D’ici quelques jours ou quelques semaines, le régime du colonel Kadhafi passera à l’histoire. Les armées impérialistes du Canada, des États-Unis, d’Angleterre, d’Italie appuyée par les pétromonarchies du Golfe devront aller «jusqu’au bout», maintenant qu’elles sont engagées sur le terrain. Immédiatement, elles vont «sécuriser» des périmètres, selon l’expression consacrée. Des forces «spéciales» déjà présentes sur le terrain vont transformer les forces militaires des rebelles en «armée» et elles pourront reprendre l’offensive. Kadhafi, ses fils et son cercle rapproché vont s’accrocher, transformer la guerre en autant de massacres qu’ils le pourront. La Libye «libérée» sera un champ de ruines, et un nouveau «gouvernement» sera mis en place, sous l’étroit contrôle des «conseillers» impérialistes et de leurs relais locaux, souvent puisés dans la (nombreuse) diaspora libyenne dispersée entre Washington, Londres et ailleurs. On a déjà vu ce «film» : cela s’appelait l’Irak.
Le rapport inégal des forces
Les impérialistes cependant ont appris et ils ne feront pas exactement la même chose. Ils miseront davantage sur leurs supplétifs locaux et aussi sur leurs subalternes arabes. À moins que ces derniers ne soient pas capables de massacrer «efficacement» leurs propres peuples, comme ils le font à Bahreïn et en Arabie saoudite. De toute façon, le défi est moins important qu’en Irak. Contrairement à ce pays, la Libye n’aura pas une masse d’insurgés «islamiques» : au contraire, ceux-ci sont du côté des insurgés, donc dans une alliance objective avec l’impérialisme. L’armée libyenne n’est pas l’armée irakienne, elle a été décimée par Kadhafi lui-même : il n’y aura pas (ou très peu) d’officiers et de soldats libyens pour appuyer la résistance. Les forces traditionnelles (ou tribales), que Kadhafi avait tenté de soudoyer depuis quelques années, seront assez facilement «rachetées» par les impérialistes. Enfin, la géographie et la démographie seront autant de facteurs empêchant une résistance de longue durée (la population est concentrée dans quelques villes côtières).
Les impérialistes états-uniens
Du côté des impérialistes, les hésitations du début ont déjà été mises de côté, mais on peut penser que les «réticences» exprimées ici et là seront également reléguées. Ces «réticences» cependant sont importantes à comprendre. Aux États-Unis, il y a un fragile «consensus» au sein de l’administration Obama. Les «interventionnistes» qu’on identifie à la secrétaire d’État Hillary Clinton rêvent de revenir à l’impérialisme «humanitaire» qui a été la marque de commerce de l’impérialisme US dans les années 1990 (avant l’arrivée au pouvoir de George W. Bush). Obama lui-même avait espéré, au moins au début de son règne, infléchir ces politiques, les cibler davantage (sur l’Afghanistan notamment). Le débat se complique avec d’autres facteurs cependant. D’abord, les forces militaires états-uniennes sont méfiantes, constatant les échecs subis ces dernières années. Les généraux estiment que les «politiques» leur ont confié des «missions impossibles», qui étaient mal fondées, mal gérées et qui ont éparpillé les capacités de l’armée états-unienne. Ils sont donc réticents devant ce qu’ils considèrent comme une nouvelle «aventure», mais ils ont du céder encore une fois, en partie parce que les impérialistes européens leur ont promis de porter le poids principal des combats.
L’Europe et l’OTAN
Du côté européen, les gouvernements de droite ont bien vu l’«occasion» de retourner la crise libyenne (et arabe) à leur avantage. C’est d’autant plus facile qu’ils ont l’appui explicite ou implicite d’une grande partie des partis social-libéraux (l’ancienne social-démocratie) et même des Verts, qui s’étaient déjà commis avec l’impérialisme «humanitaire» en Yougoslavie et en Afghanistan. Par ailleurs pour les dirigeants européens, c’est aussi un moyen de reprendre le débat sur l’OTAN où ils essaient d’affirmer leur «leadership», et donc de forcer Washington à relâcher leur totale mainmise sur cette coalition impérialiste. Les arguments européens sont en partie basés sur l’échec de l’OTAN en Afghanistan, et également sur le fait qu’ils sont mieux placés que les États-Unis pour imposer une «réingénierie» de la Libye et pourquoi pas, d’autres pays d’Afrique du Nord et du Moyen-Orient. Plusieurs obstacles se dressent contre ce projet cependant, dont la réticence de la Turquie, dont le gouvernement cherche également à devenir l’hégémon régional.
Les subalternes
L’autre avantage que comptent en tirer les impérialismes avec cette guerre contre le Libye est le renforcement des régimes réactionnaires dans la région. On pense évidemment à l’Arabie saoudite dont les dictateurs sont prêts à tout, avec la complicité totale des impérialismes, pour bloquer les luttes démocratiques. À Bahreïn, ce «maillon faible» du dispositif impérialiste dans le Golfe, l’écrasement du mouvement démocratique est en cours, à fois pour empêcher le renversement de l’oligarchie locale, à la fois pour indiquer aux autres peuples du Golfe ce qui les attend s’ils se révoltent. Au-delà des pétromonarchies, les forces réactionnaires de toute la région sont réjouies des évènements libyens. Immédiatement, cela réduit la pression d’accepter des «réformes» mêmes cosmétiques venant de certains pays occidentaux. Également, la situation terrible qui sévit en Libye freine les élans démocratiques. On constate donc qu’au total, malgré des réticences et des craintes, les régimes et les forces subalternes de la région se rangent aisément devant l’offensive impérialiste.
Le dilemme des forces démocratiques
En Libye, les forces amalgamées dans la rébellion sont instrumentalisées par l’impérialisme, ce qui est inévitable compte tenu de leurs faiblesses et de leurs divisions. Pour les mouvements progressistes de la région, c’est un dilemme : on ne peut sérieusement appuyer le régime Kadhafi ; on ne peut endosser l’intervention impérialiste d’autre part. C’est une impasse donc, qui a des effets paralysants. Le danger est grand que l’impetus de la lutte démocratique en soit affecté. D’autant plus que, en Égypte et en Tunisie notamment, les élites locales et les impérialismes s’efforcent de «relooker» les dictatures en sauvant l’«essentiel», c’est-à-dire la subordination au système de domination et la transformation des dictatures en «démocratures». D’autre part, on dénote des fractures importantes au sein de l’opposition. Par exemple en Égypte, les Frères musulmans (le groupe d’opposition le plus fort) semble aller dans le sens d’une cooptation au sein du pouvoir. Cependant, ces forces démocratiques n’ont pas dit leur dernier mot. Elles ont encore des réservoirs de résistance importants qui d’ailleurs étaient plutôt insoupçonnés jusqu’aux grandes manifestations de février. Pourront-elles relancer la lutte ?