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Les grands défis de la gauche socialiste américaine  

Donald Cuccioletta et Roger Rashi, Nouveaux Cahiers du socialisme, no. 24, automne 2020
Depuis 2016, les États-Unis sont devenus une poudrière sous la présidence toxique de Donald Trump. Sa gestion de la pandémie de la COVID-19 est un désastre. Des millions de travailleuses et de travailleurs, particulièrement parmi les communautés racisées, sont abandonnés à leur sort, laissés sans soins adéquats. La violente crise économique déclenchée par la pandémie a déjà créé des millions de chômeuses et chômeurs et des millions d’autres personnes sont au bord du gouffre. Quant au programme d’aide économique, il profite surtout aux grandes entreprises et aux multimilliardaires pendant que les plus pauvres sont acculés à recourir aux banques alimentaires pour survivre. C’est dans ce décor d’apocalypse qu’a éclaté à l’été 2020 un puissant mouvement de rébellion à la suite de l’assassinat par la police de Minneapolis d’un Afro-Américain, George Floyd, arrêté pour une raison futile et brutalisé alors qu’il était menotté et couché à terre. Ces manifestations contre la brutalité policière et le racisme expriment un ras-le-bol généralisé envers l’occupant de la Maison-Blanche et se succèdent dans une cinquantaine de villes et plus de vingt États. Fidèle à sa stratégie ultradroitière, Trump attise les tensions par une série de remarques racistes et appelle les forces policières à durcir la répression. La tension dans les grandes villes américaines est à couper au couteau. Il faut remonter aux années 1970 pour trouver un tel enchainement de crises et de tensions sociales chez nos voisins du Sud.
L’héritage de la campagne Sanders
C’est dans cette conjoncture agitée que le sénateur de gauche Bernie Sanders s’est retiré de la course à l’investiture du Parti démocrate. Sa campagne a galvanisé des millions de personnes et mobilisé des milliers de militantes et militants, surtout des jeunes, mais aussi des syndicalistes, des travailleuses et travailleurs communautaires, des membres des communautés hispaniques et afro-américaines, des progressistes et écologistes de toutes les régions du pays. Cette immense énergie militante lui a procuré en début de campagne un avantage sur ses opposantes et opposants qui divisaient entre eux le vote des modéré·e·s. Sanders a ainsi remporté les premières primaires démocrates et s’est hissé à la première place jusqu’au moment fatidique de la primaire de Caroline du Sud. La direction du Parti démocrate a alors abattu ses cartes et s’est ralliée à l’ancien vice-président Biden pour en faire le porte-étendard des modéré·e·s et bloquer Sanders qu’elle craignait comme la peste. À partir de ce moment-là, Biden a raflé la grande majorité des primaires et la campagne de Sanders s’est affaissée.
Dans le discours annonçant son retrait de la course, Sanders a souligné que, malgré sa défaite, le mouvement qu’il avait impulsé avait gagné la guerre idéologique et imposé comme incontournables ses revendications phares : l’assurance médicale pour toutes et tous, le salaire minimum à 15 dollars, la gratuité scolaire et le Green New Deal. Il a ajouté que même si la campagne à l’investiture s’arrêtait, le mouvement de lutte pour la justice sociale, économique, environnementale et raciale devait continuer. Ce qui compte par-dessus tout, c’est le mouvement collectif de lutte contre le capitalisme.
Dans la lancée des campagnes de Sanders a émergé aux États-Unis un nouveau mouvement socialiste qui suscite un engouement particulier chez les plus jeunes. Aux élections de mi-mandat en 2018, trois jeunes femmes ouvertement socialistes démocrates ont été élues à la Chambre des représentants à Washington. Alexandria Ocasio-Cortez de New York, Rachida Tlaib de Détroit et Ilhan Omar du Minnesota ont clairement suivi l’exemple de Bernie Sanders qu’elles avaient officiellement appuyé au mois d’octobre 2019. Les deux premières sont membres de l’organisation Democratic Socialists of America (DSA) qui a connu une croissance fulgurante après s’être engagée dans la première campagne du sénateur du Vermont.
