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L’impérialisme et l’empire américain : crises et transformation

 

Leo Panitch, Les Nouveaux Cahiers du socialisme, numéro 13, hiver 2015

À l’origine

Après la Deuxième Guerre mondiale, les empires capitalistes européens et japonais, au lieu de s’opposer, se sont intégrés à l’empire informel des USA. C’était ce qu’on a appelé un « impérialisme par invitation » – que d’autres ont appelé la canadianisation – par lequel les liens entre États capitalistes avancées sont devenus plus denses et plus forts que ceux unissant les puissances à leurs ex-colonies du Sud. En effet, l’État américain a assuré la reconstruction industrielle de l’Europe et du Japon. Il est devenu le récipiendaire de leurs florissantes exportations manufacturières, tout en préparant le terrain pour l’expansion des multinationales européennes et japonaises et la création du marché des eurodollars. Entre-temps, la relation de l’empire américain avec le Sud global au sortir de la Deuxième Guerre mondiale s’est réorganisée. La division internationale du travail était rigide et claire : la production manufacturière restait largement concentrée dans les anciens centres impériaux, alors que l’extraction des ressources naturelles se faisait essentiellement dans les colonies. L’effondrement de l’ancien ordre impérial et l’émergence de nouveaux États-nations n’ont pas mis fin à cette division du travail, qui s’est poursuivie à travers des moyens informels, bien que ponctuée par des interventions répétées non seulement contre les forces du « tiers-monde », mais aussi contre le nationalisme économique.

L’ascension du néolibéralisme

Dans le dernier quart du 20e siècle, plusieurs États du Sud global ont été absorbés dans le circuit de la production capitaliste et de la finance, bien souvent dans le contexte de crises économiques. Ainsi, en l’an 2000, le pourcentage du PIB occupé par la production manufacturière était plus élevée dans les pays en développement (23 %) que dans les pays développés (18 %)[1]. Aussi, certains pays « sous-développés » tels que la Corée du Sud, dont l’industrialisation orientée vers l’exportation est devenue un exemple de succès, semblaient s’être émancipés de la dépendance. La part des produits manufacturés dans les exportations y est passée de 18 % en 1962 à 77 % en 1970 pour atteindre 90 % en 1980[2].

Cette transition de biens des pays en développement vers des économies d’exportation de biens manufacturés a non seulement impliqué une transformation de la division internationale du travail, mais aussi une reconfiguration des rapports sociaux au sein de chacun de ces pays, dans un contexte où leurs classes capitalistes sont devenues de plus en plus liées à l’accumulation internationale du capital. Du même coup, cette restructuration spatiale et sociale du capitalisme a produit une expansion massive du prolétariat.

Certes, ces changements n’ont pas marqué la fin des hiérarchies globales. De nombreuses activités stratégiques (recherche et développement, ingénierie et production à haute valeur ajoutée demandant des technologies de pointe) restent concentrées dans les pays capitalistes avancés. Encore à la fin du 20e siècle, les pays capitalistes avancés étaient toujours en contrôle de 90 % de tous les actifs financiers, de 85 % des investissements directs étrangers (alors qu’ils en recevaient les deux tiers), de 65 % du PIB mondial et de près de 70 % des exportations de biens manufacturés[3]. Par conséquent, la perpétuation d’une telle domination reflète en même temps le rôle actif de ces pays avancés et leur intérêt croissant dans le développement du capitalisme partout sur la planète.

Un espace légal, financier et politique « made in the USA »

En 1977, les États-Unis ont lancé un programme de traités bilatéraux d’investissements dont l’objectif principal était d’établir fermement au sein du droit international « le principe selon lequel les expropriations d’investissements étrangers sont illégales, à moins qu’elles ne soient accompagnées par une « compensation prompte, adéquate et effective ». L’objectif a connu un certain succès puisque les expropriations de capital étranger sont devenues pour l’essentiel chose du passé. Alors qu’elles avaient déjà décru de 83 en 1975 à 17 en 1979, elles sont tombées à 5 en 1980, 4 en 1981, 1 en 1982, 3 en 1983, une seule par année de 1984 à 1986, et aucune pour le reste de la décennie[4]. Ce programme a été conçu pour codifier les engagements des États à protéger les investissements, notamment par des procédures quasi juridiques et « dépolitisées » de règlement des différends. Il est devenu la base pour l’extension des traités bilatéraux sur les investissements (TBI) avec 10 pays déjà fortement liés aux États-Unis. Le programme des TBI a toutefois réellement pris son envol après que l’esprit de ce modèle ait été intégré au Traité de libre-échange entre le Canada et les États-Unis. Au milieu des années 1990, alors qu’entrait en vigueur l’ALÉNA (intégrant aux États-Unis et au Canada le Mexique), pas moins de 27 nouveaux TBI avaient été signés entre les États-Unis et d’autres pays (10 de plus ont été signés en 2005)[5]. Les garanties qu’ils fournissent contre les expropriations servent de lubrifiant pour le capitalisme mondialisé, tout comme les 700 modifications législatives favorables aux investissements étrangers effectuées par divers États entre 1990 et 1997.

