stabilité de ce régime est aujourd’hui ébranlée, il s’agira de compléter sa théorie par une autre, adaptée aux crises, aux disjonctions et aux écarts entre l’habitus et les impératifs du système, entre le capital culturel et économique. Or, en nous engageant sur cette voie, nous ne laissons pas Bourdieu derrière nous. Au contraire, nous prendrons appui sur lui, nous construirons notre théorie de la crise sur ses notions d’habitus et de capital culturel. L’apport de Bourdieu reste d’actualité.

Nancy Fraser, professeur de philosophie et de sciences politiques à la New School for Social Research, New York


* | LEMONDE.FR | 23.01.12 | 12h52

* Traduit de l’anglais par Myriam Dennehy.

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