N’ayant que 5 000 membres en 2015, DSA a connu une prodigieuse croissance et frise aujourd’hui les 60 000 adhérentes et adhérents. Outre les trois représentantes mentionnées plus haut, DSA compte une bonne vingtaine de représentants élus au niveau tant des États (New York et Virginie) que des municipalités (Chicago, Pittsburgh, San Francisco, Denver). Comme le démontre une série d’articles et de commentaires dans les médias américains les plus prestigieux (CNN, New York Times, Washington Post, etc.), l’attrait du socialisme auprès des jeunes générations est en forte croissance. La revue à grand tirage Newsweek y allait même d’une manchette sensationnelle l’année dernière : « La popularité du socialisme atteint un sommet aux É.-U., 43 % disent maintenant qu’il serait bon pour le pays[1] ».
Quelle stratégie après Sanders ?
Le bilan de la campagne de Sanders est déjà commencé. Pourquoi avons-nous perdu ? Avons-nous été trop indulgents envers Biden et la direction du Parti démocrate ? Fallait-il faire plus d’alliances au sein du Parti démocrate et mettre en sourdine les envolées sur le socialisme démocratique ? Est-ce que les dés étaient pipés d’avance par la direction du Parti démocrate solidement acquise à la défense du capitalisme ? Ce sont certes des questions importantes, mais il ne faut pas oublier l’essentiel. Une nouvelle énergie s’empare de la classe ouvrière et des mouvements sociaux progressistes. Il s’agit maintenant de consolider les acquis des deux campagnes de Sanders et de développer une stratégie pour aller de l’avant.
C’est à cette tâche que s’attèle un nouveau livre[2] au sous-titre suggestif : Plus grand que Bernie. Comment aller de la campagne Sanders au socialisme démocratique. Les auteurs Meagan Day et Micah Uetricht, respectivement rédactrice et rédacteur en chef adjoint de la revue Jacobin, se disent sans ambages membres de DSA et reconnaissent avoir joué un rôle actif dans la campagne de Sanders.
La proposition stratégique de Day et d’Uetricht se déploie sur deux fronts. D’une part, lancer des campagnes électorales aux niveaux national, régional et local, présenter des candidates et des candidats ouvertement socialistes et un programme de lutte pour unifier les couches populaires contre les oppresseurs capitalistes. D’autre part, promouvoir la construction d’un mouvement de masse des travailleuses et travailleurs hors des appareils d’État, c’est-à-dire sur les lieux de travail, dans les quartiers et au sein des communautés.
Selon cette approche, les campagnes électorales ne constituent pas une fin en soi, elles ne s’arrêtent pas une fois la candidate ou le candidat élu, mais elles se prolongent dans des campagnes de masse pour appuyer des grèves, des mouvements de locataires ou des mobilisations contre le racisme et la discrimination. De la même façon, les campagnes de masse se répercutent sur les campagnes électorales et leur apportent une énergie militante. Ces deux fronts se renforcent mutuellement et contribuent à terme à créer une classe ouvrière consciente et organisée, des mouvements sociaux démocratiques et bien enracinés dans leur milieu. Avec un sens inégalé de la formule, les militantes et militants américains nomment ces deux fronts : Class struggle electoral politics (politique électorale de lutte de classe) et rank-and-file strategy (stratégie de lutte à la base). Pour bien mener ces deux fronts, Day et Uetricht insistent sur l’importance d’avoir une organisation socialiste démocratique et multitendance qui peut offrir une formation politique à ses membres et un cadre de travail collectif à ses candidates et candidats. Mais ils admettent avec modestie que DSA ne s’est pas encore dotée d’une ligne politique uniforme à travers le pays et que l’organisation peine à trouver les mécanismes pour encadrer les nouvelles et nouveaux élus. « Mais, nous disent-ils, nous faisons des progrès en ce sens[3]».
