Pierre Beaudet
Il est probable que l’élection fédérale de demain ne va rien changer rien au cafouillage actuel de l’État. Minoritaire ou même majoritaire d’un côté comme de l’autre, aucune proposition raisonnable n’est sur la table pour confronter les grands défis actuels.
Sur le plan économique, la domination sans partage de l’axe Toronto (plaque tournante de la financiarisation) – Calgary (centre névralgique du complexe minier-pétrolier) persiste à travers la fausse alternance entre Conservateurs et Libéraux. Des divergences tactiques entre et au sein des deux grands partis indiquent cependant les fractures fondamentales de ce « modèle » frappé de plein fouet par la crise climatique et les résistances populaires. La redistribution des miettes de ce pactole traduite par les « généreux » programmes d’aide durant la pandémie est un leurre qu’on renvoie aux prochaines générations qui devront rembourser une dette créée de toutes pièces par la gestion néolibérale.
Sur le plan politique, des gouvernements minoritaires dans notre système antidémocratique sont révélatrices. La déconnexion entre l’électorat et les partis dominants est flagrante. Au sein des partis, c’est une bataille perpétuelle centrée sur des « chefs » qui le sont de moins en moins. On oublie de remettre en question les causes qui sont à la source de la pandémie, du chômage et des discriminations systémiques, et de la crise pandémique et qui structurent le capitalisme canadien réellement existant. Du côté libéral, les rêves centralisateurs héritées de Trudeau (papa) ne tiennent plus la route, et pas seulement au Québec. Du côté conservateur, la mise en place d’un programme de droite semblable à celui qui sévit aux États-Unis n’est pas attirante non plus, si ce n’est que pour se présenter comme un contre-poids à la machine de l’État solidement en main par une caste bien ancrée sur le Parti libéral.
Si à l’échelle canadienne, la gouvernance s’émiette, c’est aussi en lien avec la marginalisation du Canada au sein du capitalisme mondial. Pendant longtemps, l’allié-subalterne canadien a été « utile » aux États-Unis dans la construction de leur empire. On faisait semblant de proposer une « troisième voie » qui était en fait la version « humaine » du néolibéralisme militarisé du voisin du sud. Aujourd’hui, les masques sont jetés avec l’alignement quasi inconditionnel d’Ottawa sur les guerres « sans fin », la construction d’une nouvelle guerre froide (contre la Chine) et les politiques de prédation contre les peuples et leurs ressources dans le reste du monde. Et pourtant, des imbéciles de service venant des médias ou de l’université ont été surpris de voir la grande majorité des États membres de l’ONU voter contre la candidature canadienne au Conseil de sécurité.
Bref, cet État imaginé par l’empire britannique à l’époque où il était encore dominant est en pente descendante. Le processus serait accéléré s’il y avait une opposition, Mais depuis toujours, une social-démocratie appauvrie sous la forme du NPD se contente de peu, comme si on pouvait rafistoler un navire qui coule. Le NPD s’est toujours aligné sur les positions traditionnelles des deux partis sur la défense de leur cher Canada, contre les revendications québécoises et contre les aspirations des peuples autochtones. Pire encore, le NPD avait les deux pieds bien dans la boue et le sang des guerres impérialistes, soi-disant pour défendre le « monde libre ». À droite du Labour Party (anglais) sur les questions sociales et économiques, avec les partisans des guerres impérialistes comme le PS français, il est resté fidèle à des engagements réactionnaires. De temps en temps, des voix dissidentes se sont exprimées des méandres du parti, mais au-delà de ses aspirations démocratiques, l’aile progressiste du NPD est restée en marge,
Certes, ce paysage désolant n’est pas né avec Justin Trudeau, Erin O’Toole et Jagmeet Singh. À la racine, l’État canadien a construit un misérable assemblage anti-démocratique, monarchiste, pro-colonial et pro-impérialiste, mené par des voyous et des voleurs comme John A. MacDonald et ses larbins au Québec. Ceux-ci, faut-il le rappeler, ont réussi avec l’appui de la hiérarchie catholique à l’écrasement du grand mouvement républicain de 1837-38 et par la suite, à la marginalisation des mouvements sociaux qui ont courageusement combattu pendant la « grande noirceur » jusque dans les années 1960.
Aujourd’hui, cet héritage est lourdement contesté. Il le sera davantage lorsqu’apparaîtront les tempêtes à venir dans l’évolution de politiques austéritaires, l’incapacité chronique devant une crise qu’on dit « climatique » mais qui en réalité est une crise systémique et les coûts astronomiques que vont nous imposer les États-Unis dans leurs aventures impériales à venir.
Mais pour confronter l’État, il faudra évidemment plus que des résistances fragmentées. Il faudra un projet contre-hégémonique et une restructuration politique en profondeur pour que les mouvements sociaux et progressistes soient être autre chose qu’une gauche « de service ».
Ce projet, il existe, de manière embryonnaire, avec Québec Solidaire. L’intensité des révoltes autochtones et leur réveil impressionnant au niveau culturel pourraient également déboucher sur quelque chose. Les multitudes émanant des nouvelles générations convaincues qu’on est sur le Titanic joueront un grand rôle dans la réorganisation des résistances. Quelque chose se passe, encore balbutiant, éparpillé, mais porteur.
Si elles se coalisaient, ces résistances pourraient, à terme, menacer l’État prédateur. Cet État, il faudrait alors le déconstruire et entreprendre le long périple pour imaginer et éventuellement imposer un autre Canada, un autre Québec et sans doute aussi un autre monde.
Tout cela, il n’en sera pas question demain ! Mais attention, la patience est l’arme secrète des peuples. Dans l’histoire, la nôtre comme celles des autres, l’impensable devient parfois pensable.