Ces développements s’insérent dans un objectif beaucoup plus large d’intégration des univers politiques et légaux de chacun des États au sein d’un même processus international d’accumulation du capital. Cet objectif a trouvé son expression la plus claire dans le Rapport sur le développement dans le monde de 1997, rédigé par la Banque mondiale. Joe Stiglitz, qui était alors l’économiste en chef de la Banque, lançait un appel au dépassement du débat stérile opposant État et Marché. Ce rapport reconnaissait que l’expansion territoriale des marchés ne se trouvait pas facilitée par une mondialisation de la production et de la finance « désencastrant » les marchés de la société, mais au contraire, par la façon dont les lois de la valeur capitaliste étaient intégrées dans la règle de droit. Ainsi, la mondialisation est depuis le début intimement liée aux changements législatifs et administratifs qui permettent un approfondissement et une prolifération de la concurrence marchande, y compris les traités à large spectre et la coordination interétatique.

Avec le soutien des États-Unis et de l’Union européenne, la libéralisation des marchés de capitaux s’est poursuivie au début du 21e siècle, tant et si bien que 90 % des 2000 changements effectués par les États en matière de régulation des investissements étrangers dans les 10 années suivant la crise de 1997 leur étaient favorables. Ces mesures se sont montrées si efficaces que les investissements directs étrangers représentaient 32 % du PIB global en 2007 (contre 6,5 % en 1980)[6]. La financiarisation du Sud global a aussi facilité les flux de capitaux depuis ces pays, non seulement à partir des banques internationales y opérant, mais aussi directement des capitalistes locaux qui ouvraient leurs horizons.

De plus, la réorganisation de la production s’inscrit au sein de vastes efforts de coordination mondiale qui incluent un large spectre de sous-traitants, fournisseurs et distributeurs. Cette transformation est devenue plus claire avec l’intégration de la Chine au sein du capitalisme mondialisé. Ses produits manufacturés comptaient pour 90 % de ses exportations[7]. Aujourd’hui, le commerce international de la Chine (exportations et importations) représente 43 % de son PIB, une proportion bien en deçà de la moyenne des pays à faible et moyen revenu (il est passé en 2007 à 68 %)[8]. Le raz-de-marée d’investissements directs en Chine qui a suivi son entrée dans l’OMC est venu de multinationales qui avaient un intérêt à utiliser ce pays comme plate-forme pour les exportations.

Les États-Unis, toujours au sommet

L’intérêt américain dans le développement du capitalisme global se manifeste également dans l’importance du commerce international. Il représentait 30 % du PIB en 2007, alors que celui-ci était sous la barre des 10 % dans les années 1960. En gros, les entreprises américaines ont été en mesure de tirer profit de la mondialisation dont elles avaient aussi été les principales promotrices. La mesure de ce succès n’était toutefois pas dans la part de la production mondiale ayant cours directement aux États-Unis (qui a clairement chuté), mais plutôt dans la place stratégique occupée par le capital américain dans l’économie globale. Entre 60 et 75 % des dépenses en recherche et développement de l’OCDE étaient originaires des É.-U. pour les secteurs de pointe (comme l’aérospatiale et les instruments scientifiques). Bien que les pertes d’emplois dans le secteur manufacturier aient été très lourdes après 2001 (spécialement dans les secteurs de l’automobile, des appareils électriques, et dans le secteur agonisant du textile et des vêtements), les É.-U. produisent toujours plus de biens manufacturés que tous les pays des BRIC réunis (Brésil, Russie, Inde, Chine). Plutôt que de concevoir le déficit commercial américain comme une mesure de son déclin industriel, il est utile d’étudier les exportations séparément des importations. Le déficit commercial des É.-U. a cru durant les deux décennies menant à 2007. En même temps, le volume des exportations augmentait en moyenne de 6,6 %, une forte croissance tout juste derrière celle des plus importants pays exportateurs du monde : l’Allemagne et de la Chine. C’est donc la croissance des importations qui poussait le déficit commercial à la hausse.

En d’autres mots, le déficit commercial des États-Unis provient essentiellement de la consommation interne, qui a crû plus rapidement que dans les autres pays capitalistes avancés. Celle-ci était en partie entrainée par la croissance fulgurante des revenus des segments les plus riches de la population américaine et par leur consommation ostentatoire. Ce phénomène a trouvé appui dans les flux de capitaux vers les États-Unis qui se sont poursuivis malgré le déficit commercial. L’intégration à échelle globale du circuit industriel des multinationales américaines a sans doute contribué au déplacement des emplois aux États-Unis du secteur manufacturier vers ceux des services aux consommateurs et aux entreprises.