La partie la plus controversée de la stratégie exposée dans ce livre est celle que nos deux auteurs nomment « the dirty break strategy », la stratégie de rupture « sale » envers le Parti démocrate. « Sale » et non « nette et claire ». La raison en est que le système électoral des États-Unis est profondément antidémocratique. Les primaires sont des élections où l’on désigne les candidats à la présidence, mais, en fait, ce sont les deux grands partis, républicain et démocrate, qui contrôlent l’ensemble du processus. Pour participer aux primaires, il faut adhérer à l’un ou l’autre des deux grands partis. Les tiers partis doivent suivre un autre processus : déposer une demande officielle auprès de chacun des cinquante États pour apparaître sur le bulletin de vote et recueillir un nombre minimum de signatures pour se qualifier. Les obstacles structurels sont si puissants que les tiers partis se trouvent bloqués à la case de départ. C’est pourquoi que Sanders s’est présenté aux primaires démocrates et que plusieurs des candidats de DSA ont fait de même aux niveaux fédéral, des États et de certaines villes. Sachant très bien que cette tactique n’est que temporaire et que tôt ou tard les socialistes devront se présenter sous leur propre bannière, Day et Uetrecht plaident pour un processus plus long qui les amènerait à rompre le plus tard possible avec le Parti démocrate, une fois que les socialistes auront accumulé davantage de forces et d’élu·e·s. Cela explique le choix du terme de rupture sale et tardive plutôt que nette et rapide. S’il est vrai que cette tactique semble payante pour le moment, rien ne garantit qu’elle puisse perdurer : la direction démocrate verra très bien venir le danger. Pour se protéger, DSA maintient son intégrité organisationnelle et présente là où cela est possible, surtout au niveau local, des candidates et candidats sous sa propre bannière. Mais surtout, DSA cherche à préparer ses cadres et ses membres à l’éventualité de la rupture.
Le livre se termine sur une discussion fort intéressante de « la voie démocratique au socialisme », question sur laquelle nous reviendrons de façon plus critique dans un article ultérieur car elle dépasse le cadre de ce texte.
L’importance des luttes locales
Depuis un an, le conseil municipal de Chicago est contrôlé par une coalition de socialistes et de progressistes, soit 35 conseillers et conseillères sur 50 sièges. Six sont membres de DSA. S’il y a 150 villes refuges[4] aux États-Unis, c’est parce que les socialistes et les progressistes ont mené les luttes en ce sens avec les ouvriers et ouvrières dans les différents quartiers de ces villes.
Les postes de conseiller municipal, de procureur ou d’aide-procureur dans les États, de représentant dans les assemblées législatives, les sénats d’État et les conseils de comté, sont ceux que privilégient les militantes et militants socialistes et progressistes. Il faut comprendre que la politique est surtout locale aux États-Unis. Les villes, grandes ou petites, les conseils de comté et les structures de gouvernance des États, ainsi que les postes qui touchent les questions de droit sont les plus proches de l’électorat américain. Ils constituent la base (grassroots) du système politique des États-Unis et traitent des préoccupations quotidiennes de la population.
Comme illustration de la méthode de travail et de la stratégie des socialistes américains, on retrouvera dans ce numéro des NCS deux textes produits par des militants pleinement engagés dans le mouvement. Kristian Hernandez est une militante latina de Dallas, au Texas. Elle est membre du comité national politique de DSA et a organisé la campagne de Sanders dans sa ville natale. Elle nous explique comment s’est déroulée la campagne dans la communauté hispanique et ce qu’il faut faire pour rendre les campagnes politiques encore plus efficaces à l’avenir.
Le deuxième texte rapporte une entrevue faite à la fin du mois de mai 2020 avec Bill Flecther Jr, militant de longue date du mouvement ouvrier et de la communauté afro-américaine. Écrivain socialiste vivant dans le Maryland, il a étudié les expériences locales d’administration tentées par des maires afro-américains progressistes. Il nous livre ses réflexions à l’aide de concepts tirés des oeuvres de penseurs marxistes tels Antonio Gramsci et Nicos Poulantzas. Flecther nous parle d’un sujet brûlant : la façon dont les socialistes doivent-ils gouverner ?
NOTES
[1] Ewan Palmer, « Popularity of socialism spiking in U.S., with 43 percent now saying it would be good for the country », Newsweek, 21 mai 2019, <www.newsweek.com/socialism-america-gallup-poll-1431266>.
[2] Micah Uetricht et Meagan Day, Bigger Than Bernie. How We Go from the Sanders Campaign to Democratic Socialism, New York, Verso, 2020.
[3] Ibid., p. 127.
[4] Villes offrant des services municipaux aux immigrantes et immigrants sans papiers sans qu’ils aient à craindre une expulsion. (NdR)

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