Une crise américaine, mais un problème mondial

La crise qui a commencé en 2007 doit être interprétée à la lumière de ce contexte. Il s’agit d’une crise « made in USA » avec des ramifications globales. Ce n’était toutefois pas le résultat d’une baisse des profits des entreprises manufacturières ou d’un trop grand déficit commercial. En 2006, l’économie des É.-U. achevait trois années de croissance réelle, dépassant les 3 %, incluant une hausse des exportations de plus de 8 % et une baisse du chômage de 6 à 4,6 %. La croissance de la productivité annuelle avait continué d’augmenter pendant les 6 premières années du nouveau. Les profits des corporations ont atteint des sommets, et celles-ci affichaient de solides bilans. Ainsi, la crise a pris naissance dans le secteur en apparence banal du crédit hypothécaire, là où la finance sert d’intermédiaire pour que la classe des travailleurs et travailleuses puisse avoir accès au logement. Elle a ensuite incendié rapidement la flamboyante plaine des prêts interbancaires et du marché des papiers commerciaux. La finance américaine est devenue si importante pour le fonctionnement du capitalisme mondialisé du 21e siècle que la crise qui l’a affectée a profondément pénétré l’économie internationale.

RestreintEs à ce que leur travail leur permettait de gagner, les travailleurs et travailleuses américainEs ont été attiréEs vers la spéculation sur leurs actifs, non seulement de leur caisse de retraite, mais aussi sur le principal actif qu’ils pouvaient (ou rêvaient) de se payer : une maison. Avec la stagnation des salaires et l’augmentation des écarts de revenus, de plus en plus de propriétaires issus des classes populaires ont maintenu leur niveau de consommation en réhypothéquant leur maison dont la valeur augmentait au rythme de la bulle spéculative. Les grandes entreprises financières sont cependant loin d’être innocentes puisqu’elles ont consenti des prêts pour des achats immobiliers qui avaient auparavant été rejetés par les banques. L’interpénétration des marchés financiers américains et étrangers a été particulièrement importante jusqu’à la crise financière de 2007. La crise a soulevé la crainte que les préoccupations internes des États-Unis conduisent à ce que le gouvernement américain néglige les intérêts des bourgeoisies étrangères.

Dans le monde de l’austérité

La sévérité et l’ampleur de la crise actuelle démontrent une fois de plus jusqu’à quel point les États sont immergés dans l’irrationalité du capitalisme. Alors que les États lançaient des programmes de relance économique en 2009, ils se sont tout de même sentis obligés de procéder à des mises à pied dans le secteur public ou à des réductions de salaire, et ont exigé des entreprises sauvées par l’État qu’elles fassent de même. Alors qu’ils condamnaient le commerce des dérivés pour son rôle dans la crise, ces mêmes États promouvaient une bourse du carbone pour y échanger des titres dérivés afin de faire d’une pierre deux coups : soit de s’attaquer au problème environnemental et à la crise économique au moyen d’un « capitalisme vert ». En face de contradictions si flagrantes, on pourrait argumenter, contre l’utilisation des institutions de l’État pour renforcer le marché, sur la nécessité de rompre avec la logique du marché capitaliste pour maintenir les emplois et les communautés qui en dépendent tout en convertissant la production et la distribution afin d’assurer une plus grande durabilité écologique. En premier lieu, la finance devrait être convertie en service public afin d’en redéfinir les objectifs et le fonctionnement au sein d’un système de planification économique démocratique. Cette transformation exige à elle seule de profondes modifications de l’État et de la structure de classes. Ce processus aura besoin de l’appui de nouvelles solidarités internationales, en lien avec les nouvelles luttes de classes qui émergent de cette crise : vagues de grèves de travailleurs et travailleuses en Chine, croissance d’un nouveau syndicalisme militant en Inde, grèves de mineurs en Afrique du Sud et des professeurs à Chicago, etc. Le plus grand défi réside sans doute dans la construction de nouveaux partis politiques socialistes sur tous les continents, orientés vers une transformation radicale et démocratique de l’État, bref une transformation qui n’est pas possible sous le capitalisme.


[1] Richard Kozul-Wright et Paul Rayment, “Globalization Reloaded,” UNCTAD Discussion Paper No. 167, janvier 2004, Table 3, p. 32; US Bureau of Labor Statistics, “International Labor Comparisons,” disponible au < bls.gov >; Erin Lett et Judith Bannister, “China’s Manufacturing Employment and Compensation Costs: 2002–2006,” Monthly Labour Review, avril 2009.

[2] World Bank, < databank.worldbank.org/ddp/home.do >; WTO, International Trade Statistics, < wto.org/english/res_e/statis_e/tradebysector_e.htm >, Table IV.30.

[3] UNCTADSTAT. ‘Ineard and Outward Foreign Investment Flows, Annual 1970-2000’, disponible en ligne : < unctadstat.unctad. org >.

[4] Voir Michael S. Minor, “ The Demise of Expropriation as an Instrument of LDC Policy, 1980 – 1992,” Journal of International Business Studies, vol. 25, no. 1, 1994, Table 1, p. 180.

[5] Voir Kenneth Vandervelde, US International Investment Agreements, Oxford, OUP, 2009.

[6] UNCTADSTAT, “Inward and Outward Foreign Direct Investment,” et World Bank, World Development Indicators.

[7] Voir Martin Hart-Landsberg, ‘The US Economy and China : capitalism, Class and Crisis’, Monthly Review, février 2010, p.14-16.

[8] Les données sont tirées de l’OMC : International Trade Statistics 2011, Appendix tables A1 and A14 et de la banque mondiale, World Development Indicators.

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